Les basses résonnent ce samedi au Konex, un centre culturel du quartier d’Almagro, à Buenos Aires. Ce soir, le public est jeune, en grande majorité féminin, et arbore souvent un foulard vert autour du poignet ou accroché au sac à dos. La foule s’emballe lorsqu’au milieu d’une tirade, celle que tout le monde attend, Sara Hebe, brandit le même pañuelo vert. Car le message qu’il contient est fort : « Éducation sexuelle pour décider, contraceptifs pour ne pas avorter, avortement légal pour ne pas mourir ».
Sara Hebe, 35 ans, est régulièrement citée par les critiques comme la meilleure rappeuse d’Argentine. Originaire de Patagonie, elle s’est progressivement fait une place dans le milieu très masculin du hip-hop, en dénonçant le système et ses injustices. Un style qui touche particulièrement Lucila, étudiante de 21 ans venue voir le concert : « Le hip-hop a toujours véhiculé un machisme très violent, c’est génial de voir des artistes comme Sara Hebe qui racontent autre chose », s’exclame-t-elle en énonçant les grands thèmes féministes qu’elle retrouve dans les paroles de la rappeuse.
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Car ces derniers mois à Buenos Aires, les débats sur la place des femmes dans la société sont sur toutes les lèvres, des discussions sur les terrasses des cafés jusqu’aux débats politiques et aux milieux artistiques. Un événement majeur a cristallisé en août un débat déjà présent depuis plusieurs années : le refus du Sénat d’approuver une proposition de loi légalisant l’Interruption volontaire de grossesse (IVG). D’énormes manifestations réunissant des centaines de milliers de femmes ont divisé le pays, impulsant une vague de revendications et de conscientisation, rayonnant sur le continent latino-américain. Le milieu du rap n’échappe pas à la vague verte, et pour Sara, c’est logique : « La musique est la bande originale des luttes sociales. »
Le rap porteño trouve son rythme
Pourtant, à Buenos Aires, le rap n’a pas toujours fait l’unanimité. Dans le pays du rock et de la cumbia, les autres styles de musique ont longtemps eu du mal à se faire une place. Reconnue comme support privilégié du message social, la cumbia avait explosé lors de la crise économique qui a frappé l’Argentine en 2001. Le rap a lui été relégué aux quartiers défavorisés et sa portée revendicative et fédératrice, ignorée.
Karen Pastrana, 45 ans, est l’une des rares pionnières du rap argentin à être une femme. C’est « Bring The Noise » de Public Enemy, qui l’a fait tomber dedans. « J’ai senti un appel à travers leurs voix. J’ai commencé à croire au pouvoir de la parole et aux bonnes ou mauvaises choses qu’elle peut générer. » Elle lit la traduction de la chanson et se sent déçue, mais prend le micro pour lancer son propre appel. Avec Malena d’Alessio, elles forment dans les années 90 le groupe légendaire Actitud Maria Marta qui résonnera sur tout le continent pendant de nombreuses années. Proches des mouvements de défense des droits de l’homme et portant leurs revendications dans une Argentine qui n’a pas encore fait son travail de mémoire sur la dictature militaire (1976 – 1983), elles deviennent rapidement l’un des groupes les plus engagés et les plus respectés du milieu hip-hop latino-américain.
Depuis, plusieurs jeunes rappeuses ont pris le relais. S’intégrer dans ce milieu très machiste n’a pas toujours été simple. Kris Alaniz, 29 ans, se souvient de ses premières scènes en 2009 : « Il n’y avait que des hommes dans le public. Qu’une femme fasse du rap, féministe et politique, c’était inhabituel… mais ils ont dû s’y faire. » Mais Kris a appris à se faire une place dans un monde brutal. Sans-papiers jusqu’à récemment, car victime d’un système d’adoption défaillant, ballottée de ville en ville, elle se considère avant tout comme anarchiste et militante. Avec à son actif deux albums, un troisième en route et plusieurs dates dans les salles connues de la capitale, elle ne manque jamais de monter sur scène dans les soirées rap improvisées, pour lancer son message comme un cri de colère. Pour Sara Hebe, même son de cloche sur le milieu : « Plusieurs fois, je me suis pris la tête avec des rappeurs à cause de leur sexisme. Mais ce n’est pas que dans le rap, toute la société argentine est comme ça. »
Depuis quelques années, le rap porteño se fraye une place sur les ondes et dans les salles de concerts. Aujourd’hui, impulsé par des artistes comme Kris, Sara, ou leurs homologues masculins, WOZ, Emanero ou encore Mustafa Yoda, le rap porteño explose auprès des jeunes. Via la trap et les battles de freestyle dans les quartiers, les pibes et, chose originale, les pibas s’approprient le boom bap new yorkais historique pour lâcher leurs problèmes du quotidien et s’exprimer en musique.
La botte secrète des quartiers
Dans un parc d’Almagro, encerclé de monoblocs, les immeubles en béton d’une ville à l’urbanisme anarchique, des cris montent d’un petit amphithéâtre à l’air libre. C’est une battle de freestyle qui réunit une centaine de jeunes autour de rappeurs et rappeuses au flow déroutant. Ici, pas question de s’insulter ou de proférer des paroles machistes, c’est la seule règle. On y rappe crise, politique, féminisme, dans les rires et les skuds bien sentis. Et d’ailleurs c’est une rappeuse, Nadia, qui gagne la battle haut la main, sous les exclamations du public. Dans le jury, Valessa, l’une des rappeuses qui ont fait leur entrée dans le milieu récemment. Dotée d’un album aux sonorités funk et soul, Lo primero, Valessa considère que le rap doit surtout passer par les jeunes, s’emploie à organiser des battles et participe à des événements féminins à chaque fois qu’elle le peut. « Personne ne croyait au rap argentin, mais avec les battles de freestyle, le rap est devenu une réalité, surtout auprès des jeunes. »
Si la bataille pour l’avortement légal est sur le devant de la scène ces derniers mois, l’esprit de contestation qui habite les rappeuses est souvent beaucoup plus large. Que ce soit la dénonciation des politiques néolibérales du gouvernement de Mauricio Macri (au pouvoir depuis 2015), qui laissent les classes sociales les plus pauvres à l’agonie ou les revendications des peuples indigènes, les sujets ne manquent pas. « L’Argentine est un pays qui est toujours en crise, nous sommes habitués à sortir dans la rue pour nous battre », s’amuse Kris, en grimaçant d’un air de défi devant le Congreso, où se réunissent les députés et les sénateurs, pour débattre du budget 2019 proposé par le gouvernement. Un budget d’austérité qui répond avant tout aux exigences du FMI, qui a octroyé un prêt de 57 milliards de dollars à l’Argentine pour l’aider à faire face à la crise.
La lutte contre le patriarcat n’a en fait été que relativement récemment incluse dans les territoires de lutte en Argentine. « Il y avait tellement de choses face auxquelles il fallait être vigilants. Je suis née femme et pendant longtemps, je n’avais pas réfléchi à ce que ça signifiait, par ignorance », confie Karen, en saluant le courage des jeunes femmes qui ont enfin réussi à mettre un coup de semonce à ce problème de société. Depuis 2005, dans le sillage de la « Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sans risques et gratuit », le combat est âpre pour permettre aux femmes de ne pas mettre leur vie en danger en avortant clandestinement. Le mouvement féministe, « Ni Una Menos » [pas une de moins], né en 2015 pour lutter contre les violences faites aux femmes, a donné un nouvel élan à la lutte féministe, trouvant particulièrement écho auprès des jeunes.
« C’est beau ce que fait la nouvelle génération ! s’extasie la doyenne des rappeuses. Des femmes meurent tous les jours sous les coups. On a trop longtemps été habituées à se taire, chez nous ou dans la rue. Maintenant on élève notre voix. » La MC s’implique au niveau local, dans les barrios de la capitale en offrant des ateliers pour les jeunes filles. Pour elle, le hip-hop, avec son discours « plus clair et direct » est la botte secrète qui pourrait mettre les quartiers au diapason de la lutte contre le sexisme. « Féminisme ou autonomisation, c’est presque des gros mots par ici. Le rap te raconte une histoire, et te fait prendre conscience de ce qui est normal ou non, sans te faire la leçon ».
Ne pas donner de leçons, ne pas se poser en figure de proue et laisser faire les paroles et le beat, semblent constituer des points communs entre les quatre raperas. « On accompagne le mouvement. J’ai par exemple joué lors d’une manifestation devant le Congrès. Mais je n’appartiens à aucune organisation », martèle Sara. Elle revient tout juste du 33º Encuentro Nacional de Mujeres [la Rencontre nationale de femmes], qui s’est déroulé à Trelew en Patagonie. Elle en est ressortie impressionnée. « C’est dingue ! Il y avait 65 000 femmes dans ce village. C’est l’événement le plus important du pays sur le plan politique depuis un bail. Et potentiellement le seul mouvement capable de lutter contre le néolibéralisme », s’enthousiasme-t-elle. « Ce sont elles qu’il faut mettre en avant. Ce sont elles qui se battent. La musique et l’art ne font que sublimer tout ça ».
Timothée Vinchon et Sophie Bourlet arrivent tout juste sur Noisey.