À propos de la trentaine

Dessin de l’auteure

Quand j’avais 24 ans, un commissaire d’exposition avec lequel j’espérais travailler m’a dit : « Quand tu auras 30 ans, tu seras vraiment moche, et ton copain va te quitter. Mais moi, je te baiserai encore volontiers. »

J’ai eu 30 ans en septembre 2013. N’en déplaise au féminisme ou la logique, j’appréhendais terriblement le cap de la trentaine – même si aucune des prédictions du commissaire ne se sont réalisées.

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L’âge est une arme que la société utilise contre les femmes. Au fil des ans, on se sent de mieux en mieux dans notre corps, tandis que la société le déprécie. Trente ans, comme quarante ou cinquante ans, c’est une ligne de démarcation, mais celle de la trentaine est particulièrement symbolique. Franchis-là, nous dit le monde, et tu laisseras derrière toi les plaisirs addictifs de la féminité juvénile.

J’avais toujours 24 ans quand le même mec a refusé de me faire participer à une représentation avec d’autres artistes vingtenaires. Elles peignaient des jeunes femmes d’une fragilité candide, à l’image de ce qu’il pensait d’elles. « Tu n’es pas une jeune artiste », m’a-t-il rétorqué quand je lui ai demandé de participer. « Pas comme elles. »

En tant que femme occidentale, on a souvent le choix entre être une fille excentrique ou une quarantenaire dont chaque pas se fait en fonction du battement implacable de son horloge biologique. Mais hormis les six mois qui suivent votre 21ème anniversaire, votre âge est à l’image des bols de gruau de Boucle d’Or . Trop jeune, trop vieille. Jamais comme il faut.

En revanche, l’âge d’un homme est souvent adéquat. Dans Lettres à un jeune rebelle, Christopher Hitchens, 52 ans, se demandait quand on cesserait de le taxer de jeune homme en colère. Les mecs comme Hitchens passent directement de bad-boy à vénérable homme d’État.

À mon sens, la plupart des privilèges liés à l’âge ont trait à l’argent. En tant qu’artiste, je me suis mieux débrouillée que d’autres. Je me suis démerdée pour dégoter plus d’opportunités chaque année et pour peindre avec plus d’autorité, jusqu’au jour où je me suis rendu compte qu’il n’était plus nécessaire que je me batte pour garder la tête hors de l’eau. Avoir 30 ans, c’est assez cool. Mais révéler que j’ai 30 ans est toujours un calvaire.

La trentaine est censée être le début de la fin de la féminité sexy. C’est indéniable, l’attirance sexuelle est basique, charnelle. Le revers de la médaille, qui n’a que la vérité qu’on lui prête, c’est qu’on vit en sursis. Avec un peu de soin, la beauté s’efface lentement. La juteuse douceur de la jeunesse, elle, disparaît vite. Avec l’âge, on gagne en clairvoyance. On se détache lentement des choses qui nous importaient auparavant. Il est dangereux qu’une femme gagne en expérience sans pour autant devenir, comme l’écrit Chelsea G. Summers, « l’ombre d’une femme, glissant, grise et spectrale vers la douce nuit. »

Mieux vaut dire aux femmes que leur jeunesse est leur meilleure qualité – que lorsque leurs nichons tombent et que des crevasses se forment sur leur visage, tout ce qu’elles aiment s’apprête à disparaître.

J’essayais de m’autoconvaincre que j’étais heureuse d’approcher de la trentaine, tout en confiant à mes amies que j’étais terrifiée. Mon cercle d’amies est presque exclusivement composé de femmes plus vieilles que moi. « Ah ! » ricanaient-elles. « Attends voir un peu. » Quelques semaines plus tard, j’ai rassuré une amie en lui disant que le fait qu’elle ait soufflé sa 26ème bougie ne signifiait pas que sa vie était terminée.

À trente ans, on n’est plus une enfant. Ce qui est souvent admiré dans la féminité, comme aiment à le rappeler les défenseurs de l’abstinence pré-conjugale, c’est le fait d’être aussi fraîche qu’une sucette encore sous emballage. On prête aux femmes une certaine innocence. Et l’innocence doit être préservée.

L’innocence, c’est de ne rien faire. Ne pas s’enfuir à New York. Ne pas boire de whisky jusqu’à 4h du matin. Ne pas baiser ce garçon ou cette fille simplement parce qu’ils font vibrer votre cœur comme un transformateur électrique, tout ça pour se réveiller impuni le lendemain. Ne pas essayer de court-circuiter un système truqué en votre défaveur. L’innocence est le résidu d’un temps où les femmes avaient le même statut légal que les enfants. L’innocence profite à votre maître. Elle ne vous profite en rien.

J’ai détesté être une enfant. Ma journée la plus heureuse a été celle de mon départ de l’école pour mener une vie adulte dans laquelle je pouvais voyager à travers le monde – et aller aux toilettes sans qu’un prof ne doive me l’autoriser. Les années qui ont suivi mes vingt ans, avec tout ce qu’elles ont pu apporter en terme d’enthousiasme, furent une succession de galères financières et de harcèlements sexuels. Mais être une femme adulte, ça défonce.

À l’âge de 18 ans, j’avais pourtant hâte d’avoir 30 ans. Je m’asseyais à une table de café du Barnes and Noble et lisais des livres que je ne pouvais pas me payer. Des hommes me demandaient s’ils pouvaient me tenir compagnie. J’étais trop polie pour refuser. Ils s’énervaient si je ne leur parlais pas. Ils s’énervaient si je leur parlais mal. Au terme d’une conversation, j’ai décliné la proposition d’un mec qui voulait me payer un verre. Il m’a hurlé dessus : « Pourquoi tu m’as fait perdre mon putain de temps, alors ? »

Personne ne me hurle dessus désormais. En novembre, je me suis baladée à Beyrouth aux alentours de trois heures du matin et, mis à part un type qui s’astiquait en direction des étoiles, personne ne m’a ennuyé. Des mecs m’ont dit que le harcèlement de rue allait me manquer. À moi, il ne me manque pas.

À 21 ans, fauchée, j’ai tourné dans un clip dans lequel mon boulot consistait à me tortiller, en bikini, tandis qu’on me déversait des sauterelles vivantes sur le corps. On s’était mis d’accord pour que les sauterelles ne touchent que mon ventre. J’en ai reçu plein la figure. Le groupe s’est marré pendant que je hurlais. Pour eux j’étais une fille, jeune et sexy, et donc à leur disposition. J’ai obligé le tourneur à me payer un supplément avant de signer le formulaire de consentement.

La seule chose que m’a ôtée la trentaine, c’est le sentiment que le temps est éternel. Je peux raisonnablement m’attendre à 30 années supplémentaires de bonne santé. Avec de la chance, j’aurais 9 000 couchers de soleil pour faire tout ce qu’il me reste à faire, avant que je n’ai à craindre le cancer et la mort.

Je déteste de plus en plus les hommes et les femmes qui s’accrochent à l’impuissance de la jeunesse. S’accrocher à la jeunesse est compréhensible. L’injection de botulisme dans le front peut faire des merveilles, ou du moins aider à maintenir son rang dans une société capitaliste gangrénée par l’âgisme. Mais rester en vie est synonyme de puissance. Les années qui passent vous donnent des compétences, une certaine robustesse en plus des quelques cicatrices laissées par les combats de la vie. Vous avez survécu. Que tous ceux qui cherchent à vous priver de la beauté de l’existence aillent se faire foutre.

Zora Neale Hurston était une des grandes écrivaines du siècle dernier. Mais à 26 ans, la pauvreté ainsi que le racisme institutionnel l’ont empêché d’accéder à une éducation digne de ce nom. Elle a amputé une décennie à son âge réel et s’est inscrite à un lycée de Baltimore. Hurston est ensuite allée au Barnard College puis s’est faite un nom au temps du mouvement de renouveau artistique afro-américain du Harlem Renaissance. Elle n’a jamais rajouté ces dix années.

Hurston a bouleversé de nombreuses choses, parmi lesquelles un système qui fait du temps l’ennemi des femmes. L’expérience avait rendu perçant son regard, elle disait des choses comme : « Je ne pleure pas le monde dans lequel nous vivons – je suis trop occupée à en exploiter les plaisirs. » Elle s’est également appropriée une décennie de jeunesse.

Comme beaucoup des choses excitantes que font les femmes – baiser ou faire du stop, être terriblement ambitieuse ou dire à un connard de se planter une tronçonneuse en pleine face – la société nous dit que grandir nous mènera à notre perte. Certainement, on vieillit. Mais ou devient également plus solide, plus bienveillant, plus courageux. On peut se débrouiller pour avoir la vie qu’on veut. Mais le monde essaye de nous faire croire que notre valeur s’amoindrit au fur et à mesure que l’on vieillit, alors qu’on sait tous que c’est un mensonge. S’il y a une chose que la société ne peut soutenir, c’est qu’une femme soit satisfaite.

@Mollycrabapple