Vie et mort d'un squat français, par ceux qui y ont vécu
Photo : Clément Favré

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FRANCE

Vie et mort d'un squat français, par ceux qui y ont vécu

On a rencontré des anciens résidents de la Jarry, l'un des plus grands squats d'Île-de-France jusqu'à sa récente évacuation.

Cette fois-ci, il semblerait que ce soit la bonne pour les mairies de Vincennes et de Fontenay-sous-Bois. Après deux années de lutte entre ces municipalités et les habitants de la Jarry – faisant suite à l'acquisition par un Syndicat Intercommunal à Vocation Unique, réunissant les deux communes, du complexe immobilier (presque) abandonné – celles-ci ont réussi déloger les derniers habitants de ce qui était, jusqu'alors, l'un des plus grands squats de France. Une quinzaine de personnes ont été sommées de quitter un lieu qui ne passe pas inaperçu dans le paysage vincennois. En effet, cette usine désaffectée de 46 000 mètres carrés, située au 106 rue de la Jarry, dénote au sein d'une rue résidentielle qui abrite plusieurs pavillons mignonnets, à mille lieues de l'esthétique brute d'un bâtiment conçu par un architecte local, un certain M. Laroche.

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En lieu et place d'un complexe ayant également accueilli des logements – et qui a vu naître trois enfants jarryciens au cours des dernières années – les deux communes susmentionnées souhaitent aujourd'hui construire un lycée permettant de désengorger les établissements alentour, et insistent sur le danger que représentait un bâtiment ayant fait l'objet, dès 2004, d'un arrêté en lien avec le risque qu'il faisait encourir à la sécurité publique. Pourtant, certains Jarryciens restent convaincus que la destruction n'est pas pour tout de suite. À les entendre, les coûts financiers et environnementaux de la démolition seraient bien trop importants pour que les mairies aillent au bout de leur entreprise. Ces déçus regrettent amèrement que les communes n'aient pas validé, en 2013, le projet de Jean Nouvel – projet qui aurait, selon eux, permis de concilier les intérêts des municipalités et ceux des Jarryciens. L'architecte renommé souhaitait profiter de l'immensité du lieu pour créer un espace abritant ateliers d'artistes, galeries commerçantes, et lycée technique. Le projet avait alors été jugé « [sans] queue ni tête » par le maire UDI de la ville, Laurent Lafon.

Photo : Arthur Mallet

Ahmed, qui fait partie des désabusés, n'est toujours pas de cet avis. Lui a le parcours typique du « squatteur » : sans appartement après avoir fini ses études de comédien, il n'est « pas au mieux de sa forme » et dort sur le canapé d'un pote. Il découvre la Jarry à la fin de l'année 2010 lors d'une soirée organisée par l'un des peintres du squat, et s'y installe quelques mois plus tard, décelant « un gros potentiel pour faire pas mal de choses ». Par la suite, il devient vice-président de Jarry'Ve Revient (JVR) – l'association qui assure la gestion des lieux. Comme l'explique le jeune homme, l'objectif de JVR est alors assez simple : s'assurer que tout le monde a accès à l'eau et à l'électricité.

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À ses yeux, la Jarry connaît son « âge d'or » de 2010 à 2013, avec l'arrivée de plus de 200 habitants – le lieu passe de 80 squatteurs à près de 300. Cette vitalité aurait à voir avec l'organisation interne de la Jarry, quasiment unique en son genre dans le milieu des squats français. En effet, JVR impose aux résidents de s'acquitter d'un « loyer » de trois euros mensuels par mètre carré. Cette somme permet, entre autres choses, à de nombreux évènements culturels de voir le jour, et assure en parallèle l'entretien d'un bâtiment vieillissant. « À cette époque, le monte-charge fonctionnait, les vitres étaient en bon état », rappelle à ce titre Bert, sexagénaire allemand arrivé à la Jarry en 2009.

Photo de Marisol Ramon

Pendant plusieurs années, les habitants ne manquent pas d'organiser des expositions régulières, ainsi que des tablées sur la gigantesque terrasse à la vue imprenable – des soirées « respectueuses des voisins », nous a-t-on assuré. Le premier événement culturel « officiel » est lancé en mai 2011 et réunit de nombreux graffeurs, au grand bonheur d'Ahmed – et malgré les réticences originelles de certains résidents, désireux de rester discrets et de ne pas placer le squat sous le feu des projecteurs, afin de s'éviter quelques embrouilles avec les pouvoirs publics locaux.

Ces quelques désaccords, anodins, n'auront jamais de suite, contrairement à une opposition bien plus frontale entre les partisans de JVR et ses contempteurs. La communication, complexe à cause de la taille du squat et du va-et-vient de ses résidents, se dégrade au fil du temps. De son côté, Ahmed passe une bonne partie de ses journées à s'assurer du paiement des factures, ce qui relève parfois de la gageure. Entre « revenus limités » et « adoration des Français pour les choses gratuites » – selon les dires de Bert – les tensions affleurent, en lien avec deux visions opposées de la vie dans un squat. Pour certains, payer une facture et résider dans un squat sont deux faits antinomiques. Pour d'autres, c'est la seule solution pour que la Jarry se développe et que les conditions de vie restent décentes. De cette opposition jaillit la mise en place de sanctions jugées inévitables par les anciens membres de JVR. « Lorsque les gens ne payaient plus, on leur coupait l'électricité », m'apprend ainsi Ahmed.

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Photo de Marisol Ramon

De leur côté, les opposants à JVR accusent l'association d'être constituée d'escrocs. Peu à peu, élection après élection, les membres originels de JVR sont remplacés, et une nouvelle équipe prend le pouvoir. Arthur, un vidéaste d'une vingtaine d'années proche d'Ahmed, critique vertement les membres de la nouvelle organisation. « Leur but était de se faire de l'argent, car ils étaient persuadés que la Jarry allait crever », assène le jeune homme. Ahmed, lui, déplore plus largement leur manque de « conscience politique ». Les deux hommes restent aujourd'hui persuadés que cette mauvaise gestion a entravé le développement du squat – pris également au piège de la déresponsabilisation de ses résidents. Ahmed, encore : « Certains vivaient dans le squat en se disant qu'une sorte de syndicat de copropriété s'occupait d'eux », délassant de fait la gestion des espaces communs. Pour Bert « c'est la mentalité du "on s'en fout, on n'est pas chez nous" » qui a mis à mal la solidarité régnant dans la Jarry.

Cet individualisme a fortement déçu ce professeur de sérigraphie à l'ESAT, qui avait découvert le milieu des squats dans l'Allemagne des années 1970. « Là-bas, un squat, c'est hyper bien organisé et propre, raconte-t-il. Les poubelles sont régulièrement descendues, ce qui empêche la prolifération des rats. Les squatteurs ne sont pas cons, même s'ils se droguent, aiment la musique forte, et se castagnent avec les flics. Ils respectent eux-mêmes, les autres, et les espaces partagés. Là-bas, il y a des lois, et tu ne transgresses pas ces lois. »

À ce titre, et au-delà des questionnements organisationnels et idéologiques, la Jarry a connu sa part de violences, d'escroqueries, et de problèmes de drogue. Symboles de cela : les tentatives de vol des œuvres de Peter Klasen, un artiste allemand dont le local, situé dans le bâtiment, a été la cible de plusieurs malfaiteurs. Cette violence a même atteint son paroxysme lors de l'arrivée de dealers « hyper violents » – selon plusieurs témoignages concordants –, instillant un climat de terreur afin d'assurer la pérennité de leur business. Pour remédier à cela, l'association JVR n'a pas hésité à travailler de manière étroite avec la Brigade de recherche et d'intervention dans le but de se débarrasser de ces types. L'immeuble a même été mis sous surveillance pendant un an, aboutissant à des arrestations en février 2012. Arthur, lui, s'attache à tempérer les déclarations faisant état de violences régulières. « La Jarry n'était pas craignos comme d'autres squats peuvent l'être », résume-t-il, évoquant la présence d'enfants jouant librement dans les coursives, preuve selon lui que ces incidents seraient rares.

Aujourd'hui, pour de nombreux Jarryciens, un sentiment règne : celui de la déception au vu de l'évolution d'une communauté qui aurait pu compliquer la tâche des municipalités de Vincennes et Fontenay-sous-Bois si elle avait su rester unie. Ahmed évoque sa tristesse et tente de dresser un bilan équilibré de ses années passées dans le squat. D'un côté, il critique certaines personnes rencontrées sur place, incapables selon lui « de créer des formes de vie alternatives malgré leur évolution dans des lieux alternatifs ». Le jeune homme tente malgré tout de rester positif, tout comme Arthur, qui, de retour dans son appartement du XVIIe arrondissement, avoue déjà regretter ces « gens venant de tous les horizons sociaux, qui se comprenaient autour de la notion de créativité ». Bert, bien qu'attristé par la démolition prochaine du squat, est assuré de pouvoir continuer à s'exprimer librement. Si la Jarry a aujourd'hui fermé ses portes, l'Allemand sexagénaire sait qu'il peut se consacrer à son art dans les locaux de son école. Il souhaite tout de même retrouver un lieu susceptible d'accueillir la gestation et la mise en forme de son travail – sans les querelles inhérentes à la vie en communauté.

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