Cet article a été initialement publié sur Broadly.
Contrairement à J. Edgar Hoover, Elizebeth Smith Friedman n’a pas de barrage à son nom. Contrairement à Alan Turing, sa vie n’a pas fait l’objet de biopics hollywoodiens. Et contrairement à Ada Lovelace, elle n’a pas de journée de célébration internationale en son honneur. Smith Friedman a pourtant autant de mérite que n’importe lequel de ces trois piliers de la communauté scientifique et du renseignement, puisqu’elle est parvenue à déchiffrer les codes nazis de la Seconde Guerre mondiale, contribuant de fait à sauver des milliers de vies.
Videos by VICE
Mais en raison du sexisme institutionnel de l’époque, de sa personnalité effacée et de ses homologues masculins, Smith Friedman fut en grande partie rayée de l’histoire. Jusqu’à aujourd’hui.
Après être tombé, à la bibliothèque George C. Marshall, en Virginie occidentale, sur 22 boîtes renfermant les dossiers personnels de Smith Friedman, l’écrivain Jason Fagone a passé trois ans à mener des recherches sur la vie de cette dernière. L’ouvrage qui en a résulté, The Woman Who Smashed Codes, est un triomphe.
Issue d’une famille modeste, Smith Friedman a passé plusieurs années à chercher des messages cachés dans les œuvres de Shakespeare pour le compte d’un mystérieux millionnaire, a démantelé des réseaux de contrebande d’alcool sous la Prohibition, avant d’achever sa plus grande réalisation : son décryptage des codes nazis et de la machine Enigma pour la Garde côtière des États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale.
« J’ai lu toutes ses notes et ses lettres, et elle était si merveilleuse », déclare Fagone. Smith Friedman voulait être poète avant sa reconversion inattendue dans le domaine naissant de la cryptanalyse. « Elle était vraiment drôle, chaleureuse, pleine d’esprit. Elle était fantastique. Une vraie battante. Et plus j’en lisais, plus je réalisais à quel point elle était une figure importante de l’histoire de la cryptologie et des services de renseignement en Amérique. »
Smith Friedman était en outre mariée à un autre cryptanalyste, William Friedman, qui était à la fois son rival intellectuel et son fidèle partenaire de plusieurs décennies. Si The Woman Who Smashed Codes offre un compte rendu de sa vie remarquable au cours d’une période historique remarquable, c’est aussi le récit d’une histoire d’amour ordinaire.
Friedman était le plus grand admirateur de sa femme, qui en retour l’aidait à vaincre ses problèmes de dépression. Mais le fait que Smith Friedman ait été mariée à l’homme qui a déchiffré la célèbre machine japonaise Purple lors de la Seconde Guerre mondiale est peut-être la raison pour laquelle elle n’a jamais reçu la reconnaissance qu’elle méritait.
« À chaque étape de sa vie, des hommes de son entourage se sont attribué les mérites de ses accomplissements », explique Fagone, avant d’ajouter que Smith Friedman a même été éclipsée par son propre mari.
« Elle disait toujours : “Les hommes du gouvernement n’arrêtent pas de se pointer à ma porte pour me demander de résoudre des énigmes, et le seul moyen de me débarrasser d’eux est de dire oui !”, rigole Fagone. Elle avait des compétences rares que le gouvernement se devait d’exploiter. »
« Exploiter » est le mot juste pour décrire ce qui est arrivé à Smith Friedman. Alors même qu’elle a fondé une unité de cryptanalystes pour la Garde côtière des États-Unis et dirigé une équipe qui a démantelé des réseaux d’espionnage nazis en Amérique du Sud, Smith Friedman est morte pauvre et humble, bien loin du monde des renseignements. Cette grande héroïne de guerre n’aura empoché que 5 390 dollars (ce qui équivaut à 67 000 dollars aujourd’hui) à la fin de sa carrière.
Comme le détaille longuement Fagone, les cryptanalystes sont, de par la nature de leur travail, obligés de vivre dans l’ombre. Vantez-vous de vos prouesses et vous risqueriez de signifier à vos ennemis que leurs communications ont été interceptées, ce qui vous obligerait à repartir de zéro. En outre, le projet sur lequel Smith Friedman travaillait était classé « Ultra Top Secret » et ne devait être publié que plusieurs décennies plus tard.
Mais J. Edgar Hoover, qui était alors directeur du FBI, n’a pas eu à se conformer à la même obligation de secret. Lorsque la Seconde Guerre mondiale a pris fin, Hoover – qui, selon Fagone, était détesté par l’ensemble de la communauté du renseignement – s’est rapidement assuré une postérité tandis que le gouvernement dissolvait l’unité de Smith Friedman.
Malgré le fait que Smith Friedman ait démantelé les réseaux d’espionnage nazis en Amérique du Sud – empêchant Hitler d’avoir un point d’appui dans la région – Hoover a manipulé la presse pour faire valoir cette victoire comme étant la sienne. Il a publié un article de sept pages dans The American Magazine intitulé « Comment l’invasion des espions nazis a été évitée », dans lequel il s’attribuait le crédit des messages interceptés au Brésil et en Argentine.
Il est même allé jusqu’à embaucher Frank Capra, réalisateur de La vie est belle, pour que ce dernier réalise un film le mettant en vedette, afin de présenter ses lettres de créance en tant que traqueur d’espions en chef. Sa stratégie a fonctionné – le public américain est tombé dans le panneau.
« Hoover était un énorme trou du cul !, s’exclame Fagone. Je ne sais pas comment le dire autrement. Il voulait construire un empire et était prêt à écraser n’importe qui pour y parvenir. »
En plus d’être un abruti en mal de reconnaissance, Hoover était un chauviniste convaincu. Dès sa prise de fonction à la direction du FBI en 1924, Hoover a rapidement congédié ses deux seuls agents féminins et interdit aux femmes d’occuper ce poste pendant toute la durée de son mandat. (Elles étaient cantonnées aux rôles de secrétaires.) « Selon lui, les femmes ne pouvaient pas être des agents du FBI, explique Fagone. Je pense que cela a influencé son opinion sur Elizebeth et motivé sa décision de la laisser en dehors de l’histoire. »
The Woman Who Smashed Codes est plein de personnages qui mériteraient des biographies entières, qu’il s’agisse des espions nazis qui couchaient avec les femmes des officiels sud-américains, ou des chefs des services de renseignement qui résolvaient des romans policiers et gribouillaient les réponses dans les marges. Fagone excelle dans la description de ceux qui se sont mobilisés pour l’effort de guerre sans en tirer aucune gloire.
Et en son centre se trouve une histoire qui vaut le détour : celle de la vie d’Elizebeth Smith Friedman, une femme modeste au cerveau redoutable, qui parvint à vaincre les nazis et les contrebandiers – tout ça pour être évincée de nos manuels d’histoire au profit de ses confrères masculins.
« Smith Friedman a subi une grande injustice, déclare Fagone. J’espère que, d’une certaine manière, ce livre lui apportera la reconnaissance qu’elle mérite. »