À la recherche de la statue de Staline disparue

La statue de Joseph Staline à Gori, Géorgie, disparue en 2010. Photo via Wikimedia Commons

Chaque 21 décembre, un petit groupe de fidèles orthodoxes de la ville de Gori, en Géorgie, se réunit autour d’un patriarche pour célébrer une messe. Conformément à la tradition, les participants brandissent une icône. Cependant, celle-ci ne représente pas des saints. À la place, on aperçoit une reproduction grossière de la photo de la Conférence de Yalta, où Churchill, Roosevelt et Staline sont assis côte à côte. Mais alors que sur le cliché de 1945, le dirigeant soviétique est à droite, sur le tableau exhibé par les fidèles, il figure au milieu. Une auréole entoure chacune de leurs têtes. Gori, la ville où est née et a grandi Staline, a transformé le dictateur communiste en icône.

Ici, une immense statue de Staline est longtemps restée installée sur la place de la mairie de Gori. Celle-ci avait survécu à la déstalinisation, à la Perestroïka et à la chute finale de l’URSS en 1990. Elle avait veillé sur la ville pendant plus de 60 ans. Jusqu’à ce qu’un soir de juin 2010, elle soit déboulonnée sur ordre des autorités géorgiennes. Et qu’elle disparaisse.

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Un petit aperçu de l’avenue Staline, la plus grande artère de Gori

Gori est située à 80 km de la capitale Tbilissi. Aujourd’hui encore, nombreux sont les habitants de la ville qui clament leur admiration pour feu le dirigeant communiste, malgré les assassinats, les déportations et la terreur exercées par l’Oncle Jo sur le peuple russe au nom de l’idéal égalitaire. Ici, ce dernier a un musée, une place et une avenue à son nom. Depuis la mystérieuse disparition de la statue à son effigie, les habitants de Gori ignorent où elle peut bien se trouver. Tous restent persuadés qu’elle repose entre de bonnes mains, et attendent patiemment son retour sur la place du musée. Mais elle ne revient pas. C’est pourquoi j’ai décidé de partir à sa recherche.

Sur l’avenue Staline, la seule route vraiment praticable de la ville

À Gori, sur la place de la mairie, tout ce qu’il reste de l’un des plus grands dirigeants du XXe siècle, c’est un parterre de fleurs et quelques arbustes taillés en boule. Un aménagement sommaire, invisible, alors qu’il y a encore à peine cinq ans, tout le monde se retournait sur sa statue. C’était la dernière à l’effigie de Staline encore debout en ex-Union soviétique. Elle représentait un colosse de six mètres de haut, la moustache fournie et le regard pointant au loin, vers les montagnes du Caucase. Pendant 62 ans, le Petit père des peuples a surveillé les allées et venues des habitants de « sa » ville, celle où on le considère encore comme l’enfant du pays.

Mais un soir de juin 2010, le gouvernement a fini par penser que le symbole était devenu trop encombrant. Alors, en pleine nuit, la statue a été démontée. Il a fallu faire faire vite, être méticuleux, avant que les habitants ne découvrent la disparition. Sur le bitume, il n’y a plus aucune trace de l’immense piédestal sur lequel elle se tenait. Mais un parterre de fleurs ne suffit à combler le vide. Depuis ce que certains habitants considèrent comme « l’enlèvement », tout le monde se perd en conjectures pour savoir quand Staline pourra revenir parmi les siens.

Gogui, habitant de Gori de longue date, nous dévoile son tatouage à l’effigie de Staline

Assis à l’ombre d’un platane, cigarette coincée au coin de la bouche et béret sur la tête, Gogui, les 80 ans bien sonnés, en est certain : « la statue est bichonnée, dit-il. Puis elle fera son grand retour, pour bientôt. » À côté, son ami Omar prend un air mystérieux : « Moi, on m’a dit qu’elle était cachée dans une tour ». Le petit groupe de retraités s’anime. Les suppositions pleuvent. Personne ne se met d’accord, sauf sur une chose : « Personne n’aurait dû la démonter. Staline était un homme bon. Au moins à l’époque, on vivait bien », tranche Gogui.

Ajoutant le geste à la parole, il se met à déboutonner sa chemisette en nous fixant. Il en écarte les pans solennellement. Sur son torse, à l’endroit du cœur, il a fait tatouer les visages des deux plus grands dirigeants de l’URSS, Lénine et Staline. Il relève le menton. « Sur Terre, il y a Dieu. Et ensuite, il y a Staline. »

C’est à cause d’eux, ces vieux briscards rescapés du communisme, que les autorités ont dû opérer dans le plus grand secret. Car c’est ici, en décembre 1879, que le petit Iossif Vissarionovitch Djougachvili a poussé son premier cri. Et c’est bien la seule gloire de Gori. Peu importe si, devenu grand, le dirigeant n’a accordé aucun traitement de faveur à son peuple. Gori et sa statue, son côté anachronique, étaient même devenus une petite attraction touristique, comme une plongée dans un temps révolu, pour les touristes de passage.

Mais la guerre-éclair de 2008 contre la Russie est passée par là. Pendant 10 jours, Gori est devenue la ligne de front. Des journalistes des quatre coins du monde ont débarqué. Même Bernard-Henri Lévy tentera de s’en approcher. Et alors même que quelques immeubles ont été détruits, la statue, elle, n’a pas eu une éraflure. Pire : alors que jusqu’à présent, sa notoriété ne dépassait pas quelques connaisseurs, désormais, elle s’était affichée sur les écrans de télévision du monde entier. Embarrassé, le président Saakashvili, proeuropéen, n’a plus supporté l’affront. Et deux ans plus tard, c’est lui qui ordonna le déboulonnage.

Mugs, stylos, T-shirts et aimants, impossible de repartir de Gori sans son souvenir stalinien

Derrière le comptoir de l’office de tourisme, Tina sort ses gros registres et pianote sur sa calculette. « En 2013, 42 000 personnes sont venues visiter la ville, assure-t-elle. 90 % étaient étrangères. » Pour elle, il n’y a aucun doute : « Gori est célèbre pour Staline. Les gens viennent pour ça. » Car sans lui, quel touriste aurait bien voulu poser le pied dans cette ville poussiéreuse de 50 000 habitants, où les étés sont torrides et étouffants ? Sans Staline, Gori n’aurait été qu’un point sur une carte.

Alors l’enfant du pays, « le plus grand des Géorgiens », est devenu la superstar de la ville, son fonds de commerce. À côté de l’office de tourisme, une petite échoppe vend des tasses, des drapeaux, des autocollants et des T-shirts à l’effigie de l’ancien dirigeant communiste. « Ce sont surtout les mugs qui partent », assure la vendeuse. Pour Tina, c’est certain : le retour de la statue attirera davantage les curieux.

Aussi, le centre-ville est en passe d’être entièrement rénové. Les maisons défraîchies ont été repeintes, les rues repavées. Même si, pour l’instant, sur les vitrines, on voit davantage d’affichettes « à louer » que de magasins de souvenirs et que la nuit, ce centre-ville désert prend des airs de décor de far-west. Un casino a même été installé dans le centre, au rez-de-chaussée de l’hôtel que Staline a lui-même fait construire.

À l’intérieur du musée Staline, à Gori

Assise derrière la caisse de son épicerie, la jeune Nino rit avec moi de la situation. Il y a soixante-dix ans, ici, c’était la banlieue pauvre de Gori. Celle où est né le futur dictateur, dans une minuscule maison. Transformée en quasi-mausolée, la baraque est devenue le point de départ de la plus grande artère de la commune, l’avenue Staline, la seule sur laquelle les façades ne sont pas fissurées – et la seule que voient les touristes de passage. C’est ici qu’on fait du vélo, qu’on se donne rendez-vous, qu’on mange une glace au bord des jets d’eau. Une ambiance banale de ville de province.

Je remarque qu’une petite femme me suit depuis le début de la visite. Elle avait l’air d’être là pour surveiller le discours des employés du musée face à des journalistes un peu trop curieux.

Natia est accoudée à la fenêtre du musée Staline. La jeune femme est guide depuis quatre ans dans cet établissement d’un autre âge. Elle récite, à longueur de journée et dans un anglais mécanique, l’histoire choisie du Petit père des peuples. Entièrement à la gloire de Staline, l’établissement regroupe tout et n’importe quoi, pourvu que le dirigeant l’ait touché. Cigares, stylo qu’il a utilisé pour la conférence de Postdam ou extraits de poèmes adolescents, l’exposition est restée la même depuis 1979. Évidemment, nulle mention n’est faite des goulags, des camps de travaux forcés, des déplacements de population ou simplement du caractère irascible de « l’homme d’acier ». Alors forcément, devant ce monument de propagande, une immense statue serait idéale pour couronner les collections. À un moment, tout le monde pensait que c’était fait. Après la chute du Président Mikheil Saakashvili, en 2013, le gouvernement a fait machine arrière et annoncé la réinstallation du colosse de fer. À l’époque, même le New York TImes s’était fendu d’un article pour annoncer l’événement. Mais depuis, silence radio. Rien sur le site Internet du ministère. « Je n’ai aucune idée d’où elle peut bien être, reconnaît Natia. Mais elle est gardée en lieu sûr. »

Le musée présente une collection de souvenirs liés à Staline. Elle inclut photos, poèmes, objets, reproductions de discours et même masque funéraire du dirigeant

Je remarque qu’une petite femme me suit depuis le début de la visite. Elle avait l’air d’être là pour surveiller le discours des employés du musée face à des journalistes un peu trop curieux. « Moi, je sais où elle est », nous dit-elle. Natia, la jeune guide, la dévisage, décontenancée. « Ah bon ? Alors ça, vous voyez, c’est une surprise », bredouille-t-elle. Dans un mélange de russe, d’anglais et de géorgien, la mystérieuse informatrice se présente comme une journaliste à la télévision publique. « Une collègue », sourit-elle en faisant un clin d’œil. Impossible d’en savoir plus. Déjà, elle nous pousse dans un taxi. Au chauffeur, interloqué, elle donne des instructions interminables.

Le taxi roule plusieurs minutes avant de sortir de la ville. Le chauffeur oblique à gauche, puis à droite, et s’engage sur un chemin de terre. J’ai beau scruter l’horizon, on ne discerne aucun hangar suffisamment vaste pour abriter une statue de six mètres de haut. Aucune trace non plus des troupes ultra-équipées, chères à Gogui. Nous nous retrouvons donc très vite au milieu de nulle part, entre des terrains vagues jonchés de ronces et des maisons abandonnées. Le chauffeur s’agace, transpire, s’éponge le front. Seul espoir, une petite cabane, au loin. Deux hommes sortent la tête derrière le grillage défoncé. Après une longue discussion, les « gardiens » font signe de descendre. Ils désignent vaguement une ruine, à quelques mètres de là. Elle est minuscule. Le toit a été détruit, les fenêtres murées.

En avançant, on aperçoit sur la gauche une seule ouverture, sans vitre, qui donne sur l’intérieur. Il faut escalader quelques pierres et enjamber les herbes folles pour arriver à y jeter un œil. C’est à travers ce minuscule encadrement que je tombe nez à nez avec elle – la statue.

L’une des dernières statues de Staline au monde, le monument chéri des habitants, ne se trouve ni dans un bunker, ni dans une cave, encore moins dans une tour. Elle est là, à sept kilomètres de la ville, au beau milieu d’un terrain vague, le nez dans la terre, à peine dissimulée derrière des murs qui menacent de s’effondrer. Paisible et presque intacte. Le chauffeur de taxi a du mal à cacher sa surprise. Il marmonne quelques mots dans ma direction en étouffant un rire.

C’est donc ici, un soir de juin, il y a quatre ans, qu’on aurait déposé à la va-vite la statue mystérieuse. On l’a allongée là, dans une zone industrielle abandonnée, soumise aux intempéries, à la merci des curieux. Son long manteau ne l’a guère protégée : les manches sont striées de traces de gouttes de pluie. Pointant vers le sol, son nez imposant affiche pas mal d’éraflures. Rapidement, les gardes commencent à s’agiter. Il faut lever le camp. Ne pas troubler la sieste du géant.

Le retour à Gori est silencieux. Le chauffeur de taxi nous dépose devant le musée sans dire un mot. Natia, la jeune guide, passe dans les allées. Je lui montre les photos de la statue ; elle sourit puis hausse les épaules. « Je dois rejoindre un groupe », dit-elle en s’éloignant. Je tente le coup à l’hôtel d’en face, lui aussi bâti par Staline. Mais même réaction. Les réceptionnistes sont davantage absorbés par leur jeu de poker en ligne que par notre découverte. Gogui lui, a disparu. Dommage. Je l’aurais bien imaginé mener un commando pour aller ramener la statue parmi les siens.

Il n’y a plus grand-chose à faire à Gori désormais. Dehors, sur la grande place, le soleil tape toujours aussi fort. Avant de partir, je retraverse la ville. L’avenue Staline et son casino. La place de la mairie et son parterre de fleurs. Gori et sa forteresse abandonnée. Ses habitants et leurs souvenirs fervents, mais qui ne l’ont pas cherché à travers champs. Peut-être faudrait-il le prévenir, lui qui dort dans sa cabane détruite. S’il revient à Gori, Staline devra lui aussi se préparer au changement de décor.

Cerise écrit pour Metronews et Les Inrocks. Elle est sur Twitter