La vie d’une prostituée chinoise à Paris

« On a de tout : des travailleurs, des retraités, des hommes bien habillés, me dit Hua, 50 ans. D’autres qui puent, qui sont très laids. Toutes origines et catégories sociales confondues – mais très peu de Chinois. »

Elles sont environ 300 clandestines chinoises à quadriller l’emblématique quartier de Belleville, dans l’Est parisien. Discrètes malgré leurs doudounes aux couleurs flashy, ces prostituées chinoises font partie intégrante de la faune parisienne populaire à la croisée des 10e, 11e, 19e et 20e arrondissements. On les surnomme les marcheuses de Belleville. Sur le boulevard en sortant du métro, elles arpentent pudiquement les trottoirs à la recherche de clients pour survivre et envoyer de l’argent à leurs familles restées en Chine. Hua arpente les rues de Belleville depuis déjà deux ans.

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« En arrivant en France, je ne savais pas que j’allais me prostituer », me confie-t-elle d’emblée. Attablée à La Vielleuse, un bistrot à la sortie du métro, elle n’a pas retiré son élégant long manteau noir. « C’est un Max Mara », s’amuse Ting, interprète chinois et bénévole au sein de l’association Les Roses d’Acier, montée en 2014 par quelques marcheuses pour faire entendre leurs droits. De fait, aucune prostituée ne parle français. Ou seulement les expressions d’usage : « Bonjour, au revoir, merci, de rien, 50 euros ou 100 euros », prix moyen de la passe, suivant les filles et les services. Aiying, la présidente de l’association, est en retard. « Elle doit être en train de bosser », précise Ting. Elle tenait absolument à participer à l’interview mais comme les clients se font rares, les filles n’ont plus le choix de laisser passer une occasion de gagner de l’argent.

De son côté, Hua rencontre en moyenne quatre à cinq clients par jour. Elle fait partie de celles qui travaillent le plus : elle est belle et ne fait pas son âge. Certaines femmes peuvent passer plus d’une semaine sans travailler. Le contexte politico-social actuel, avec ses répressions policières quotidiennes ou la proposition de loi sur la pénalisation du client – ballottée depuis deux ans entre le Sénat et l’Assemblée – a considérablement dégradé leur quotidien. De même que leurs revenus, toujours plus faibles.

Hua vient d’une province reculée du nord de la Chine, comme la plupart des marcheuses. Sans métier fixe, tour à tour femme de ménage ou employée dans une entreprise d’État, elle est arrivée en France il y a deux ans. Sa demande de papiers rejetée, elle a aussitôt exercé le plus vieux métier du monde.« Si j’avais des papiers, je ferais autre chose », argue-t-elle. Elle vit dans le quartier avec cinq autres clandestines chinoises dans un appartement réorganisé en dortoir. Un studio de 4 mètres sur 5 rempli de lits superposés, avec une douche rudimentaire et une kitchenette. Dedans, elles sont baby-sitters, femmes de ménage ou travailleuses du sexe. C’est de loin le métier le plus rentable.

Hua, prostituée de Belleville, devant son café.

Compte tenu du peu d’intimité que laisse le dortoir, Hua reçoit ses clients ailleurs que chez elle. C’est un appartement qu’elle loue là aussi à plusieurs, au prix fort. Le proxénétisme étant illégal, son proprio qui connaît son activité professionnelle, sait qu’il encourt des risques judiciaires et abuse de la situation en conséquence. Les voisins aussi en profitent pour exercer sur elles chantage et racket. « Ils me disent : “Tu me passes 20 balles chaque fois que tu passes devant ma porte, sinon j’appelle les flics” », me raconte tranquillement Hua devant son café-crème. Pendant qu’elle nous parle, elle tend une enveloppe marquée du sigle Pôle Emploi à Ting. « C’est à son copain, me dit-il. C’est un Européen non francophone, migrant lui aussi. Je l’aide à traduire son courrier. » Arrivé en France depuis moins d’un an, le copain de Hua a travaillé sur des chantiers quelque temps ; il est aujourd’hui au chômage. Mais elle ne veut pas trop s’étaler sur le sujet. « Tout impose la discrétion », justifie Ting.

« La police a deux ennemis n° 1 : les terroristes et les putes », me dit Hua.

Hua n’a pas vraiment d’emploi du temps. Le planning de ses journées s’organise au jour le jour selon, d’après elle, « la météo et ses règles ». La fin de journée, lorsque les hommes sortent du travail, et la nuit, restent néanmoins les plages horaires les plus lucratives. « Puis c’est plus discret ; ça permet d’éviter les contrôles d’identité intempestifs. » Ces derniers sont de plus en plus nombreux depuis que François Dagnaud, actuel maire du 19e, a affiché sa volonté d’éradiquer la prostitution, qui selon lui, « gêne les habitants du quartier ».

« Des abus de la part des policiers ont lieu quotidiennement. La répression est de plus en plus violente », déplore Aiying, qui vient d’arriver, lunettes sur le nez et téléphone à la main. « La police a appris à dire pute en chinois pour mieux nous insulter. Ils auraient aussi bien pu apprendre à dire bonjour », dit-elle en souriant.

En termes de répression, la dernière pratique consiste à déchirer les papiers d’identité des marcheuses, puis de les contrôler à nouveau deux secondes plus tard. Comme Hua, Aiying est en France depuis deux ans. « La situation n’a fait qu’empirer », déclare-t-elle, maussade. Elle me dit que les prostituées ont affaire à de plus en plus de clients déglingués qui les tabassent pour ne pas payer. « De toute façon, ils savent que nous ne porterons pas plainte car nous risquerions de perdre nos logements. »

« La police a deux ennemis n° 1 : les terroristes et les putes », ironise Hua.

Photo via Flickr

Aiying ne lâche pas son portable. Grande, autoritaire et sereine, elle représente la figure de l’institutrice que les gamins aiment à respecter. Elle ne veut aborder ni son passé, ni sa vie privée. Elle est là pour protéger sa consœur et parler des Roses d’Acier et de leurs revendications, à savoir : obtenir des conditions de travail propres et sûres et la non-pénalisation du client, « projet de loi contre lequel nous sommes TOUTES farouchement opposées. Nos conditions de vie seraient encore plus difficiles. »

Quand on leur demande si elles aimeraient retourner en Chine, elles font mine de se tirer une balle. « Je gagne dix fois mieux ma vie ici, répond Hua. Malgré les épreuves, on a pu monter une association et on peut s’exprimer. Chose impossible aujourd’hui en Chine. »

Parmi les marcheuses, de plus en plus de femmes sont pourtant obligées de rentrer au pays. Certaines se font expulser. D’autres ne gagnent pas assez bien leur vie et ont juste de quoi se payer un billet retour. « Moi, je ne rentre pas à cause des nombreuses dettes qui m’attendent. D’autres ne veulent pas retrouver leur mari alcoolique et violent. Chaque histoire est différente. Tout ce que je sais, c’est qu’on préfère mourir ici plutôt que de retourner vivre là-bas. »

La majorité des marcheuses que l’on croise dans le quartier ont entre quarante et cinquante ans et espèrent faire venir leurs enfants en France. « Les plus jeunes travaillent sur Internet : elles maîtrisent l’outil et parlent pas trop mal anglais », explique Hua, qui semble impatiente de profiter de sa journée. Aujourd’hui elle s’octroie un day-off. Elle s’apprête à faire un peu de shopping et a envie de jouer à Angry Birds ; il s’agit de ses passe-temps préférés, avec la cuisine, qu’elle aime chinoise exclusivement. « Difficile pour une femme de mon âge de changer son régime alimentaire », précise-t-elle.

Elle accepte de se faire prendre en photo. « Pas le visage. On ne sait jamais, si ma famille tombe dessus… Personne ne sait ce que l’on fait ici. »

Aiying retire son collier avant la photo –c’est un signe distinctif. Elle checke une fois de plus son portable. « On ne va pas tarder, on a rendez-vous aux impôts », précise Ting. J’apprends donc qu’elles paient des impôts. « Oui, ça nous permet d’exister en France… Et c’est encore la meilleure chance d’obtenir des papiers », conclut Hua, les yeux en direction de la bouche de métro.

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