Denis Coderre a plusieurs idées grandiloquentes pour la ville de Montréal. S’il tient manifestement beaucoup au retour des Expos, certains de ses projets semblent moins réfléchis. En bannissant les calèches pour finalement y investir 500 000 $, en déclarant la guerre aux pitbulls, en annonçant la fermeture de salons de massage érotique, pour s’en désintéresser, puis en réclamer à nouveau la fermeture, le maire semble distrait et peu informé des conséquences de ses projets. Tout ça dans une ambiance de célébration des 375 ans de Montréal et de vœux pieux de ville sanctuaire, irréalisables sauf dans un tweet.
Avec sept mois à faire avant la prochaine élection, Coderre fait aujourd’hui face à des demandes répétées de maires d’arrondissement qui jonglent avec l’idée que la morale et les plaintes de certains citoyens aux prises avec des nuisances publiques (bruits d’automobiles, bouteilles de bière éclatées dans les ruelles, proximité des salons avec des écoles primaires et des garderies…) sont plus importantes que la dignité des travailleuses du sexe. Le maire a choisi de durcir le ton. Il encourage donc à nouveau la fermeture des salons de massage érotique, implorant le gouvernement provincial de lui donner davantage de pouvoir. Il veut pouvoir révoquer les permis des salons qui dérangent les résidants ayant très peur que des masseuses s’invitent aux journées portes ouvertes des écoles de leurs enfants.
Bordels contemporains
En 2013, lorsqu’il avait été élu comme maire de la ville, Denis Coderre avait en effet tenu à spécifier très tôt son désir de resserrer les règles entourant les salons de massage, afin de contrer la prolifération des salons érotiques. Il allait ainsi en faveur des massothérapeutes, qui traitent les salons de massage érotique de « bordels contemporains » et qui y voient une concurrence déloyale. Comme si un client voulant un massage suédois allait sérieusement hésiter entre un salon avec des professionnels qui affichent à l’aide de gommette bleue leurs diplômes ou un salon avec des femmes qui utilisent leurs seins au lieu de pierres chaudes pour faire cesser tout questionnement sur le destin de l’humanité.
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L’année suivante, Yanik Chicoine, le propriétaire de La Montréalaise, le salon de massages érotiques aperçu dans la première saison de Série Noire, avait rencontré le maire dans une démarche proposée par l’Association des Salons de Massages Érotiques du Québec (ASMEQ) pour convaincre le maire d’adoucir sa politique anti-salons de massage. L’opération avait réussi.
« La position du maire Coderre a bien changé depuis novembre 2013. Au départ, il croyait vraiment que les salons étaient remplis de mineurs et de rapaces », raconte-t-il, avant de résumer qu’à la suite de leur rencontre, Anie Samson, la vice-présidente du comité exécutif et responsable de la sécurité publique de la Ville, avait mené sa propre enquête et constaté qu’il n’y avait pas de trafic de femmes ou de mineures dans les établissements enregistrés.
Anie Samson avait expliqué que son administration s’était aperçue que les femmes y travaillaient de façon volontaire et consentante. L’administration Coderre ne voyait donc plus le contrôle des salons de massage érotique comme une action prioritaire.
Cette position avait rassuré les travailleuses du sexe. Celles-ci croyaient alors qu’il y aurait moins de harcèlement de la part des forces de l’ordre et des élus, ceux-ci reconnaissant, en phase avec le jugement Bedford recommandant la décriminalisation du travail du sexe, qu’il était plus sécuritaire de travailler à l’intérieur. Le jugement Bedford préconisait qu’il ne fallait jamais agir contre la santé, la sécurité et la vie des personnes offrant des services sexuels : « Les préjudices subis par les prostituées selon les juridictions inférieures (p. ex. le fait de ne pouvoir travailler dans un lieu fixe, sûr et situé à l’intérieur, ni avoir recours à un refuge sûr) sont totalement disproportionnés par rapport à l’objectif de réprimer le désordre public. Le législateur a le pouvoir de réprimer les nuisances, mais pas au prix de la santé, de la sécurité et de la vie des prostituées. »
À cette époque, Marylie Savoie, une travailleuse du sexe militante, jugeait que de réduire les espaces sécuritaires de travail était un exemple de « putophobie » et qu’en refoulant les masseuses loin de lieux fixes avec pignon sur rue, « on nuisait directement à leur sécurité ». En refusant un lieu de travail aux travailleuses du sexe, on renforçait également leur isolement et leur stigmatisation, comme si elles n’étaient pas dignes de participer à la vie active canadienne.
L’organisme Stella, qui veille à la défense des droits des travailleuses du sexe, a rapidement fait savoir sa déception et sa colère dans un communiqué de presse qui établit les dangers d’une répression imminente si Denis Coderre devait poursuivre sa campagne contre les salons de massage. Les personnes les plus touchées par la fermeture de ceux-ci et « par cette haine encouragée et perpétuée par la Ville de Montréal » seraient déjà vulnérables. Les femmes migrantes, trans, racisées. Des femmes à qui le maire Coderre promettait il y a peu de temps de faire de Montréal une « ville sanctuaire ». Une ville qui les protégerait, donc, mais qui ne peut les protéger, si, comme l’indique le communiqué de presse de Stella, « la ville et son service de police continuent de collaborer avec les services frontaliers et continuent de faciliter la répression contre les personnes migrantes sans statut ou à statut précaire ». Une ville qui peut déporter toute travailleuse du sexe vers son pays d’origine si elle n’a pas encore la citoyenneté canadienne ou le statut de résidente permanente.
La répression encourage la clandestinité et le crime organisé
En entrevue avec Benoit Dutrizac, Sandra Wesley, la directrice générale de Stella, rappelle que de souhaiter la disparition des masseuses érotiques, c’est les mener vers la clandestinité, les offrir comme cibles aux agresseurs, puisqu’elles ne sont protégées par personne. Ainsi, un jugement de la Cour suprême est moins important que la réélection d’un maire. Le tort causé aux travailleuses du sexe est disproportionné, car la fermeture demandée des salons ne repose que sur des allégations de nuisances publiques. Le maire de l’arrondissement de Rosemont–La-Petite-Patrie, François Croteau, intimant la fermeture de plusieurs salons de son arrondissement, avait avoué à l‘émission Gravel le matin qu’après enquête, aucun des établissements ne portait des traces du crime organisé, de gangs de rue ou de mineures, a rappelé Sandra Wesley lors de sa conversation avec Benoit Dutrizac.
Yanik Chicoine croit par ailleurs que les salons érotiques sont présentement les endroits les plus sécuritaires pour travailler dans le domaine du sexe. Selon lui, en les fermant, il y aurait inévitablement une hausse du travail de rue et du nombre d’endroits clandestins exploités par le crime organisé. Il considère que, comme tout autre type d’établissement de divertissement, il n’est pas mauvais de réglementer de façon claire les commerces érotiques. Toutefois, il ne faut pas agir en mettant en danger la santé et la sécurité des travailleurs de l’industrie du sexe et leurs clients.
Promesse électorale déconnectée de la réalité
Chicoine ne semble pas craindre Coderre : « Je crois que, comme la plupart des politiciens, il dit des choses juste pour satisfaire les médias sans avoir vraiment l’intention de tenir ses promesses. » Le poète Antonin Saule, qui visite chaque mois un salon érotique situé au coin des rues Roy et Saint-Laurent, ne croit pas non plus que le maire de Montréal passera à l’acte : « Dans Rosemont, l’arrondissement avait déjà ordonné la fermeture de huit salons, fin janvier. Pourtant, aucun n’a fermé. Je trouve que cette annonce de Coderre est nourrie strictement d’un populisme électoral. Coderre veut projeter l’image d’un maire qui “nettoie” la ville de ses facettes qui dérangent certaines personnes. »
Fréquentant les salons érotiques pour y recevoir de la tendresse, des câlins, et se faire dorloter, le jeune homme dans la vingtaine croit que si les établissements qu’il apprécie venaient réellement à fermer, les « massagères » – un terme qu’il préfère à masseuses, qui reste, selon lui, trop enfermé dans une dimension physique – réussiraient à garder contact avec leurs bons clients afin d’offrir des massages à domicile. Ayant lui-même vécu l’expérience intime dans l’appartement d’une professionnelle, il a aimé, surtout parce qu’il n’a pas vécu le stress d’être jugé par les passants qui peuvent le voir entrer et sortir d’un salon.
La stigmatisation des clients et des travailleuses du sexe est bien réelle, mais elle ne peut être réprimée en interdisant à ces dernières la possibilité de travailler dans un environnement qu’elles contrôlent et dans lequel elles peuvent se sentir à l’aise et en sécurité. L’idée de fermer tous les salons de massage érotique est une idée qui va tout à fait à l’encontre du jugement Bedford, qui se référait à la Charte des droits et libertés pour répéter que les travailleuses du sexe n’étaient pas de sous-citoyennes canadiennes, mais des citoyennes à part entière et que leur autonomie, leur dignité et leur sécurité ne devaient pas être reléguées au profit d’un moralisme sans assise.