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Pour quelques nazis de plus

Dans la vie, il y a trois choses que tout le monde aime faire : déféquer en silence, marcher sur la plage les mains dans le dos et regarder des hordes de nazis se faire éventrer au canon scié. Dans l’histoire des méchants vidéoludiques, les disciples d’Hitler occupent une place de choix, aux côtés des Russes et des chiens d’attaque. Du premier Wolfenstein 3D en 1992 à Medal of Honor et Call of Duty, en passant par Sniper Elite, The Saboteur et même le magnifique Commandos, les jeux vidéo où il faut liquider un maximum de nazis sont légion. En fait, cela semble même être devenu aussi commun qu’étendre son linge. Certains aiment faire revivre l’histoire au joueur, quand d’autres préfèrent la réécrire pour la rendre plus « fun », mais le fait est que les nazis sont toujours omniprésents. Si le cinéma semble s’en détourner de plus en plus, les jeux vidéo n’ont quant à eux pas fini de presser le citron.

En octobre prochain débarque le nouveau défouloir anti-nazis du studio Bethesda, Wolfenstein II : The New Colossus. Vous y incarnez le fameux William « B.J. » Blazkowicz, un soldat américain juif d’origine polonaise – soit l’équivalent du beurre doux normand chez les Bretons pour tout nazi qui se respecte. Le jeu est une dystopie où l’Amérique est occupée par les nazis, et votre mission est de les renverser. Il s’agira donc d’en tuer le plus possible, et ce de la manière la plus barbare. Avant de pouvoir poser les mains sur le jeu, je me suis presque dit « Encore des nazis ? Mouais » en mimant une petite moue d’enfant pourri gâté. Seulement, 30 minutes plus tard, je prenais un certain plaisir à tuer des dizaines d’Obersturmführer à coups de hache à incendie. Sourire en coin et yeux injectés de sang, j’étais conquis. Armé de deux mitraillettes, j’ai massacré des hommes en cuir et autres robots ultra-développés dans le plus grand des calmes.

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Il faut bien l’avouer : les nazis constituent de parfaits ennemis. Ils empiètent sur votre liberté, ont commis des crimes atroces, se fringuent comme des pensionnaires de club échangiste BDSM et vous demandent sans cesse vos papiers. « Tuer du nazi, tout le monde aime ça ! » m’explique Olivier Mauco, professeur à Science Po et spécialiste des jeux vidéo. « Les gens aiment la Seconde Guerre mondiale – ils aiment la guerre en général, mais celle-ci est très ancrée dans notre mémoire collective », ajoute-t-il. Même l’ennemi absolu de ces dix dernières années – à savoir tout être humain portant un keffieh – commence à être épuisé. Lubna Cecillon, productrice de Wolfenstein II : The New Colossus, me confirme cette volonté de taper dans un univers qui fonctionne : « C’est bien entendu jouissif car on fait appel à un procédé vieux comme le monde et au système de catharsis. » Mais cela ne suffit pas.

Toutes les images sont tirées de Wolfenstein II : The New Colossus et publiées avec l’autorisation de Bethesda.

Qui dit nazis, dit théorie du complot. L’un ne va pas sans l’autre, et tout le monde adore ça. Comme le rapportait Motherboard en février dernier, des articles mentionnant l’existence d’une base secrète nazie en Antarctique ont surgi un peu partout dans les médias en 2016. The Mirror a expliqué, par exemple, qu’il y avait probablement une base nazie enfouie sous les glaces du pôle Sud tandis que le Daily Star a fait l’hypothèse de l’existence de pyramides de glace extraterrestres géantes au même endroit, tranquillement. De même, le film Iron Sky de 2012 a mis en image une autre théorie qui veut que les nazis se cachent actuellement sur la Lune. Dans l’ouvrage Horrors of War : The Undead on the Battlefield, co-édité par Van Riper et Cynthia J. Miller, le professeur James Ward estime que ces idées sont nourries par les faits : la fuite de certains nazis (qu’on estime à 9 000), le mystère entourant leur nouvelle vie, et leur goût pour la technologie et l’occulte. En gros, nous n’en n’aurions pas fini avec les nazis et c’est pour cela qu’il est toujours bon de les ressortir de temps à autre.

Pour Lubna Cecillon, cela est nécessaire pour se renouveler : « Je pense que Wolfenstein est assez inventif dans son approche, plusieurs types d’armes et d’ennemis qui réagissent différemment, une forte note de science-fiction qui abat les barrières des armes classiques et réelles. Des robots humanoïdes, quadrupèdes etc… Nous cherchons toujours à amener plus loin le joueur tout en conservant une expérience de jeu et un feeling pêchu et dynamique. »

Si le Hitler-méca ou les escadrons de chiens à laser sortent donc tout droit de l’esprit des développeurs, il existe historiquement une trace de cette volonté des nazis à se rapprocher de l’occulte et de sciences obscures – créant ainsi une véritable fascination pour leurs travaux, encore aujourd’hui. On peut ainsi évoquer la société de Thulé, une société secrète de Munich qui à l’origine était un groupe d’études ethnologiques s’intéressant tout spécialement à l’Antiquité germanique et au pangermanisme aryen. On la retrouve par exemple dans le jeu Blood Rain. Ce groupe aurait aussi adhéré à un autre : la société du Vril. Ce dernier serait – selon des conspirationnistes notoires – à l’origine de soucoupes volantes nazies, d’une évasion secrète d’Hitler et de toutes sortes de technologies extraterrestres. Avec de telles légendes urbaines, pas étonnant que l’univers des nazis soit inépuisable pour quiconque a un tant soit peu d’imagination.

Sauf que l’imagination de certains dérape rapidement. Ainsi, les nazis n’ont pas toujours pu s’afficher à l’écran aussi facilement qu’aujourd’hui, comme me l’explique Olivier Mauco : « Avant, les nazis étaient très minoritaires dans les jeux vidéo, les gens avaient peur de voir des nazis à l’écran. C’est Wolfenstein 3D qui l’a popularisé comme ennemi suprême. » Cette peur provenait aussi du fait que dans les années 1990, des jeux vidéo nazis ont vu le jour comme outil de propagande. Parmi eux, KZ Manager sort sur le Commodore 64. Ce jeu, auquel personne ne jouera jamais, vous place dans la peau d’un kapo pendant la Seconde Guerre mondiale. Au programme : élimination de juifs et de Tsiganes, entre autres. Sinon, on pourrait parler d’Ethnic Cleansing, qui vous propose de massacrer des Noirs, des juifs et des Latinos, ou encore du bien nommé Muslim Massacre : The Game of Modern Religious Genocide, qui n’est pas le dernier film de Clint Eastwood mais bien un jeu vous offrant la possibilité de buter des musulmans à la chaîne. Ainsi, il a fallu du temps avant de pouvoir « se marrer » des nazis.

Quelle que soit la finalité, éclater des hordes de nazis n’est pas une activité récréative pour tout le monde. Il y a ceux qui pensent « qu’il faut toujours prendre du recul » comme Ramsey Nasser, et ceux pour qui tuer des blancs est nécessairement une mauvaise chose. Pour le premier, qui est concepteur de jeu à Brooklyn, il faudrait prendre le temps de réfléchir à cette violence gratuite. Il a ainsi modifié la version originale de Wolfenstein 3D – baptisée Dialogue 3D – pour y ajouter des bulles de textes moralisatrices qui apparaissent avant d’appuyer sur la détente, telle que « Attendez, vous ne pensez pas que c’est important de protéger leur liberté d’expression ? ». Non, désolé.

Pour les seconds, ils critiquent un prétendu « racisme anti-blanc » au sein du jeu Wolfenstein II : The New Colossus, ainsi que dans Far Cry 5. Sur 4Chan et Reddit, un internaute se réclamant de l’alt-right déclarait notamment que « le jeu abandonne le thème du combat grand-guignolesque contre un régime politique brutal pour adopter les positions pro-communistes et anti-blanches du Twitter politisé. Les gens ne sont pas énervés parce que des nazis se font tuer dans Wolfenstein, ils sont énervés parce que le jeu ressemble plus à une attaque contre les blancs, le capitalisme et les valeurs américaines traditionnelles », comme le rapportait Motherboard le mois dernier. Pour Oliver Mauco, ces gens n’ont en fait aucun problème avec le jeu en tant que tel : « C’est de l’opportunité médiatique, ils vont se mettre la communauté à dos pour obtenir de la publicité. C’est tout. C’était pareil pour les députés qui critiquaient les jeux violents dans les années 2000 ». Les nazis font donc parler – et c’est bien tout ce qui compte.

Néanmoins, la question de sans cesse partir de l’Histoire et la tourner dans tous les sens pour combler les gamers du monde entier peut poser question. Pour Mauco, « la question de base, c’est que fait-on d’un évènement politique tragique du XXe siècle, qui est l’essence même de notre histoire moderne ? On en prend un bout pour en faire un truc de pop culture, mais qu’est-ce qu’on retire de tout ça ? » Quand je pose la question à Lubna Cecillon, elle me répond : « Peut-être la force de notre univers [celui de Wolfenstein, ndlr] réside dans le fait que l’on s’appuie d’une histoire réelle mais qu’on la dédramatise en l’exacerbant et en la rendant irréaliste ? Du coup nous poussons les limites en deçà de la réalité, la rendant par ce fait inépuisable mais aussi sans barrières. » Difficile de dédramatiser un période de l’histoire si sombre, même s’il est évident que Wolfenstein n’a pas un rôle d’éducateur mais d’entertainer. Quoi qu’il en soit, les gens aiment les nazis : que ce soit pour les maltraiter, les voir envahir la Lune ou simplement pour gonfler leur compte Twitter grâce à une petite polémique.

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