Lors de la récente publication de mon article sur l’anti-ambition au travail, un commentaire a retenu mon attention, affirmant que « Quand on fait un bullshit job, faut pas s’étonner ! ». Ce commentaire faisait référence au fait que je travaille dans une agence de communication. Après m’être interrogé sur la pertinence de ce commentaire venant d’un apprenti dentiste, je me suis demandé ce que pouvait bien être un bullshit job – ainsi dénommé par l’anthropologue David Graeber – par rapport à un « vrai » job.
En France, il y a les boulots nobles que personne ne conteste et que vos parents estiment comme de « vrais métiers ». Avocat, médecin, pompier et professeur de mathématiques sont des professions qui font de vous une personne digne de ce nom aux yeux de la société. Ces jobs existent depuis des siècles et existeront toujours. C’est ce qui leur confère leur titre de « métier noble ». À côté de ça, il existe des boulots dont personne ne comprend réellement l’objet. Les Digital project manager, Weekend editor et autres Full back engineer sont nombreux à devoir expliquer ce qu’ils peuvent bien foutre de leurs journées tout en justifiant un salaire au-dessus de la moyenne.
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Ces jobs sont dans l’air du temps, mais la plupart n’existeront probablement plus dans 50 ans. Il y aura toujours des pompiers pour sauver des chatons dans les arbres. Pas sûr qu’il existe encore des traders dans 50 ans – soit parce qu’ils seront remplacés par des robots, soit parce que nous les aurons tous tués. En ce qui me concerne, je travaille dans une agence et mes parents ne comprennent toujours pas ce que je fais de mes journées. J’ai bien tenté de leur expliquer, mais le fossé générationnel mêlé à un manque de volonté de ma part n’a rien pu y faire. Tout ce qu’ils savent, c’est que je ne leur demande (presque) plus d’argent à la fin du mois, ce qui semble les satisfaire pour le moment.
Depuis que je suis entré dans la « vie active », je croise beaucoup de gens dont je ne saurais définir le rôle. Une fois, un type s’est présenté à moi comme un Consultant en Consulting. En gros, il voulait simplement me conseiller sur les conseils que me donnaient d’autres consultants pour 300 euros la journée (hors taxes). J’ai aussi eu la chance de serrer la main d’un Senior Manager in Business Consulting and Turn-up Values. Je n’ai jamais compris quel était son rôle sur cette planète, mais j’étais tout de même étrangement fier d’avoir pu le rencontrer.
Un « métier à la con » est aussi – et surtout – un job qu’on estime inutile à la société. Si vous deviez choisir entre un cardiologue et le planneur strat qui bosse sur la prochaine publicité racoleuse qui vous matraquera la tête tous les jours, le choix serait vite fait. Mais avoir un nom de job absurde ou difficilement explicable ne fait pas forcément de vous un pauvre type. Toutes ces personnes aux fonctions obscures ne sont pas nécessairement des connards de 30 ans à 150k annuel qui pensent sauver le monde avec leur nouvelle application ou leur nouveau modèle de jardin collaboratif. La plupart n’ont tout simplement rien vu venir – et j’en fais partie.
Les réseaux sociaux sont des lieux publics particulièrement représentatifs de ce que notre vie n’est pas. En traînant sur LinkedIn, j’avais l’impression que tous mes potes avaient une double vie dans laquelle l’université n’était qu’une couverture, ou qu’ils travaillaient tous pour une entité mystérieuse. Une ancienne connaissance avait comme intitulé de stage « Chargée de comptes junior Responsabilité Civile Grands Comptes ». J’ai finalement appris que son boulot ne consistait qu’à répondre au téléphone et à enregistrer les sinistres des clients de boîtes d’assurances. Mais même s’il est clair que nombreux sont ceux qui ont l’air d’être maître du monde sur Linkedin, ce n’est souvent pas de leur faute.
Alors pourquoi chercher à sublimer tous les jobs par des noms débiles que personne ne comprend, y compris le type qui l’exerce ? Une chose est sûre, sachant que la plupart des gens sur cette planète n’ont soit pas de boulot, soit un boulot de merde, il est plus commode de demander à quelqu’un d’être « Technicien de surface » plutôt que « Laveur de vitres ». À défaut de gratifier un employé d’un salaire décent qui lui permettrait de profiter de tout ce que peut offrir une société capitaliste, il est préférable de lui donner un nom de poste qui le maintiendra dans l’illusion que nettoyer la merde des autres pour 500 euros brut mensuels n’est pas une si mauvaise chose.
Il faut aussi noter que l’anglais a sa part de responsabilité dans cette vaste escroquerie. Dans les années 2000, les grands patrons de ce monde se seraient réunis secrètement dans le but de trouver une solution à leur plus grand défi : comment faire accepter à des gens qualifiés des boulots médiocres sans responsabilités et sans qu’ils ne s’en rendent compte ? La solution a été simple. Ils n’embaucheront plus de commerciaux mais des salesman senior. Ils n’embaucheront plus de juristes au SMIC mais des Junior Counsel in International Trade avec comme ambition d’être le prochain Partner.
Inconsciemment, vous avez l’impression d’être quelqu’un d’important, de spécial. Vous vous imaginez déjà avec votre nouveau costard tout neuf buvant un cocktail dans un bar branché après avoir signé un gros contrat. Finalement, non. Vous suez dans le métro et votre unique préoccupation au boulot est de trouver la plage horaire adéquate pour aller chier en toute discrétion. Traduire la plupart des noms de postes en anglais revient à nous faire croire que nous vivons dans une série américaine réalisée par Lena Dunham. Un monde parfait où n’importe qui peut se payer un trois-pièces à Brooklyn Heights sans rien foutre de ses journées et où la principale angoisse quotidienne reste « À quel moment je peux me foutre à poil ? ».
Paul est « content manager » sur LinkedIn. Il est aussi sur Twitter.