À quoi ressemblerait la France si elle sortait du capitalisme?

En une décennie, l’économie française libérale a vu son schéma traditionnel bouleversé avec l’arrivée sur le marché de nouveaux acteurs économiques tels que Airbnb, Uber ou Blablacar. Dans tous les domaines, et bien au-delà du transport et de l’hôtellerie, on assiste à ce que l’on nomme désormais une « uberisation de la société». Depuis la crise de 2008, les Français ont été contraints de s’adapter, d’économiser et de faire de l’argent — par tous les moyens. Appelons un chat un chat : dans la société de l’économie de marché, le but est de faire du fric.

Selon le cabinet d’audit PwC, cette économie ubérisée représentait en 2014 un marché de 15 milliards de dollars, et pourrait atteindre 335 milliards de dollars dans dix ans. Une économie qui a totalement changé la manière d’aborder le monde du travail avec, d’une part, une individualisation de l’activité et, d’autre part, une pluriactivité.

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L’ubérisation de l’Hexagone, qui se traduit par une économie dite de plateforme censément plus « collaborative », est-elle une nouvelle facette du capitalisme ou une simple évolution de l’ancien modèle, dûment critiqué depuis Le Capital de Karl Marx? De manière générale, le capitalisme en France est-il une fatalité découlant naturellement de la Révolution française et de la fin de la féodalité? Mais surtout, comment envisager l’avenir de notre pays et de nos libertés individuelles si jamais, compte tenu de ses conséquences catastrophiques sur le moral des classes moyennes et sur l’environnement, la France devait se détacher définitivement du modèle capitaliste?

Moins d’un an avant les présidentielles de 2017, j’ai posé toutes ces questions à des spécialistes ès capitalisme de gauche et de droite, afin d’essayer de comprendre vers quoi la France se dirigerait si elle laissait tomber le libéralisme aujourd’hui — et à quoi ressemblerait le Grand Soir tant rêvé.

Frédéric Marty, chercheur en économie au Centre national de la recherche scientifique

La France en 2016 est dans une situation de croissance économique faible que l’on pourrait comparer au Japon des années 90 et 2000. C’est une magnifique trappe à liquidité avec des taux d’investissement quasi négatifs, qui maintiennent la consommation et l’investissement sous perfusion. C’est l’économie de la plateforme. Sa difficulté, c’est que c’est une économie de l’horizontale, du peer-to-peer, avec une idée de relation hors marché — et qui flirte dans ce que certains appelleraient le « régime des communs ». Ça, c’est la vision Bisounours. Ma vision de la France serait plutôt celle de l’économie de la plateforme, de l’ultra-capitalisme.

Il n’y a pas de sortie du capitalisme à l’heure actuelle : il y a un approfondissement du modèle capitaliste dans le sens où l’on bascule du modèle de salariat à un retour du travail à la tâche. Ça correspond à la « cité par projets », la cité artiste selon Boltanski. Pour certains salariés, ça fait des carrières beaucoup plus intéressantes. Mais pour la grande masse des salariés, c’est une institutionnalisation du précariat. Loin d’assister à un recul de la sphère du marché, on assiste, au contraire, à une mise en marché des relations sociales : cumuler plusieurs boulots. Le modèle est beaucoup plus dur, c’est une gouvernance par les algorithmes. Ce sont les plateformes qui déterminent les prix. On arrive à un capitalisme qui est plus proche de celui du début du XIXe siècle que celui de l’entre-deux-guerres.

L’idée, c’est de réguler le format. C’est une évolution inexorable. Il n’y a pas d’alternative : tout ce qu’on peut faire, c’est adoucir la transition. Ce modèle arrive parce qu’on a des travailleurs pauvres, c’est-à-dire une stagnation des salaires réels, qui fait que les gens ont besoin de cumuler plusieurs jobs.

On va tout droit vers une société à deux vitesses, plus inégalitaire — et qui va créer plus de richesses. On va avoir un pays beaucoup plus clivé, avec un amoindrissement de la classe moyenne et peu d’espoir pour cette classe de passer un jour à la classe supérieure. Car sortir du salariat, ça veut dire sortir d’un certain type de relation sociale. Les services de type Uber arrivent et, pour monsieur et madame Tout-le-monde, ça réduit le coût par rapport aux taxis, qui étaient inabordables. Une certaine classe sociale moyenne peut accéder à des services auxquels elle ne pouvait pas rêver avant : on peut aller à Londres et prendre un Airbnb, alors que prendre un hôtel était impossible à une certaine époque. Une partie de la population bénéficie de ces services. Le rôle de l’autre partie de la population est de les mettre à disposition. Pour résumer, on est clairement dans un retour vers le 19e siècle plutôt que dans une progression vers plus de liberté. Cette flexibilité ne sera pas choisie : elle sera subie

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« Il n’y a pas de sortie du capitalisme à l’heure actuelle : il y a un approfondissement du modèle capitaliste, dans le sens où l’on bascule du modèle de salariat à un retour du travail à la tâche. » –– Frédéric Marty

Luc Ferry, philosophe libéral

On peut toujours sortir du capitalisme, mais à chaque fois c’est une catastrophe programmée. Le reste n’est que littérature…

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Photo : Flickr.

Nicolas Bouzou, essayiste et économiste libéral

Il n’y aurait aucun intérêt à sortir du capitalisme, mais ça pourrait être possible. L’extrême gauche s’est toujours opposée au capitalisme, depuis la Révolution française. Pour l’extrême droite, c’est plus récent; ça c’est traduit par les propos de Marine Le Pen, une proposition de sortie de l’euro et une nationalisation des banques. On voit bien que c’est une politique antilibérale. Ce n’est pas le système en lui-même qui dysfonctionne en France, mais plutôt le fait qu’on ne mène pas les bons combats. Il faut défendre l’alliance de la démocratie politique et du capitalisme. Et le système capitaliste est extrêmement large et plastique. Assez pour proposer des choses différentes en son sein.

Concernant l’économie collaborative, elle n’est pas du tout quelque chose qui se place à côté du capitalisme. Au contraire, c’est un nouveau stade du capitalisme. Les entreprises qui ont beaucoup de succès dans ce domaine sont des entreprises parfaitement à l’aise et qui se développent dans le cadre du système capitaliste. Prenez un hôte Airbnb : il y a encore quelques années, quand il partait en voyage, il prêtait son logement ou le laissait vacant. Aujourd’hui, ce même hôte génère un revenu. On n’est plus dans le partage, mais bel et bien dans la monétisation ou la vente d’un service. Moi, ça ne me pose aucun problème, ni au point de vue moral ni au point de vue de l’efficacité — mais il ne faut pas mal nommer les choses.

Aussi, le chômage n’est pas dû au capitalisme, mais à une mauvaise politique de l’emploi. L’état actuel de la France est catastrophique : ça prend l’eau de toutes parts, car on a manqué de courage. Dans le domaine du terrorisme comme dans le domaine de l’économie, l’absence de réformes a mené à la catastrophe. Lorsque vous refusez de réformer le marché du travail pour faire en sorte qu’il soit plus flexible, vous créez du chômage structurel. La France s’est toujours ressaisie dans l’histoire, mais on n’en est pas encore là. Et ce n’est certainement pas la faute d’un gouvernement. Si on change de majorité, ça ne changera pas grand-chose.

Nicolas Bouzou est l’auteur du livre L’innovation sauvera le monde aux éditions Plon, à paraître le 8 septembre 2016.

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Le capitalisme, c’est aussi l’individu-consommateur qui pleure parce qu’il n’a pas de services » ––Vincent Cespedes

Alexis Bachelay, député des Hauts-de-Seine et porte-parole de La Gauche forte

Penser que l’on puisse sortir du capitalisme relève de la science-fiction. Il faut être pragmatique : il n’y a aucun autre système capable de produire autant de richesse en aussi peu de temps. On sait bien qu’un pays où une partie des gens seraient très riches et la masse très pauvre ne peut pas fonctionner, c’est un risque de fracture, de guerre civile… Il n’y a pas d’alternative au capitalisme, car même quelqu’un de très pauvre peut espérer un jour s’enrichir en ayant eu une bonne idée, une opportunité. C’est le moteur de millions, voire de milliards de gens dans le monde. C’est ça, la force du capitalisme.

La situation économique actuelle en France est mitigée. On n’a pas le dynamisme économique que l’on avait avant la crise financière de 2008-2009. Cependant, même si la passe est difficile, on n’est pas non plus en récession ou en déflation. On navigue entre le scénario d’une reprise durable espérée et des passes plus difficiles — comme on voit en Grèce ou en Espagne.

La question qu’il faudrait plutôt se poser c’est : comment faire pour que le capitalisme n’envahisse pas TOUS les secteurs de la société? Car l’offre politique en France la plus proche de la remise en cause du capitalisme — donc de l’euro et de l’union monétaire, avec un rétablissement des frontières —, c’est le Front national. C’est le paradoxe le plus ironique, et pervers : l’anticapitalisme est plus fortement porté par l’extrême droite, surtout depuis que Marine Le Pen a repris le flambeau du parti. Si les Français sont à ce point obsédés par un anticapitalisme primaire, ils pourront éventuellement s’offrir cette possibilité en élisant Marine Le Pen. Mais les conséquences sur le niveau de vie, sur le prix des produits seraient catastrophiques.

On l’a bien vu avec le Brexit : les Britanniques ont eu une sacrée gueule de bois. Ils ont voté pour le plus démago, mais il n’a pas fallu 48 heures pour qu’ils soient confrontés à la réalité et s’en mordent les doigts.

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Photo : Flickr.

Vincent Cespedes, philosophe et essayiste antilibéral

Dans la philosophie, le capitalisme est l’un des sujets les plus clivants. Ceux qui sont contre se sont par le passé revendiqués du marxisme et du communisme. Aujourd’hui, ils sont pour d’autres sorties : par l’écologie, la participation citoyenne, le fantasme de l’autogestion.

Le capitalisme est toujours le même : il y en a qui possèdent des instruments de production et qui cherchent à faire fructifier leurs capitaux, et d’autres qui n’en possèdent pas, et ils ont beau travailler comme des fous, ils se feront toujours exploiter. On est dans une vaste fatalité parce qu’on n’imagine pas une véritable sortie du capitalisme. C’est toujours une inconnue.

Le problème de l’ubérisation, c’est qu’on rive les individus sur leur nombril et on vous dit : « N’écoute que tes besoins de consommateur. Le reste de la société, tu t’en balances. » Car c’est cela, le capitalisme. D’autant plus qu’Uber est une arnaque organisée : ils ne paient pas d’impôts. Ils travaillent en France, mais ne participent pas au pot commun français. Le capitalisme, c’est aussi l’individu-consommateur qui pleure parce qu’il n’a pas de services. Ce que le capitalisme veut, c’est une dérégularisation totale. Les règles du bien commun, il n’en veut pas.

Je suis plus pour une « blablacarisation » [NDLR : Blablacar est un service de covoiturage entre particuliers pour de longs trajets] de la société, où l’on serait plus proche du troc, de l’échange de services. Car Uber, c’est le capitalisme dégénéré, l’anarchie. Ça peut mener aux grandes boucheries du 20e siècle. Hitler, c’était du capitalisme; les slogans nazis, c’était du capitalisme; et la propagande, c’était de la publicité. Le capitalisme veut écraser la concurrence dans une logique de haine, de conquête et d’impérialisme.

Il n’y aurait aucune fatalité à sortir du capitalisme. Il faudrait un encadrement drastique par l’État du capitalisme : faire avec la concurrence, faire avec la loi du marché — mais la réguler. Les sorties les plus réalistes, c’est de développer l’autogestion, les coopératives et les trocs, sans passer par l’argent. L’avenir de la terre passera par une sortie du capitalisme, parce qu’il vise à l’appauvrissement des ressources de la planète. Il nous mènera vers la mort et les forces de vie sont des forces de résistance à ça. Essayons de faire en sorte que ces forces n’arrivent pas dans les mains de l’extrême droite, qui va faire du capitalisme. Le projet de Marine Le Pen, c’est à 100 % du capitalisme.

Vincent Cespedes est l’auteur du livre Oser la jeunesse aux éditions Flammarion, paru en 2015.

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