Photo via Flickr.
C’est en surfant sur Internet un soir d’ébriété que j’ai découvert la plateforme Psychoactif.org. Bénéficiant d’un design plutôt terne, j’y lisais des témoignages d’héroïnomanes et de cocaïnomanes quand me vint l’envie de répondre à un mec qui, d’après ses dires, semblait prendre du plaisir à s’injecter « des produits dans les veines » au prix de nombreux effets néfastes sur sa santé. Je partageais alors mon avis en lui répondant qu’il s’agissait de masochisme. Sa réponse, selon laquelle je « racontais n’importe quoi », ne se fit pas attendre. Ainsi, je gagnais ma première étoile sur la board, une jaune, laquelle correspond à un avertissement. À ce moment-là, j’ai su que j’allais rester longtemps sur ce forum.
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J’ai donc pris mon temps pour expliquer le plus rationnellement possible que prendre du plaisir dans une activité dont l’issue était un quelconque type de souffrance m’apparaissait être une forme de masochisme. Pour cela, je me basais sur la définition du mot : « Le masochisme est la recherche du plaisir dans la douleur. » Sur ce, j’ai commencé à me mettre à dos une partie des membres. Ceux-ci refusaient le terme masochisme, rétorquant que se défoncer pour le plaisir n’était en rien un comportement de ce type. J’argumentais de mon côté, précisant aussi que je ne parlais pas de se mettre bien avec une ou deux traces de coke, mais de se détruire le corps en s’injectant un produit au point de sentir son cœur s’emballer à la limite de l’infarctus – ce dont il était question dans le topic initial.
J’ai poursuivi mon parcours au travers des différents topics du site les semaines suivantes, pour y découvrir de sombres histoires de défonce digne de Trainspotting. Des trucs comme : des mecs qui font plusieurs OD d’héroïne en l’espace de quelques semaines. D’autres qui s’injectent plus de 200 mg de coke en une prise, pour recommencer dans la demi-heure qui suit, une fois le rush passé. J’ai vite capté que ces mecs étaient dans le genre de consommation qui tuerait à coup sûr n’importe quel néophyte – ou plus vraisemblablement, n’importe quel humain. Puis vite, je suis tombé sur des histoires plus glauques encore. Des mecs qui racontaient leurs problèmes à trouver une veine pour se fixer après une dizaine de tentatives – ce qui leur faisait donc 10 trous dans l’avant-bras –, leurs difficultés à gérer leur manque, ou leur prise quotidienne de Traitement de substitution aux opiacés (TSO), vécue soit comme une libération vis-à-vis de l’héroïne, soit comme une nouvelle addiction à gérer.
Un aperçu du forum Psychoactif.org.
Le forum étant un lieu de partage et d’écoute, un nombre important de femmes témoigne régulièrement de leurs conditions de vie avec tel ou tel produit, ou les galères lorsqu’elles sont enceintes ou en charge d’enfants à élever. D’autres ne consomment pas, mais subissent les montées et descentes d’humeurs de leur mec dépendant. Et de fait, avoir un mec accro ne semble pas de tout repos. La majeure partie des témoignages décrivent des comportements de grands enfants piquant des crises de nerfs sur leurs copines pour qu’elles leur filent de l’argent où cessent de leur dire d’« arrêter de consommer ». Les petits copains accusent alors leurs copines de les « faire culpabiliser », parce que ce sont eux qui sont victimes du produit et qu’ils tentent d’arrêter – toujours sans succès.
On assiste en direct, aux yeux du monde, à un cauchemar sans fin. On est gêné d’assister à cela en lisant les threads qui défilent sous nos yeux. Les filles se plaignent de la dépendance de leur mec, les internautes du forum leur disent de « ne surtout pas juger leur consommation » sous prétexte que « la drogue n’est pas la fautive », et lorsque moi je prends la défense des filles en répondant que « les seules victimes, ce sont elles », ces dernières prennent alors la défense de leurs compagnons. Puis la discussion s’éteint peu à peu. Les filles demeurent aussi paumées qu’à leur arrivée ici, ne sachant ni quoi faire, ni vers qui se tourner pour trouver une solution à leur situation.
À côté de ces sinistres tranches de vies, il y a le sexe. Sous drogues. Le truc récurrent, ce sont les homos qui pratiquent le « slam »
Au bout d’un certain temps, j’ai peu à peu réalisé qu’iln’était pas possible d’aider ces gens-là. C’est comme si leur statut de victime leur convenait. Les filles, par exemple, refusaient obstinément d’envisager une relation plus saine avec un mec plus sain. Je ne parle pas d’un mec clean qui n’aurait jamais consommé la moindre drogue ; je parle d’un mec pas trop orgueilleux, qui saurait reconnaître ses torts et faire en sorte de respecter sa copine en ne la faisant pas culpabiliser lorsqu’elle essaie de l’aider. Qui saurait avouer que son comportement est nuisible pour leur couple.
Mais par peur d’être vu comme des « lâcheuses » – ce terme est revenu souvent – ou de se retrouver seules, elles préféraient vivre avec un toxico invivable qui, au moment où elles pètent finalement un câble, redevient gentil. Avant de recommencer à embobiner sa meuf dès qu’il a regagné sa confiance, encore et encore. C’est d’autant plus triste que cette situation semble banale, au vu du nombre de témoignages que j’ai lus de ce genre-là. Je l’ai donc signalé, via un nouveau post. Cette réflexion m’a valu un ban ponctuel de la part des modérateurs.
À côté de ces sinistres tranches de vies, il y a le sexe. Sous drogues. Le truc récurrent, ce sont les homos qui pratiquent le slam. Cette coutume consiste à s’injecter des Nouveaux produits de synthèse (NPS) – 3-MMC, 4-MEC et autres dérivés de la méphédrone – en intraveineuse avant de baiser, le but étant d’utiliser ce produit stimulant et euphorisant afin de maximiser la désinhibition et tenir toute la nuit. Là je ne l’ai pas trop ramené ; les mecs sont tous consentants et ne cherchaient d’aucune façon à valoriser leur pratique. Mais dans un autre style, plus inquiétant, j’ai lu sur le forum divers témoignages de jeunes usagers de drogues contraints de se prostituer pour payer leur conso.
Photo via Flickr.
Évidemment, lire ces choses-là est forcément douloureux. Genre : le mec débarque chez un vieux. Celui-ci lui demande de se déshabiller pour le prendre en photo. Là, le kid lui demande où se trouvent les toilettes afin de s’envoyer une dose d’héro. En sortant, le petit mec s’exécute plus facilement devant l’appareil, n’hésite pas à prendre diverses poses coquines, etc. Comme l’histoire était en plus extrêmement bien narrée, les membres du forum l’encourageaient à continuer d’écrire à propos de sa vie de prostitué. Là, j’ai réalisé que tout le monde aimait, comme moi, mater quelquefois par le trou de la serrure. Je me suis senti moins seul.
Sur un autre topic, un user se demandait s’il était le seul à « être heureux » en s’injectant de l’héroïne. La doxa du forum se résumant à dire que la drogue c’est-plus-bien-que-mal, chacun y est allé de son verbiage afin de décrire le plaisir qu’il prenait à se défoncer, ajoutant presque systématiquement que le méchant système était en partie responsable de tous leurs maux, puisque celui-ci stigmatise systématiquement les drogués.
En fait, à les écouter il faudrait dépénaliser toutes les drogues – surtout l’héroïne. Après tout, ils ont peut-être raison, et il existe des défenseurs de ce genre d’idées plutôt intéressants. Le Portugal a pour sa part récemment dépénalisé toutes les drogues. C’est juste que la manière dont les utilisateurs du forum formulent leurs rêveries les discrédite assez rapidement. Ils sont toujours dans les mêmes idées typiques d’adolescent plus ou moins irresponsable, de lycéen éternel. Car il faut bien le reconnaître : si tu peux te sentir bien pendant la durée d’un rush d’héro, le reste du temps, ta vie est tout de même assez merdique. D’après ce que j’ai pu lire sur les threads sur le sujet, celle-ci est entrecoupée d’états de manque épuisants et difficiles, de même que par divers obstacles financiers. Chez les mecs accrocs, littéralement tout tourne autour de ces deux problèmes.
Souvent, lorsque je répondais de la manière la plus responsable et disciplinée possible, réfutant les arguments de tel ou tel utilisateur et mettant en avant le caractère dangereux et morbide de la vie de junkie, les membres m’accusaient d’être, je cite, un « vieux réac », lequel parlait « sans savoir », sous prétexte que je n’ai jamais pris d’héroïne. D’autres m’ont ensuite accusé d’être « jaloux des mecs qui se shootent », ce qui est objectivement irrecevable compte tenu du nombre de threads tristes sur le sujet que les mecs postent, jour après jour.
Plusieurs kilos d’héroïne retrouvés dans une voiture. Photo via Flickr.
Plus je poursuivais mon exploration parmi ce petit groupe d’usagers, dépendants ou non, plus je tombais encore et encore sur les mêmes histoires, les mêmes plaintes et les mêmes arguments. L’un d’eux est extrêmement récurrent dans la communauté. C’est celui selon lequel le fix constitue l’expérience absolue, le TRUC, « aussi dangereux que de fumer un joint », selon certains. Là, j’ai réalisé à quel point les mecs étaient possédés. Du coup, j’ai rétorqué. Je n’ai pas lâché prise face à tant de mauvaise foi, expliquant que j’avais rarement entendu parler de problèmes liés au fait de sniffer ou de gober, comparé à ceux entraînés par l’injection, pratique à même de provoquer de vrais troubles sanitaires de premier ordre. Au fil des questions, l’auteur du topic – l’un des nombreux thuriféraires du shoot d’héroïne – a avoué à demi-mot avoir fait deux overdoses le mois précédent. Toutes deux à cause d’un mélange de cocaïne et d’héroïne consommé en intraveineuse.
Peu à peu, j’ai capté que la plupart des usagers vivaient dans le déni total de leur condition. J’étais assez heureux néanmoins que quelques-uns des membres apprécient ma vision des choses, puisque j’ai commencé à recevoir un joli paquet d’étoiles vertes, cadeau html signifiant que certains approuvaient mes dires. À côté, je recevais de nombreuses étoiles rouges, signe de désapprobation absolu. En un mot comme en cent, j’étais devenu une star pour une microfrange de personnes dont la vie est pour le moins compliquée. Je suis finalement parvenu à glaner une centaine d’étoiles vertes. Je postais, je répondais, je relançais, je contre-attaquais. Ça m’a valu une trentaine de jaunes. Puis une quarantaine de rouges.
Je ne crois pas trop m’avancer en disant que les gens de la modération ont fini par en avoir plus qu’assez de moi. Ils en avaient marre de mon discours visant à sortir des poncifs que les users sortaient à propos du « système », ou sur tous les trucs qu’ils niaient à propos d’eux-mêmes. Ils ont fini par se liguer contre moi. Finalement, sans trop m’y attendre – mais sans être trop surpris non plus –, j’ai reçu un ban définitif au bout d’à peu près un an d’entente cordiale. Depuis, je lis ponctuellement ce qui peut se dire sur le forum, même si je dois dire que j’ai déjà bien fait le tour. Je dois reconnaître que ça ne me manque pas plus ça. Aussi, j’en avais assez d’être ce mec-là, ce voyeur, satisfait de lire toutes ces histoires tristes et d’en tirer une sorte de plaisir intellectuel morbide.
Pourtant, quelque temps plus tard, curieux d’en savoir plus au sujet de l’héroïne et grisé par tous les discours pro-consommation que j’avais lus pendant tout ce temps, j’ai décidé de passer à l’acte. J’ai donc contacté un mec du forum afin de procéder à un échange commercial en bonne et due forme dans le but d’acquérir un peu d’héroïne. Et d’enfin, comme il me l’était si souvent préconisé, de « voir par moi-même ». Après quelques mails échangés avec le mec, je lui ai envoyé une certaine somme, par PayPal. À l’heure où je vous parle, je n’ai toujours rien reçu.