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Culture

Pour en finir avec les contenus viraux qui dénoncent l’addiction aux nouvelles technologies

Une critique personnelle de tous les contempteurs de la technologie, qui passent leur temps à dénoncer la technologie, via des outils technologiques.
Dessin via "Il était une pub" 

Vous êtes anxieux à l'idée de n'avoir plus de réseau sur votre téléphone ? Impossible d'aller vous coucher sans avoir vérifié une dernière fois vos e-mails ? Vous délaissez parfois votre vie de couple pour vous plonger dans un jeu vidéo ? Si vous souhaitiez mettre un nom sur cette étrange maladie qui touche, selon leurs dires, 85 % des Français, ne cherchez plus, vous êtes simplement atteint du mal de notre siècle : l'invention de pathologies qui n'en sont pas vraiment.

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Vraiment, méfiez-vous des articles qui « dénoncent notre addiction aux nouvelles technologies ». Déjà, parce que la frénésie de la dénonciation est rarement une belle chose – on sait ce que ces gens-là auraient fait aux heures les plus sombres de notre histoire. Ensuite, et surtout, parce qu'il y a de grandes chances pour que vous lisiez ce genre d'articles en passant par Facebook, ou Twitter – en tout cas, par Internet – sur un site précisément pensé pour pousser du contenu viral, ce qui constitue un paradoxe savoureux.

« Un court-métrage dénonce l'addiction aux nouvelles technologies », nous annonce Buzzly. À l'intérieur : « Une jeune étudiante nous offre un portrait sombre de nos comportements. » Espacebuzz vous propose « 24 illustrations dénonçant notre addiction aux nouvelles technologies ». Quant à Mr Mondialisation, il présente « un cliché symbolique pour dénoncer l'addiction aux nouvelles technologies ». Sur la photo, un type sur un bateau regarde son téléphone pendant qu'une baleine à bosse bondit hors de l'eau. Le webzine s'est-il seulement demandé si, peut-être, le marin en question n'en avait pas simplement rien à foutre des baleines à bosse ? C'est son droit.

« Lorsque l'individu ne produit plus de plus-value pour la collectivité, il y a alors "la part maudite de l'être humain" qui se transforme en une pathologie à normaliser, voire à médicaliser » – Amnon Jacob Suissa, au sujet de la pensée du philosophe Olivier Tinland

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Ceux qui « dénoncent » notre « addiction » aux nouvelles technologies à longueur d'articles, de listes, de vidéos et d'études plus ou moins sérieuses, ne sont pas seulement fâchés avec la langue française, ils détestent aussi le grec. Pour la dépendance au téléphone portable, ils ont inventé un joli mot : nomophobie. Littéralement, en grec ancien, « la peur de la loi » – de nomos, la loi, et phobos, la peur. Quel rapport ? Aucun. Il s'agit en réalité d'une sorte de mot-valise un peu bizarre, à savoir la contraction de l'expression anglaise « no mobile-phone phobia » – ce qui a pour conséquence de créer un substantif à consonance « grec ancien », alors que pas du tout.

Faut-il également préciser que la nomophobie, l'angoisse qui peut vous saisir si vous êtes séparé de votre téléphone portable, est un concept à la validité scientifique aussi discutable que les forums de Doctissimo ? Dans l'immense majorité des cas, il ne s'agit pas d'une phobie au sens fort du terme, mais d'un trouble anxieux relativement peu envahissant. Pour l'addictologue américain Robert Weiss, l'utilisation du terme « addiction » pour parler de la relation que nous entretenons avec nos téléphones portables est, pour le moins, déplacée : « C'est insultant pour les gens qui souffrent de réelles dépendances et de phobies, et qui ont vraiment besoin d'aide », déclare-t-il sans ambages.

Alors, attention, la « dépendance », au sens large, vis-à-vis des nouvelles technologies, est une réalité. Nos sociétés progressent – éventuellement à reculons –, et inventent de nouveaux outils qui sont incontournables, dont elles deviennent dépendantes. « Les choses que nous possédons finissent par nous posséder », dénonçait déjà Tyler Durden dans Fight Club – un film qui dénonçait déjà pas mal, dès 1999.

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Que des artistes, plus ou moins inspirés, du dessinateur argentin Quino au chanteur belge Stromae, se saisissent du sujet, c'est normal, c'est même leur métier : ils observent la société, ses évolutions, et proposent un regard sur le temps qui passe. Grâce à ces artistes, vous pouvez regarder un dessin qui représente des gens rivés sur leur téléphone dans le métro, depuis votre téléphone, dans le métro – et vous indigner. C'est une belle performance. Vraiment, c'est super.

Là où le tout devient chiant, c'est lorsque ces petites œuvres se retrouvent compilées et partagées toutes les semaines pour participer à cette injonction générale au « mieux vivre », qui fonctionne sous une forme passive-agressive : vous savez que vous n'allez rien faire pour changer, que vous continuerez de faire défiler votre écran devant vos petits yeux de merlan frit, mais vous avez envie d'entendre cette petite voix qui susurre à votre oreille : « Ce n'est pas bien. » Pourquoi ? Sans doute parce que comme l'écrit Amnon Jacob Suissa au sujet de la pensée du philosophe Olivier Tinland, « lorsque l'individu ne produit plus de plus-value pour la collectivité, il y a alors "la part maudite de l'être humain" qui se transforme en une pathologie à normaliser, voire à médicaliser ». La pathologisation de l'existence, à travers l'invention de maladies et de dépendances imaginaires ou exagérées, constitue avant tout une forme de contrôle social, qu'on s'impose parfois à soi-même sans en avoir pleinement conscience.

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Si même ceux qui dénoncent les nouvelles technologies collent des hashtags partout, il y a peu de chance pour que les choses s'arrangent.

Peut-être y a-t-il autre chose qui se joue dans cette condamnation permanente, et parfois ambiguë, de la dépendance aux nouvelles technologies. Dans un article proposé par la FFT, la Fédération Française des Télécoms – pas nécessairement l'interlocuteur le plus objectif, reconnaissons-le –, l'anthropologue Véronique Nahoum-Grappe rappelait que l'excès, depuis la civilisation grecque, est perçu comme un péché capital dans nos sociétés. De la condamnation morale, voire religieuse, la sémantique de l'excès aurait progressivement glissé vers le champ médical, d'où une tendance à poser les problèmes sociaux comme des maladies, et à les associer à des phénomènes de dépendance. C'est ainsi que, peu à peu, la solitude est devenue une « addiction aux nouvelles technologies ». Aujourd'hui, « l'addiction » est partout : accro aux jeux vidéo, au sexe, aux séries, au Coca-Cola. Tout « excès » est perçu sous le prisme de la dépendance.

Pourtant, il n'y a pas grand-chose de médical derrière cette supposée « addiction aux nouvelles technologies ». Certes, certaines personnes présentent une utilisation compulsive et problématique des outils technologiques. Cette femme qui a accouché et tué son bébé dans un cybercafé entre deux parties de jeux vidéo ne va clairement pas bien ; cet Anglais accro aux selfies, qui a manqué de se suicider, ou ces joueurs asiatiques qu'on découvre plusieurs heures après leur décès, au fond d'un cybercafé, non plus.

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Ceci dit, de tels cas restent, pour le moment, extrêmement rares. On peut supposer que la dépendance aux nouvelles technologies, chez ces gens, dissimule un problème plus profond, qui aurait pu s'exprimer de bien d'autres manières – boulimie, dysmorphophobie, etc. C'est un vrai problème, mais voilà, ce ne sont pas ces comportements épisodiques que « dénoncent » les articles des sites « pièges à clics » – et pour cause, il n'y a rien à dénoncer, juste à compatir. À la place, ils jouent sur la corde un peu usée d'un discours passéiste, nostalgique, qui considère que le monde va mal, toujours plus mal – ce qui est peut-être vrai. Ainsi, les vingt posters qui illustrent « notre addiction aux nouvelles technologies », présentés par Archimag, sont tous sous-titrés par un sobre « #thisgeneration », sous-entendu « #thisgeneration de merde ». Effectivement, si même ceux qui dénoncent les nouvelles technologies collent des hashtags partout, il y a peu de chance pour que les choses s'arrangent.

Alors voilà, il y a les grands classiques : le métro et ses rangées de solitudes alignées, les baigneurs dont la trace du bronzage dessine un téléphone portable, les amis qui communiquent par texto alors qu'ils sont assis l'un à côté de l'autre – et blablabla. Les images finissent par se ressembler, se mélanger, se décliner à l'infini : sur celle-ci, il y a un type à la plage, qui prend des photos pour son Instagram au lieu de profiter de la mer ; sur cette autre, un enfant, dans un parc, joue seul au foot pendant que ses copains consultent leur tablette tactile. Et tout le monde, en consultant son compte Instagram, en allumant sa tablette tactile, peut se dire : « C'est tellement ça », « c'est si vrai ».

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Sauf que ce n'est pas vrai. Ce n'est pas « tellement ça ». C'est, au mieux, un peu vrai. C'est même un peu hypocrite. Nous condamnons des pratiques dont nous sommes nous-mêmes les auteurs, sans avoir réellement envie de changer nos habitudes – car, reconnaissons-le, éteindre son téléphone portable pendant une journée est loin d'être quelque chose d'insurmontable.

Alors, on partage l'image sur Twitter, sur Facebook, parce qu'on aime bien penser que le monde est plus terrible pour nous qu'il ne l'est réellement. Éventuellement, on partage cette impression qu'il y a, derrière notre identité numérique, un être humain fait de chair et de sang, qui tente de reprendre le contrôle sur la machine. Les plus candides d'entre nous s'imaginent peut-être qu'ils dénoncent réellement quelque chose, et ne voient pas le paradoxe qu'il y a à partager sur Facebook une image qui dénonce les nouvelles technologies.

C'est une image virale, elle file. Une notification apparaît sur Facebook. L'image est consultée dans le bus, aux toilettes, au travail, en attendant un ami à la terrasse d'un bar. On se sent un peu valorisé.

Avec un peu d'optimisme, on s'est permis de croire que le monde, finalement, n'allait peut-être pas plus mal, et que les solitudes, parfois, continuaient de se rencontrer.

Ce matin, dans le métro, dans le box où peuvent s'asseoir six personnes, il y avait quatre voyageurs. Un jeune homme lisait Le Canard Enchaîné. À côté, une jeune fille était plongée dans un roman de Franck Thilliez. Une dame âgée consultait L'Officiel des Spectacles. À sa gauche, un garçon en costume lisait des articles sur sa tablette électronique. Aucun d'entre eux ne s'est mis à parler subitement à son voisin, et les technologies n'avaient rien à voir là-dedans, car la solitude n'a pas attendu Internet.

Un vieux musicien avec un accordéon est alors monté dans la rame. Pendant qu'il jouait, un petit garçon de cinq ou six ans le regardait avec de grands yeux noirs. Puis l'enfant s'est tourné vers son père, et il a demandé : « Papa, c'est quoi le CD ? » Le père a répondu : « Ce n'est pas un CD, c'est le monsieur qui joue de la musique. » Il a sorti une pièce jaune de son porte-monnaie, qu'il a mise dans la main de l'enfant. À la fin du trajet, le musicien est passé entre les sièges. Le garçon a mis sa petite main dans la grande main du musicien et a déposé la pièce. La dame âgée qui lisait L'Officiel des Spectacles a donné une pièce, également.

Personne n'a fait de photo, personne n'a créé de hashtag, personne n'a alimenté son compte Instagram. Avec un peu d'optimisme, on s'est permis de croire que le monde, finalement, n'allait peut-être pas plus mal, et que les solitudes, parfois, continuaient de se rencontrer.

Emmanuel est sur Twitter.