À Athènes, les musulmans sont priés de prier en sous-sol

En ce vendredi, jour de prière pour les musulmans, le parking Al Salam se remplit peu à peu d’hommes originaires de pays arabes, du Bangladesh ou du Pakistan. « L’endroit peut accueillir 400 personnes mais il arrive qu’on soit 1 500 dedans », annonce Naim Elgandhour, un molosse qui a quitté son Égypte natale il y a 40 ans. Sur les coups de 14h15, dans une ambiance particulièrement silencieuse, l’appel à la prière retentit : « Allahou Akbar ».

Ça fait 24 ans que le parking du quartier Neos Kosmos, à deux pas du centre d’Athènes, ne sert plus à garer des voitures. Désormais, on entre avec son Coran et on se déchausse à l’entrée. Dans cet endroit relativement spacieux mais mal foutu, où les tuyaux d’aération sont visibles et la lumière jaunâtre, seule l’épaisse moquette orientale posée sur le sol rappelle l’atmosphère d’un espace religieux.

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Un foulard sur la tête, je me faufile hors de l’espace réservé aux femmes pour prendre en photo les hommes de l’autre côté du rideau. Je n’avais jamais eu l’occasion d’assister à une prière musulmane. Je suis hypnotisée par la voix de l’imam qui se mélange au bruit des respirations et des vêtements qui se froissent à chaque mouvement que les religieux exécutent en parfaite synchronisation. Une trentaine de minutes plus tard, les fidèles se dirigent à pas feutrés vers la porte coulissante. Ils enfilent leurs chaussures et repartent aussitôt.


L’entrée de la « mosquée » Al Salam installée dans un parking du quartier de Neos Kosmos

Athènes est la seule capitale de l’Union européenne à ne pas encore disposer de mosquée officielle. Du coup, on en compte plus de 100 éparpillées dans toute la ville, mais aménagées à l’arrière de magasins, dans des sous-sols, de vieux appartements ou d’anciens entrepôts. Comme le relève Mohamed, un Albanais arrivé en Grèce il y a 24 ans, « c’est important pour nous, musulmans, de se retrouver ensemble dans une mosquée au moment de la prière. À Athènes, même les chiens ont des parcs aménagés pour eux. »

Cinq fois par jour, Mohamed se rend dans le quartier d’Attiki, où il se recueille dans un ancien sous-sol, sans charme, laissé vacant. Après avoir toléré ma présence pendant la prière, les fidèles, peu nombreux, se retrouvent assis en tailleur dans une pièce mitoyenne dont l’air a été soigneusement parfumé de désodorisant. « C’est parce qu’il n’y a pas de fenêtre », prend t-on le soin de me préciser. L’endroit a été acheté en 2010 pour 35 000 euros. « On a tous participé financièrement afin d’avoir notre propre lieu de prière », explique Farouq Houssaim, qui tient les comptes. « Les robinets nécessaires pour les ablutions ont été ajoutés après. On a tout fait nous-mêmes avec les moyens du bord. »

Cette situation de débrouille choque les musulmans de Grèce. Le pays regroupe quelque 600 000 fidèles, dont la grande majorité vit à Athènes. « Pourquoi ne pourrait-on pas prier dignement ? On vit comme n’importe quel citoyen, mais quand il s’agit de religion, on doit se retrouver dans des caves », peste Issa, un Syrien habitué d’Al Salam. « La situation dans laquelle nous nous trouvons est humiliante » renchérit Ahmed, un Bangladais qui depuis deux ans, a endossé le rôle d’imam de la communauté.

En plus de ces conditions déjà difficiles, le gouvernement grec a décidé, fin 2013, de fermer tour à tour les lieux de cultes dits illégaux, se basant pour ce faire sur une loi datée de 1939.


Pakistanais, Bangladais et Arabes se retrouvent dans un sous-sol du quartier d’Attiki pour l’heure de la prière

Dans un vieil appartement du quartier d’Omonia, rebaptisé il y a deux ans Abu Aiub Ansari et loué 700 euros par mois par une quinzaine de religieux, on n’hésite pas à dire ce que l’on pense de la nouvelle-ancienne loi. Le contact avec le groupe n’est pas tout de suite évident. D’abord, je suis une femme, le foulard que je porte tient mal et malheureusement, l’espace ne permet pas un lieu réservé à la gente féminine.

C’est d’abord au pas de la porte que j’ai dû expliquer les raisons de ma venue. Après concertation, on reconnaît ma bonne foi et j’ai finalement le droit de laisser mes chaussures à l’entrée. Entre deux prières dans ce qui a dû être un salon, Abdul Ahmed, pantalon beige, veste militaire et chapeau de prière, prend le temps de dénoncer une à une les contradictions du gouvernement : « On voudrait bien avoir des autorisations, au moins nous serions assurés en cas de problème ! Mais dès que l’on fait une demande, celle-ci est systématiquement refusée. »


Heure de la prière dans le quartier d’Omonia, dans un ancien appartement renommé Abu Aiub Ansari

À l’inverse, on ne peut pas reprocher au parti néonazi Aube dorée, entré au Parlement en juin 2013, de s’embarrasser de ce genre d’impératifs. Par exemple, des sympathisants n’ont pas hésité à intimider des fidèles rassemblés dans la capitale lors d’une grande prière de rue organisée en 2010 pour fêter la fin du ramadan. Certains habitants ont, depuis leur balcon, proféré insultes racistes, entonné slogans nationalistes et jeté des œufs en direction du rassemblement.

Un an plus tard, un espace de prière a été incendié volontairement. Mohamed se trouvait dans le sous-sol réaménagé du quartier d’Agios Panteleimonos quand cet incident a éclaté. Calme, l’homme coiffé d’une robe traditionnelle m’en fait le récit. « Ils sont entrés pendant que nous faisions la prière et nous ont interdit de bouger. 30% de l’endroit a été brûlé et lorsque nous sommes sortis, des policiers – que je pense de mèche avec Aube dorée – attendaient devant. » Aujourd’hui, l’espace est condamné par des planches de bois et la porte en métal recouverte de stickers représentant une mosquée. On peut y lire la mention : « Une mosquée : jamais et nulle part. » Il y a encore un an, on pouvait voir le nom « Aube Dorée » fièrement tagué sur le mur cramé de l’enceinte. Aujourd’hui, la signature a  été soigneusement recouverte de peinture noire.

Des incidents et intimidations qui, selon Sofia – une Algérienne de 28 ans – pourraient être évités « si l’Etat nous considérait comme des citoyens avec des droits et des besoins. Grâce à une vraie mosquée, nous pourrions nous retrouver et ne plus avoir peur de sortir dans la rue pour rejoindre des sous-sol. Ces conditions nous rendent encore plus vulnérables ».

La pression d’une partie de la communauté musulmane mais aussi et surtout d’institutions européenne et organisations des droits de l’homme a fini par faire avancer les choses. Lundi 30 juin, le Conseil d’Etat a donné son feu vert à la construction de la toute première mosquée d’Athènes pour un budget d’environ 1 million d’euros. Le temple, sans minaret, devra s’élever dans l’ancienne base navale de Votanikos, un quartier de l’ouest athénien et pourra accueillir près de 350 religieux. « Nous sommes évidemment très contents de cette décision. Nous avons enfin un sentiment de justice. La capacité d’accueil est faible mais il faut faire les choses doucement et prouver à ceux qui s’y opposent qu’ils ont tort de craindre ce projet », se réjouit Abdul Ahmed.

Il faut dire que le projet de construction d’une mosquée ne date pas d’hier. Celui-ci remonte à 1978 et n’a cessé de traîner dans les placards du Parlement grec. Le sujet est réapparu une première fois en 2000 à l’occasion des Jeux Olympiques d’Athènes de 2004 ; le temple devait alors s’élever aux abords de l’aéroport de la ville mais la puissante Église orthodoxe grecque s’y est opposée. Selon cette dernière, les minarets étaient « susceptibles d’envoyer une fausse image du pays aux étrangers sur le point d’atterrir ».

L’histoire fut remise sur le tapis une nouvelle fois en 2006 avec une loi prévoyant une construction au frais de l’Etat. Il faudra attendre 2011 pour qu’un vote soit organisé au Parlement réunissant un total de 198 voix sur 300 en faveur de ce projet. Puis, de nouveau l’inertie jusqu’en 2013 avant que des fonds soient alloués et des appels d’offres lancés. Après cinq tentatives infructueuses, la construction est finalement accordée à quatre entreprises grecques. Dans un pays largement orthodoxe, cette décision fait l’effet d’une bombe. Il faut dire que la société hellénique n’est pas un exemple de tolérance lorsqu’il s’agit de religion. « C’est un pays chrétien, ici. S’ils veulent prier, ils n’ont qu’à rentrer chez eux », lance Kiriaki, la soixantaine. « Pourquoi ont-ils besoin d’une mosquée ? On va penser que l’on devient un pays musulman », renchérit Mairie, 34 ans.


Une autre «mosquée» aménagée dans un ancien entrepôt en face du Pirée

Aube dorée a également réagi, menaçant la tenue de manifestations massives contre ce projet jugé par le parti comme « une provocation sans précédent ». De fait, cette formation politique a su rallier un public bien plus large que ses partisans habituels dans un pays encore très marqué par quatre siècles d’occupation ottomane. D’ailleurs, en novembre, lors de petits rassemblements organisés par Aube Dorée contre cette construction, on n’a pas échappé aux amalgames scandés par le cortège : « Non à une mosquée turque ! En autorisant sa construction, l’État justifie l’occupation et salit la mémoire de nos ancêtres. » 


Un religieux s’apprête à entrer dans un lieu de prière aménagé en sous-sol

Beaucoup ont également du mal à comprendre comment l’État a pu débloquer une telle somme pour la mosquée alors que le pays connaît une crise sans précédent. C’est justement à cause d’un contexte social, économique et politique très difficile que Tatiana Papanastassiou – spécialiste de la communauté musulmane en Grèce – ne voit, dans la récente décision du Conseil d’État, qu’un vaste écran de fumée ; « Antonis Samaras a dû envoyer un message fort au reste de l’Europe ne pouvant justifier plus longtemps l’absence de mosquée à Athènes. Mais étant donné le contexte politique actuel, la situation difficile dans laquelle il se trouve et le succès d’Aube Dorée, je pense qu’il faudra attendre encore longtemps avant que l’on puisse voir une mosquée dans notre capitale. Pour le premier ministre comme pour beaucoup, les musulmans sont des étrangers et leurs voix ne comptent pas. Il n’a aucune raison de vouloir leur faire plaisir en se mettant à dos une majorité de la population».

Du côté de la communauté musulmane, on est plus optimiste. « Nous sommes enfin sur la bonne voie, les choses ont évolué en peu de temps. Quand nous aurons notre mosquée, nos détracteurs verront que rien ne changera pour eux et ils finiront par comprendre que nous ne sommes pas des barbares », lance Mohamed, un Égyptien qui, face au Pirée, tient toujours les clefs d’un ancien entrepôt où l’on se déchausse avant d’entrer.