« Explorer le langage visuel singulier qu’a fait naître le mouvement punk durant les années 1970 et jusqu’au milieu des années 1980 », telle est l’ambition de PUNK GRAPHICS : Too fast to live, too young to die. Pour cela, l’ADAM a décidé de se baser en grande partie sur la collection personnelle d’Andrew Krivine, banquier new-yorkais qui, dans sa jeunesse, fut le témoin privilégié de la naissance du punk. Dès lors, comment ne pas s’interroger ? Comment réagir quand on apprend qu’un mouvement nihiliste ayant prôné autrefois le no future est aujourd’hui exposé dans des lieux institutionnels d’après les biens personnels d’un homme d’affaires ? De même, doit-on rester perplexe ou simplement s’enthousiasmer quant à la présence d’affiches des Smiths, des Forgis ou de Kraftwerk parmi les 500 œuvres exposées ?
Andrew Krivine a sa propre idée sur le sujet : « À travers le terme punk, il faut entendre ici tout ce qui, au cours des années 1970 et du début de la décennie suivante, a été une réaction à une industrie du rock de plus en plus conventionnelle. The Smiths, par exemple, s’inscrit dans un héritage punk, dans le sens où il y a cette cette volonté de privilégier l’art à la célébrité en refusant d’apparaître sur les pochettes d’albums, comme sur celle de Meat Is Murder où les Anglais se réapproprient les images du film In The Year Of The Pig d’Emile de Antonio. »
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Le punk représenté à Bruxelles est donc une musique en état d’urgence, sans répit ni concession, jouée en grande partie par des musicien.ne.s à l’air déphasé, persuadé.e.s de pouvoir jouir sans entraves. Sauf que l’exposition s’intéresse ici moins à l’innovation musicale de XTC, de Joy Division et des Sex Pistols qu’à la folie créative dont ils faisaient preuve au moment d’investir le champ visuel. En clair, ce ne sont pas ces entités que l’on célèbre ici, mais bien Hipgnosis, Peter Saville ou encore Jamie Reid. Et ce dernier, tout particulièrement, semble susciter l’admiration d’Andrew Krivine : « De la même manière que l’on disait de George Martin qu’il était le 5ème Beatles, je pense que l’on peut considérer Jamie Reid comme le 5ème Pistols. Il a réellement contribué à façonner l’image sulfureuse des Anglais, que ce soit en s’appropriant des dessins humoristiques dénichés dans une brochure du Belgian Travel Service, en détournant l’imagerie de Disney pour mettre en exergue une biche décédée sur laquelle est tatouée “Who killed Bambi ?”, ou en se servant de l’affiche de Holidays In The Sun pour s’attaquer au tourisme de masse. Sur celle-ci, on voit en effet l’image d’une plage surpeuplée accompagnée du sous-titre : “Des vacances pas chères dans la misère des autres“…»
Le détournement : voilà l’une des grandes obsessions des graphistes punks, qui ont magnifié comme rarement avant eux l’art du couper-coller. Il y a, par exemple, ce numéro 22 du magazine Vague dont la couverture est légendée ainsi : « Media sickness (more contagious than aids) ». Il y a aussi cette affiche annonçant l’album Stations Of The Crass de Crass où l’artiste visuel Gee Vaucher réalise un collage surréaliste en remplaçant la tête des personnages principaux, un homme et une femme, par un pistolet et un prisonnier angoissé. Il y a également cette fameuse image qui orne la pochette de l’album Orgasm Addict des Buzzocks, où Linder Sterling a collé un fer à repasser déniché dans un magazine masculin sur la tête d’une femme nue. Ceci, dans l’idée de « mêler sexualité et domesticité à une politique de genre », précise Arnaud Bozzini, directeur du musée.
De son côté, Andrew Krivine reconnaît bien volontiers l’absence de femmes de la trempe de Linder Sterling au cœur de ces années subversives. À peine cite-t-il Jill Mumford, qui illustra les premiers singles de Siouxsie and the Banshees, pour contrebalancer l’idée d’un milieu avant tout masculin. L’Américain, en revanche, se montre nettement plus loquace au moment d’évoquer les intentions progressives du punk. « On parle ici d’un genre qui, en plus de favoriser l’émergence de nouveaux styles (la synth-pop, la no wave, le post-punk), a toujours su se renouveler visuellement. Il y a quand même un énorme fossé entre le DIY prôné par Jamie Reid et les affiches de Talking Heads en 1980, les premières à être générées par ordinateur. » Pensons également à la sobriété graphique proposée par Peter Saville pour le label Factory Records, aux Clash qui, en plus de faire appel à Futura, introduisent des éléments hip-hop (les trains, le graffiti, le ghettoblaster, etc.) dans leur esthétique visuelle, ou encore à Malcolm McLaren qui demande à Keith Haring de lui confectionner la pochette de son premier album solo, Duck Rock.
On comprend alors qu’il est impossible de condenser l’esthétique punk, de l’enfermer dans des concepts artistiques rigides. Trop libres, trop référencées (aux comics, au dadaïsme, au constructivisme russe, à la science-fiction), trop portées sur le DIY, les affiches exposées à Bruxelles rappellent, selon Andrew Krivine, à quel point « il est inconcevable de manufacturer le punk. C’était inimaginable d’en faire un produit marketing, contrairement à des mouvements récents, comme la K-Pop, où les artistes sont façonnés de toute pièce. » Passons sur la formation des Sex Pistols, montés de toute pièce par Malcolm McLaren… L’important, finalement, est de garder en tête la volonté de ces artistes d’être « en dehors de la société », comme le chantait Patti Smith. Et donc d’imposer de nouveaux dogmes, de tourner le dos aux dérives commerciales, d’être sourd à la raison et de déployer un discours révolutionnaire.
Au gré des pièces de l’exposition, on (re)découvre ainsi les velléités irrévérencieuses d’artistes prêts à traduire leur engagement politique (en faveur des droits des homosexuels, en soutien aux travailleurs en grève ou contre le racisme) à travers des œuvres visuelles extrêmement référencées. Au moment de concevoir le logo de Rock Against Racism, David King s’inspire ainsi du constructivisme en vogue lors de la révolution russe, avant de se réapproprier la flèche, symbole antifasciste utilisé pendant la Seconde Guerre Mondiale pour recouvrir les croix gammées, au moment de créer l’affiche de l’Anti-Nazi League. L’idée étant de questionner la société, de mettre en lumière des luttes encore souterraines (l’écologie, le nucléaire, etc.) et de brouiller les frontières entre les populations. « Découper ou effacer la tête et les yeux, symboles de l’identité personnelle, était un acte récurrent chez les punks », précise Arnaud Bozzini, qui en profite pour citer en exemple cette affiche de la chanson « Identity » de X-Ray Spex, qui présente des membres du groupe avec des barres sur les yeux, comme un écho aux paroles : « Identity is the crisis you can’t see ».
PUNK GRAPHICS…, c’est là une partie de son intérêt, sa volonté de démontrer l’influence d’un mouvement artistique sur un territoire bien déterminé, réserve également une place importante à la scène belge, notamment grâce à des œuvres (là encore des flyers, des fanzines, des affiches, des pochettes d’albums) provenant à 50% de la collection personnelle d’Annik Honoré, journaliste, amante de Ian Curtis (à qui elle a inspiré l’hymne « Love Will Tear Us Apart »), programmatrice (le Plan K, c’était elle !) et co-fondatrice du label Les Disques du Crépuscule. Un résumé à elle seule, en somme, d’une génération instable, qui se moquait bien de l’autorité (parentale, professorale, gouvernementale…) et qui, grâce à la satire, la parodie, l’humour ou le détournement est parvenue à promouvoir la bande-son d’une époque dans des créations visuelles aussi vives qu’expérimentales.
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