Culture

Mon week-end au championnat du monde de karaoké

Vous ne saurez jamais à quoi ressemble une étreinte chaleureuse et intense à moins d’avoir été câliné par un metalleux finlandais de plus deux mètres. Les interminables ongles de Dani perforent mon bras tandis qu’il toise l’ensemble de la foule avec un regard intense, le genre de regard que l’on trouve habituellement chez ceux qui ont renoncé au cours normal de la vie pour mieux embrasser l’euphorie de la drogue en grandes quantités.

Sauf que Dani n’est pas drogué. En fait, personne ne l’est autour de moi. Je ne le suis pas. Je ne suis même pas saoule. Toute la foule chante en chœur « Sweet Child O’ Mine », voilà tout.

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« C’est pour ça que j’adore le karaoké », me hurle Dani, tandis que quelques gouttes de bave atteignent sans peine mon oreille. Nous nous sommes croisés pour la première fois il y a dix minutes de cela, alors qu’il montrait à qui voulait bien le voir un tatouage d’Axl Rose gravé à jamais sur sa cuisse – ce qui, inévitablement, l’a poussé à baisser son pantalon. « Tu penses que quelqu’un s’est déjà senti plus détendu sur cette planète ? »

Dani n’aura même pas le temps de répondre à sa question rhétorique, tout occupé qu’il est à se jeter dans la foule alors que retentit « Welcome To The Jungle ».

Imaginons une situation bien précise. Vous participez au jeu télévisé Pyramide. À vos côtés : Marie-Ange Nardi. Cette dernière vous dit « karaoké », en une brique. Là, fort logiquement, vous répondrez « Japon », ayant en tête l’un de ces bars sordides dans lesquels des businessmen normalement affairés viennent se détendre en hurlant à tue-tête – ou alors leurs déclinaisons européennes, des bars tout aussi sordides ou des vingtenaires et trentenaires fêtent leur anniversaire, pris d’une passion toute postmoderne pour des moments d’humiliation collective.

Inventé au cours des années 1970, le karaoké était, à l’origine, un moyen d’interagir après de longues journées de travail. Aujourd’hui, cette activité est omniprésente, et notamment dans l’une des capitales mondiales du domaine, Helsinki. On y dénombre plus de 30 bars ou clubs intégralement dédiés au karaoké, un chiffre qui ne correspond sans doute pas à la réalité de l’engouement tant de nombreux bars proposent des machines à karaoké à ceux qui le souhaitent. Dans les rues de la capitale finlandaise, on peut tout à fait s’adonner aux joies du karaoké metal, ou du karaoké gay. Une bibliothèque publique offre à ses adeptes la possibilité de chanter pour se détendre, et l’on dit généralement que les Finlandais apprécient encore plus le karaoké que les Japonais – ce qui est très difficile à déterminer, vous en conviendrez.

« Quand j’étais petite, je pensais que les karaokés ne plaisaient qu’à des hommes assez vieux, seuls, ou qu’il s’agissait d’un truc que l’on fait en famille », s’amuse Salla, une vendeuse de 25 ans que j’ai rencontrée dès mon premier jour à Helsinki. « Mon grand-père ramenait toujours son appareil à karaoké chez nous. Aujourd’hui, c’est devenu quelque chose de cool – les jeunes en font le vendredi ou samedi soir, entre amis. »

Un prénommé Finn établit un parallèle entre le comportement des Finlandais et celui des Japonais. « Comme eux, nous sommes réservés », avance-t-il, ajoutant que personne dans le pays ne parle ouvertement de ce qu’il ressent. « Pour je ne sais quelle raison, le karaoké nous permet de nous exprimer, confirme Salla. Ça nous rend amicaux, plus ouverts. »

Jojo, une jeune femme tatouée âgée d’une vingtaine d’années, est responsable du championnat du monde de karaoké auquel j’assiste. Grande spécialiste de la question, elle dénonce régulièrement la prolifération de bars à karaoké de « mauvaise qualité », « où personne n’est chargé de l’encadrement, tandis que les clients doivent choisir eux-mêmes les chansons. Dans un tel endroit, personne ne se soucie de la qualité du karaoké – les gens sont bourrés, et c’est à peu près tout. »

« C’est culturel : nous sommes sérieux lorsqu’il s’agit de chanter », ajoute-t-elle – et elle ne semble pas avoir tout à fait tort. De nombreux Finlandais s’entraînent chez eux en amont d’un futur karaoké en public, afin de maîtriser à la virgule près les titres qu’ils choisiront. Évidemment, tout n’est pas réglé comme du papier à musique. « Nous ne sommes pas tout le temps sobres, tu sais, ajoute la jeune femme. Les Finlandais boivent pas mal. » Ce qui permet aux chanteurs d’être parfaitement relaxés, sans sombrer dans la mélodie de beuverie la plus inaudible.

Jojo me montre d’un doigt désintéressé les rues alentour, presque vides, et obscures. « Regarde dehors. Il fait froid et noir pendant huit mois. Du coup, ça fait huit mois pour chanter et boire. »

Comme vous l’avez compris, ma présence à Helsinki est liée à l’organisation d’un événement attendu avec plus ou moins d’impatience par la population terrestre : le championnat du monde de karaoké.

Le vendredi soir, les demi-finales et finales de la compétition doivent avoir lieu. C’est là que le destin semble jouer contre moi, alors que je suis perdue près d’un terrain vague d’une zone industrielle d’Helsinki, le genre d’endroit que vous ne conseilleriez pas à votre fille. Le vent de la mer Baltique me frappe le visage comme une centaine de canifs mal aiguisés, et mes mains virent au rouge saumon. Personne n’est là, le silence règne.

Heureusement, après quelques minutes de dépression septentrionale, j’entends quelques cris – ou plutôt, un gloubi-boulga de voix étouffées, duquel j’arrive à reconnaître « Bring Me To Life » du groupe Evanescence, l’une de mes chansons favorites au karaoké. Le signe divin n’aurait pu être plus clair, L’Épiphanie plus radicale.

Ce championnat au retentissement relatif se tient dans un endroit nommé Tapahtumakeskus Telakka – un lieu que votre père aurait pu imaginer après une grave crise de la quarantaine, réunissant jeux d’arcade, spots lumineux, et trophées en toc. Chaque pays présent est installé à une table en face de la scène, scène sur laquelle un immense écran fait défiler les paroles. Trois catégories s’enchaînent au fil des heures : hommes, femmes et duos. La Finlande est évidemment représentée, tout comme le Japon, le Brésil, le Canada ou les Philippines.

L’Irlande, elle, est représentée par la sympathique Elaine, mère de famille et professeure de piano à ses heures perdues. Cette quadragénaire est devenue le fer de lance de son pays par accident, après avoir enflammé un karaoké de Dublin alors qu’elle était complètement bourrée. Ses acolytes Louise et Maggie enchaînent les verres de rhum dans une petite pièce ouverte au public qui souhaiterait pousser la chansonnette. « Tu sais, je suis juste là pour me marrer », m’explique Elaine.

Pour mon retour devant la scène principale, un jeune concurrent répondant au nom de Victor tente de conquérir le public avec « Pretty Fly for a White Guy », vêtu d’une tenue à la Fat Mike – du genre, cravate rayée jaune et noire. Son accent russe le trahit régulièrement, et une chaîne pend à son jean avec la régularité d’un métronome. « Give it to me babaaay », implore-t-il une dernière fois.

« C’était à chier. Ça manquait de personnalité », tranche sans attendre un Américain chauve présent à mes côtés, qui, dans la vraie vie, est parolier et professeur de chant à Los Angeles. Tracy faisait partie du jury de la compétition jusqu’à l’année dernière. Cette année, il s’occupe de la présentation du livestream. Il me répète trois fois qu’il s’occupe en parallèle de l’entraînement vocal du groupe de metal finlandais Lordi, et que Britney Spears le suit sur Twitter. « Tu sais, de nombreux chanteurs se sabordent eux-mêmes, m’explique-t-il. Chaque soir, ils boivent à n’en plus finir et foutent leur voix en l’air. »

Du coup, je m’inquiète pour Elaine, qui, au vu de son passif, semble plutôt portée sur le fait de boire des godets pour se détendre.

Vu qu’il en a été membre par le passé, Tracy m’explique ce que le jury attend des candidats. « De la technique, une présence sur la scène, de l’originalité, et un choix de chanson intelligent. Tu peux être un excellent chanteur, avoir un sacré charisme, mais si tu choisis la mauvaise chanson c’est game over. » Alors que nous discutons, le « King du Karaoké » – un petit Indien en veste de cuir rouge – s’approche. Son vrai nom est Savio D’Sa, et il m’explique que tout le monde le surnomme le « King du Karaoké ». « Ça fait plus de dix ans que je suis dans le milieu, depuis le début des années 2000, en fait », m’explique-t-il tout en rajustant ses lunettes sur son nez, alors que la pièce est extrêmement sombre. « À la longue, c’est fatigant, mais on peut dire que je suis responsable du développement du karaoké en Inde. »

L’excentricité de Savio, évidente, n’est rien en comparaison de celle des chanteurs en compétition, et notamment de cette Singapourienne vêtue d’une combinaison de cuir rouge et de bottes aux talons immenses, qui se déhanche sur sa version locale de « Lady Marmalade ». Sinon, le champion finlandais, tout de noir vêtu, déclenche les vivats de la foule en reprenant « Let It Go », la chanson du film Frozen – en finlandais, s’il vous plaît.

Son corps, son visage et sa queue-de-cheval grossière sont tellement éloignés de l’univers du dessin animé que sa performance en devient magnifique – c’est sans doute ça dont parlait Tracy lorsqu’il évoquait l’importance d’un bon choix de chanson. Vers la fin d’un refrain, le jeune homme lance son bandeau dans la foule, libérant sa crinière – un moment d’extase collective, ponctué de « oooo » et de « aaaa ». Et pour la conclusion, quoi de plus sobre qu’un demi-tour avant de basculer son visage vers le public pour susurrer les dernières paroles : « The cold never bothered me anyway. »

Entre chaque chanson, le présentateur, un mec à la dégaine d’Américain, chauffe la foule et présente le futur candidat. En coulisses, il me raconte son rêve d’élargir et populariser cette compétition, dont il a racheté les droits aux fondateurs, devenus trop vieux, dans l’espoir de ne jamais voir s’éteindre le championnat du monde de karaoké.

Aux alentours de 10 heures du soir, les finalistes sont annoncés – Elaine est de la partie. Nous enchaînons logiquement les verres de rhum, pour fêter la nouvelle. Tout le monde se congratule, s’enlace, s’embrasse selon ses coutumes nationales. Surtout, personne ne semble déçu. C’est sans doute ça, « l’esprit karaoké » – une paix intérieure et une harmonie revendiquée.

Jusqu’à la finale, du moins.

De quoi le karaoké est-il le nom ? C’est sans doute la question qui me hante tout au long de ce week-end nordique. Il n’y a souvent rien de professionnel dans la démarche, ni aucun sosie à l’horizon. Pas plus de démarche politique ou subversive. Il est donc impossible de répondre à cette question – ou alors, il est impossible de se mettre d’accord sur une réponse précise. Certains pays semblent privilégier le show, à l’image du Canada ou des États-Unis, tandis que d’autres préfèrent reprendre des classiques folks nationaux de la manière la plus sobre et profonde possible. Il est donc tout aussi difficile de comparer les performances, ce qui rend les compétitions extrêmement ouvertes, soumises à la subjectivité du jury – notamment des jurés anglophones, qui pourraient être tentés de favoriser les candidats aux paroles « compréhensibles ».

Mais l’heure est aux finales. Les anciens concurrents les plus bourrés ont déjà quitté les lieux, tandis que les finalistes sirotent du jus de citron et du miel, tout en massant leurs cordes vocales. Le moindre oubli – un coup d’œil oublié en direction des jurés, ou pas assez de vibrato dans la voix – est désormais fatal.

Des yeux de Fatima Suarez jaillissent des larmes, en totale contradiction avec son sombrero scintillant. C’est la première fois que le Mexique participe à la compétition, et sa candidate, âgée de 29 ans, semble avoir toutes ses chances. « Je chante tout le temps, avec ma fille, chez moi, me raconte-t-elle. Aujourd’hui, je suis devenue très pro – j’ai même engagé le champion du monde 2014 de karaoké pour devenir mon coach vocal. » Et que signifierait une victoire, pour elle ? « Ça me pousserait à consacrer 100 % de ma vie à la musique, chose que je ne fais pas encore. »

Elaine, la candidate irlandaise

L’Irlande arrive sur scène, en la personne d’Elaine, qui la joue rockeuse, micro en main, cornes en direction du public, langue bien visible. Si elle n’a pas la meilleure voix des candidates, elle est sans doute la plus couillue, celle qui marque de par sa présence sur scène. Malheureusement, ça ne suffit pas, et elle est éliminée aux portes de la victoire – ce dont elle se contrefout, tout occupée qu’elle est à se marrer avec ses amis.

Puis vient l’heure d’annoncer les grands vainqueurs, qui pleurent, pleurent, et pleurent encore. Tout le monde agite son drapeau national, les flashes crépitent, les proches pleurent également, et tout le monde se félicite. J’accompagne les Irlandaises dans l’un des bus-karaokés qui accueillent les participants, et nous entonnons alors une version tout à fait personnelle d’« In the Shadows », de The Rasmus, avant de débarquer en trombe pour l’after.

C’est là que l’on saisit à quel point les Finlandais ne jurent que par le karaoké. Il faut plus de deux heures pour avoir le droit de chanter, et tout le monde patiente en picolant – jusqu’à finir raide mort. Je frappe violemment une table avec ma pinte mousseuse tandis qu’un couple me propose en toute gentillesse de revenir en Finlande pour tester leur sauna.

L’auteure, en plein karaoké

C’est là que je me décide à tenter ma chance afin de représenter l’auguste Grande-Bretagne – qui n’avait pas daigné être présente lors de la compétition. Avec sept pintes dans l’estomac et un hoodie Hello Kitty, je me lance dans « I Love Rock’N’Roll » version Britney Spears, évidemment. Un Français d’âge moyen fait les chœurs, et je perds peu à peu ma voix.

Hannah est sur Twitter.