En étant « amie » avec ses parents sur Facebook, Justine remarque qu’ils interagissent différemment avec elle. « Ils se lâchent beaucoup plus sur des propos qui sont un peu “tabous” chez nous » , explique la jeune femme de 24 ans. « Sur Facebook, ils partagent toutes mes publications professionnelles en disant qu’ils sont fiers de moi, et, de la même manière, si je change ma photo de profil, ils commentent avec des phrases telles que : “Très belle ma fille”. J’ai l’impression que Facebook leur permet d’exprimer des sentiments qu’ils n’osent pas trop me montrer en vrai. »
Un exemple qui conforte Béatrice Durand-Mégret, chercheuse et professeure à l’école de management Léonard de Vinci, dans sa vision de la technologie. « Pour moi, elle permet de renforcer la relation parents-enfants. On devrait utiliser l’opportunité du digital pour créer une autre forme de lien avec ses enfants », assure l’enseignante chercheuse.
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Elle-même en fait l’expérience. Alors qu’elle vit en région parisienne, son fils,« victime d’APB », fait actuellement ses études à Lyon. Malgré la distance, mère et fils sont en lien quotidien via SMS et MMS et entretiennent plusieurs fils de conversation en parallèle : les études, le quotidien, l’aspect économique de la vie étudiante… « Avec l’argent de son premier stage, il m’a offert une montre connectée, toujours dans cette optique de lien », lâche l’enseignante-chercheuse dans un sourire.
« Petit à petit, mon père s’est ouvert aux nouvelles communications et à ce qu’elles permettent de faire. Avant, c’était uniquement pragmatique : quand je vivais encore avec ma mère et lui, il m’envoyait des SMS pour que je passe à table » – Benjamin 27 ans
De la même manière, Benjamin, 27 ans, est en contact permanent avec sa famille, à travers un groupe WhatsApp éponyme. « On a toujours été très proche de base, mais on a été séparé assez tôt avec nos études respectives, explique ce petit dernier d’une fratrie de quatre frères et sœurs. Étant donné qu’on se voit tous les six ensemble seulement une à deux fois par an, WhatsApp nous permet de maintenir le lien. »
Pour le vingtenaire, il s’agit également d’une manière de se rapprocher de son père, plus distant dans la prise de nouvelles que sa mère. « Avec cet espace, on peut parler de tout et de rien, reprend Benjamin. Petit à petit, mon père s’est ouvert aux nouvelles communications et à ce qu’elles permettent de faire. Avant, c’était uniquement pragmatique : quand je vivais encore avec ma mère et lui, il m’envoyait des SMS pour que je passe à table. »
Écrire un message à ses parents pour s’excuser après une dispute, envoyer un message vocal WhatsApp à son enfant afin qu’il vienne aider à faire à manger, appeler sa mère pour qu’elle baisse le son de la télé… En 2019, cette nouvelle forme de communication digitale intergénérationnelle au sein du foyer fait toujours débat. « Les psychologues y sont récalcitrants et disent que c’est destructeur, mais il suffit de trouver le juste milieu de relationnel entre le réel et le virtuel », estime Béatrice Durand-Mégret.
« Je suis fasciné de voir de quelle manière le smartphone est utilisé pour faire participer quelqu’un qui n’est pas présent à un événement familial » – Nicolas Nova, enseignant -chercheur
En réunissant une grande quantité d’objets numériques, le smartphone influence indéniablement les relations humaines et reconfigure ainsi la manière dont les membres d’une même famille cohabitent. « Désormais, on peut être seul ensemble », constate ainsi Nicolas Nova, enseignant-chercheur spécialisé dans l’anthropologie des cultures numériques. Il évoque notamment la possibilité pour un adolescent d’échanger avec ses amis via Messenger tout en partageant un repas en famille. « Il s’agira pour lui d’une ouverture, tandis que les membres de sa famille le percevront comme étant en retrait », reprend le chercheur.
La notion « d’être ailleurs » introduite par Nicolas Nova a son pendant : l’idée que l’extérieur puisse s’engouffrer dans la sphère privée. « Je suis fasciné de voir de quelle manière le smartphone est utilisé pour faire participer quelqu’un qui n’est pas présent à un événement familial », indique l’enseignant-chercheur, en prenant l’exemple d’un appel en FaceTime au cours d’un anniversaire.
Parallèlement, il est possible de vivre ses loisirs et sa vie sociale depuis le domicile familial. En cause : une liberté nouvelle liée aux smartphones, ordinateurs portables et tablettes. Car, si ces technologies du quotidien permettent d’accéder à une multitude de jeux et de moyens de communication allant des simples appels et SMS à WhatsApp, Facebook, Instagram ou encore Snapchat, elles sont surtout accessibles dans n’importe quelle pièce du domicile. « Avec le digital, on assiste aujourd’hui à une désynchronisation spatiale et temporelle au sein des foyers », observe ainsi Béatrice Durand-Mégret.
Par désynchronisation spatiale, l’enseignante-chercheuse entend la possibilité d’entrer en contact avec l’extérieur tout en étant chez soi : l’écran entre au service de l’intimité. Un phénomène qui ne touche pas uniquement les jeunes. « Cette désynchronisation est partagée par les parents. C’est-à-dire qu’un couple peut être assis sur le canapé du salon et faire des choses différentes : l’un joue à un jeu sur son portable tandis que l’autre regarde ses mails, explique Béatrice Durand-Mégret. Ils sont côte a côte mais chacun est immergé dans un monde différent, dans son univers extérieur. »
À cette désynchronisation spatiale émergeante s’ajoute un aspect temporel. Par exemple, si un jeune envoie un SMS à ses parents vers 17 heures pour les prévenir qu’il sera de sortie le soir-même et ne mangera pas à la maison, il le fait au moment où il est disponible, sachant que ses parents sont au travail et ne regarderont son message que plus tard. Ces derniers lui écriront de nouveau quand ils seront libres à leur tour, et ainsi de suite. « De cette manière, la famille est tout le temps en lien, même à distance et à des moments différents », explique Béatrice Durand-Mégret. « Chacun a sa temporalité, mais elle se rejoint grâce au digital ».
La technologie reconfigurerait ainsi la relation que les enfants entretiennent avec leurs parents. « Leurs rapports changent totalement », assure Béatrice Durand-Mégret. « Avant, il n’y avait que le lien “réel” qui existait au sein de la famille. Il était maintenu lorsqu’elle se rencontrait physiquement : à table les soirs de semaine, et parfois au petit déjeuner le weekend. » En somme, des moments plus rares et moins variés que ceux qui peuvent exister aujourd’hui grâce aux échanges via Facebook, WhatsApp ou Instagram.
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