L’auteure et Joel Williams
Chaque été, j’ai pour habitude de me balader dans Paris – là où je suis née, et ai été élevée – afin de faire le plein de bouquins, quelques jours avant de partir en vacances. Il y a quatre ans, alors que je venais tout juste d’avoir la vingtaine, j’ai débarqué chez un libraire très connu de la ville. J’ai passé plusieurs heures à faire le tour de chaque étage. Au final, je suis tombée sur « Du sang dans les plumes », écrit par un certain Joel Williams – un natif américain appartenant à la tribu shoshone-païute. C’est en lisant la quatrième de couverture que j’ai découvert que cet homme était emprisonné en Californie depuis plus de vingt-cinq ans pour avoir tué son père.
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Après avoir lu le bouquin d’une traite, je me suis renseignée sur la vie de ce mec. À l’époque, j’étais étudiante en cinéma – je me suis dit que son histoire fournirait la matière à un excellent film. J’ai donc pris la décision de le contacter. Il avait précisé son adresse dans la préface de son livre – « prison de Mule Creek, Californie ». Sans attendre, j’ai sorti mon ordinateur et lui ai raconté mon histoire personnelle, sans trop savoir pourquoi : la perte de mon père, ma passion pour le cinéma, etc. Je lui avouais à quel point j’avais été fascinée par son livre et son destin tragique. Je me remettais à peine du décès de mon père – j’avais besoin de comprendre pourquoi un homme décidait d’abattre le sien. Pourtant, étrangement, je n’étais pas choquée par son acte : je voulais simplement en savoir plus.
Je ne pensais pas qu’il me répondrait. Je me disais : « Qu’est-ce qu’un homme de plus de quarante-cinq ans a à foutre d’une gamine de vingt ans vivant à l’autre bout du monde ? » Après plusieurs semaines, j’avais perdu tout espoir. Je cherchais un nouveau projet à mettre en place. Jusqu’au jour où, en rentrant de la fac, j’ai trouvé une lettre bien différente des autres – elle était barrée par un tampon de la prison de Mule Creek State. Son expéditeur était Joel Williams. J’ai couru jusqu’au sixième étage de mon immeuble, avant d’ouvrir la porte de mon appartement aussi vite que possible. J’ai balancé mes chaussures dans le salon, me suis assise et ai ouvert sa lettre. Il me disait qu’il était heureux d’avoir reçu ma carte, que je pouvais me baser sur son histoire afin de réaliser un court-métrage, et qu’il était touché par mes confessions. Nous étions en décembre 2012.
Je n’avais pas raconté cette nouvelle passion à ma mère. Elle se serait inquiétée pour rien. Je la voyais déjà me dire : « Pourquoi tu parles à un prisonnier à l’autre bout du monde ? Ça ne va pas ma chérie ? » En réalité, tout allait bien. Je voulais simplement parler à Joel de son crime, et comprendre pourquoi il avait tiré sur son père un soir d’été à Los Angeles, après avoir beaucoup bu.
J’ai quand même voulu discuter de ça avec ma meilleure amie, qui m’a dit que j’étais folle : « Imagine, si un jour tu le rencontres, il va peut-être essayer de te tuer. Il l’a fait une fois, il pourrait le refaire. » Ma réponse a été instantanée : « Il a tué son père afin de se protéger et de protéger sa famille. Son père était un alcoolique violent. » Quatre ans plus tard, je reste campée sur ma position.
Une routine s’est installée entre nous deux. Tous les deux mois, je recevais une lettre. Au début, notre relation était cordiale. Je lui posais de nombreuses questions au sujet de son crime, et sur sa vie en prison. L’image que j’avais de la taule se limitait au visionnage d’Orange is the New Black et de Prison Break. Pourtant, au fil des mois, je m’attachais à lui, et à sa façon d’écrire. Il parlait souvent de littérature, de ce qu’il avait lu dernièrement, de ce qu’on lui laissait regarder à la télé, de ce qu’il aimerait faire le jour de sa sortie. On venait de lui refuser une sortie anticipée – pour la troisième fois. Je voulais l’aider, mais ne savais pas vraiment quoi faire.
Un jour, il s’est mis à me parler de Brenda – une femme qu’il avait rencontrée grâce à un tiers. Je voulais en apprendre plus sur elle. Je savais simplement qu’elle lui rendait visite tous les week-ends et qu’elle partageait sa vie. Il a commencé m’envoyer des photos d’elle. Elle l’aidait pour son quatrième appel et avait engagé un avocat. Joel semblait avoir repris espoir. Il était plus joyeux, et me posait des questions sur ma vie personnelle, sur mes copains, sur la fac. Cette proximité le conduisait à utiliser un jargon américain que j’avais du mal à comprendre – du moins au début. « You’re a nice gal », écrivait-il. C’est quoi, une « gal » ? Y avait-il une quelconque connotation sexuelle dans ce mot ? La Parisienne que je suis découvrait un nouveau monde – celui derrière les barreaux.
Entretenait-il une correspondance avec d’autres femmes, en dehors de Brenda et moi ? Il m’a avoué que oui, sans s’étendre sur le sujet. J’étais jalouse.
Par moments, je me demandais si Joel et moi avions des sentiments amoureux l’un pour l’autre. J’attendais ses lettres avec une impatience chaque jour plus grande. Celles-ci étaient d’ailleurs de plus en plus personnelles. Jusqu’au jour où je lui ai demandé pourquoi il avait choisi de me répondre à moi, et pas à une autre. Entretenait-il une correspondance avec d’autres femmes, en dehors de Brenda et moi ? Il m’a avoué que oui, sans s’étendre sur le sujet. J’étais jalouse.
Malgré cela, je n’ai jamais arrêté de lui écrire. Brenda m’avait prévenue que les démarches avaient commencé dans le cadre de la demande de remise en liberté de Joel. Elle m’a demandé si je pouvais écrire une lettre précisant que Joel était tout à fait capable de recouvrer sa liberté. Je me suis appliquée. J’ai passé une nuit entière à mettre mes idées en ordre afin d’aboutir à la lettre la plus complète possible.
Après cela, je n’ai plus eu de nouvelles. J’ai fini par contacter Brenda, qui m’a précisé qu’ils avaient gagné. Joel était sur le point de sortir. En attendant, il avait été transféré dans une autre cellule – il n’avait plus accès à sa machine à écrire, ce qui l’empêchait de me répondre.
« Tu sais, en prison, j’écrivais parce que j’étais frustré. Maintenant que je suis libre, mon imagination est au point mort. » – Joel Williams
L’année 2015 approchait. Alors que je faisais la fête dans un pub en compagnie de plusieurs amis, je recevais un texto d’un numéro commençant par « +1 ». Le message était le suivant : « Hi Nina, I’m out, living in a halfway house w/ Brenda, eating real food, and sleeping on a real bed. Waited till was out to contact you. Hope you are okay and life is good. Joel Williams. » [« Salut Nina, je suis sorti, je vis dans un centre d’hébergement avec Brenda, je mange de la vraie nourriture et dors sur un vrai lit. J’attendais de sortir avant de te contacter. J’espère que ça va et que tout roule. Joel Williams. N.D.L.R.]
Quelques mois plus tard, alors que j’étais en train de conduire, nous avons discuté par téléphone. Joel venait d’acheter un entrepôt – il prévoyait d’y installer une boutique d’occasions. Petit à petit, il s’est inscrit sur Facebook et est retourné à la fac. Je l’appelais en vidéo – c’était irréel. Il se trouvait devant moi.
C’est à partir de ce moment-là que j’ai voulu aller le voir aux États-Unis. Je lui avais promis. Nous avions plusieurs projets communs : un livre, un scénario. Malgré les réseaux sociaux, nous tenions à discuter autour d’un café. Je me suis envolée pour Sacramento le 3 juin 2016.
Sacramento
Après plus de 16 heures de voyage, j’ai débarqué en Californie. Le lendemain, après avoir loué une voiture, je suis partie à la rencontre de Joel – il habite à Yuba City, à une heure de Sacramento. Pendant le trajet, j’ai traversé des étendues vertes, dénuées d’immeubles et parsemées de bungalows. J’ai débarqué dans son magasin en espérant le voir, mais il n’était pas encore là. C’est Brenda qui m’a accueillie – les bras ouverts, évidemment. Après avoir fait le tour du local, j’ai aperçu une voiture en train de se garer. Joel était là. Nous nous sommes enlacés comme si nous nous connaissions depuis toujours.
L’auteure et Joel Williams
Pendant quatre jours, Joel m’a parlé de sa vie, de sa famille, de sa mère, de sa belle-mère, mais également de son crime. Nous dînions chez lui, rigolions bien, mais quelque chose me gênait. Il n’avait pas l’air heureux. Il semblait se fermer dès que l’on évoquait quelque chose qu’il ne connaissait pas forcément. J’ai mis du temps à comprendre que recouvrer sa liberté après des années de détention est une chose extrêmement complexe. L’amour de sa femme et de ses amis n’y changeait rien. « Tu sais, en prison, j’écrivais parce que j’étais frustré, m’a-t-il précisé. Maintenant que je suis libre, mon imagination est au point mort. »
Je ne repartais que le mercredi à Londres. Pourtant, le lundi soir, après avoir passé la journée et la soirée avec Brenda et Joel, ils m’ont tous les deux dit au revoir. Ils ne semblaient pas vouloir se rendre disponibles le lendemain. Sur le chemin du retour, je pleurais en silence. J’avais l’impression de ne pas avoir abordé les sujets que nous évoquions à l’écrit – à savoir la littérature, le cinéma, etc. J’ai donc choisi d’envoyer un message à Joel pour lui dire que j’aimerais le revoir avant de partir, même une heure. Il m’a répondu rapidement, et m’a affirmé qu’il avait envie que l’on soit tous les deux, afin de rattraper le temps perdu. Pendant ces quelques jours, il avait été intimidé par les personnes présentes et n’avait pas osé me parler directement – car cela ne les concernait pas, à ses yeux.
Brenda, Joel Williams et l’auteure
Quand il m’a rejointe à Sacramento, nous étions gênés – comme s’il s’agissait de la première fois que l’on se rencontrait. C’est à ce moment-là que j’ai compris que Joel avait du mal à s’approprier sa nouvelle liberté. Nous avons parlé de lui. Il m’a avoué qu’il ne savait pas réellement où il en était, qu’il avait peur. Après plusieurs heures de discussion, nous nous sommes quittés. Il a repris la direction de Yuba City. De mon côté, j’ai regagné mon appartement, avant de quitter le sol américain quelques heures plus tard.
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