Le client que toutes les prostituées craignent

L’extrait suivant est tiré de « Modern Whore », l’autobiographie d’Andrea Werhun publiée par les éditions Virgin Twins en collaboration avec Impulse [b:] Publishing .

Cet article a été initialement publié sur VICE Canada.

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Il avait un mode opératoire. J’entrais dans son immeuble à Lakeshore et je laissais mon nom au concierge. Une fois ou deux, il m’est arrivé de répondre « Andrea », avant de rectifier, couverte de honte, « Je voulais dire Mary Ann ! », et de sourire pour dissimuler ma gaffe, espérant de tout mon cœur que le concierge me sourirait à son tour pour me rassurer – oui, Walter Wack était un client dépensier, et non, je n’étais pas la seule prostituée à lui laisser mon nom, réel ou fictif. Et souvent, le concierge, ennuyé à mourir devant ses images de surveillance du hall d’entrée et du garage de stationnement, me rendait bel et bien mon sourire. Il faut bien gagner sa vie, pas vrai ?

Je prenais l’ascenseur jusqu’au cinquième étage et je toquais à la porte de Walter. Elle était déjà entrouverte. J’entendais la douche couler et une voix crier depuis la salle de bains : « Entre ! J’en ai pour une minute ! » J’étais accueillie par la petite chienne la plus triste du monde. Elle s’approchait paresseusement de moi, l’inconnue qui pénétrait dans son domaine – je couinais un « Salut, toi ! » – et, tout aussi paresseusement, avant même que je la caresse, elle faisait demi-tour et s’éloignait lentement. À gauche, la cuisine typique du célibataire, sale et négligée, des emballages de plats à emporter empilés dans l’évier. À droite, la chambre à coucher, un CD de musique électronique passait dans une petite boombox posée par terre – j’arrivais toujours pendant la 4 e piste. Une liasse de billets de 20 dollars était dispersée sur le plaid en molleton marron, lui-même parfaitement rentré dans les coins du lit king size. Seule dans sa chambre sombre, une bougie allumée sur la table de chevet, je me déshabillais, me lubrifiais, et attendais, toujours un peu trop longtemps, dans une pose sexy.

Walter Wack émergeait nonchalamment de sa salle de bains vêtu d’un peignoir blanc, un paquet de cigarettes, un briquet et un verre de rhum coca dans les mains. Sans même me saluer, il déposait ses affaires sur la table de nuit et s’allongeait sur le lit en allumant une clope. « Embrasse-moi », disait-il. Je le trouvais beau, dans le sens classique du terme. Il était en forme, âgé de la trentaine, et, contrairement au stéréotype injustement apposé aux hommes asiatiques, son sexe était énorme – tendu comme une corde. D’un ton stoïque, détaché et légèrement dérangé, il m’appelait sa « jolie petite femme », sa « petite salope sexy », son « beau petit cul ». Tout comme les compliments et le rituel d’entrée, le sexe suivait lui aussi un scénario. On s’embrassait, je le suçais, il me baisait et il jouissait. Ce schéma avait quelque chose d’étrangement réconfortant.

Il aimait particulièrement quand j’étais allongée sur le dos, les cuisses repliées contre ma poitrine, soumise et vulnérable. Mes hanches me faisaient toujours mal après nos rapports, mais j’étais prête à faire des concessions pour mon client le plus régulier. Un soir, alors que nous étions dans la voiture, en route vers nos rendez-vous respectifs, ma collègue Sarah a évoqué Walter Wack.

« Il est tellement violent avec moi », a-t-elle rigolé.

« Oui », ai-je répondu. « Il fait ce truc où il me serre et me fait mal aux hanches. »

« Ouais, eh bien », a-t-elle repris, toujours en rigolant, « Il me fist. Brutalement. »

« Oh ! Moi, il ne m’a jamais fistée… »

« Il me traite de sale pute, de sac à foutre, et j’en passe. Bizarre, ce type ! »

« Il me dit toujours des trucs gentils », ai-je rétorqué, ayant du mal à la croire.

« J’imagine qu’il t’aime bien. Il est méchant avec moi, mais c’est un psychopathe. Il a des problèmes mentaux. Mais peu importe. Et puis, il fait la même chose à chaque fois ! »

« Je sais ! Comme s’il suivait un scénario ! » ai-je lancé, n’ayant pas envisagé la possibilité que chaque fille jouait un rôle différent.

Toute penaude, j’ai demandé : « Tu as l’impression qu’il abuse de toi ? »

« Nan », a-t-elle répondu. « Il est comme ça, c’est tout. Mais j’ai besoin de prendre mes distances avec lui. »

Je réfléchissais à ses paroles. Je connaissais mes limites : je n’étais pas du genre à tolérer un fist non sollicité combiné à une série d’insultes. Dans mon esprit, je reconsidérais M. Wack – inaccessible et maussade dans son peignoir blanc, une clope pendue au bout de ses lèvres charnues – d’un œil suspect. Je ne faisais plus confiance au rituel. Je savais aussi qu’un client violent l’était dans un contexte de consentement. Pourtant, je voyais mal Walter Wack demander une quelconque permission – ce serait trahir son script. J’avais surtout peur qu’il fasse du mal à la belle et pétillante Sarah.

Quelques mois plus tard, il a fait quelque chose qu’il n’avait jamais fait : il m’a bookée deux fois dans la même nuit. Je l’ai vu en premier et je l’ai vu en dernier, le serre-livres de trois rendez-vous consécutifs. Cinq rendez-vous en une nuit. Ça faisait beaucoup de bites, mais aussi beaucoup d’argent : 800 dollars à prendre ou à laisser. Je ne voulais pas en faire une habitude, mais cet argent me séduisait. Je suis arrivée à 2 heures du matin, fatiguée et peu encline à la contorsion. Je me serais bien contentée d’un missionnaire et d’une levrette.

Nous avons baisé, toujours selon le script, sans jamais en dévier ; comme toujours, c’était douloureux. J’ai fait de mon mieux pour ne pas « pleurnicher » et encaisser le plus longtemps possible. L’idée de sortir du scénario me faisait me sentir à la fois coupable et nerveuse.

« Walter », ai-je dit, sortant enfin du personnage. « Tu es mon cinquième rendez-vous de la nuit. Ça fait un peu mal. »

J’ai vu les flammes dans ses yeux. Une lueur de trahison, de colère, de dégoût. D’une voix à la fois calme et sévère, il m’a dit :

« Ça me donne envie de te baiser encore plus fort. »

C’est ce qu’il a fait. Sans relâche et avec une ferveur invisible, il a martelé mon corps douloureusement crispé plus fort que jamais. Je ne sais pas si c’est la peur, la culpabilité, la honte ou le devoir qui me retenait chez lui, mais je suis restée. J’ai planté mes ongles dans son dos et j’ai serré les dents. J’ai regardé l’horloge – ce que je ne faisais jamais par peur d’offenser un client – il restait encore dix minutes. Dix minutes de plus. J’aurais pu me lever, mais je ne savais pas quoi dire ni comment partir. Il m’insultait comme il insultait Sarah, et le pire, c’est que je pouvais sentir sa haine dans chacun de ses mots. Je n’arrivais pas à y croire. Fini, la « jolie petite femme » au « joli petit cul ». Tout à coup, je n’étais plus qu’une salope inutile que personne n’aimerait jamais.

Le psychopathe a fini par jouir et je me suis précipitée vers la salle de bains, en larmes. J’ai envoyé un texto à mon ex, avec qui j’entretenais toujours une liaison. « Tu es toujours debout ? Il m’est arrivé quelque chose de terrible. » Il a répondu aussitôt : « Trop crevé pour discuter. J’essaie de dormir. »

Mon cœur s’est arrêté. Je ne savais pas ce qui était pire : d’avoir été violée par un dingue ou d’avoir été trahie par quelqu’un que je pensais être mon ami. J’ai pris une douche et je me suis nettoyée du mieux que je pouvais, puis j’ai couru hors de l’appartement de Walter Wack jusqu’à la voiture de ma proxénète. Elle m’a écoutée, pleine d’empathie, la voix emplie de colère. « Tu ne dois jamais plus le revoir », m’a-t-elle réconfortée. Il était officiellement sur ma liste noire.

J’ai entendu dire que les prostituées se font violer parce qu’elles se placent dans une situation de vulnérabilité sexuelle pour de l’argent. Les violeurs ne peuvent pas se contrôler en présence de proies faciles. Donc, en me plaçant dans une position vulnérable, c’était de ma faute si Walter Wack m’avait violée. Je m’étais mise dans le pétrin toute seule et, le pire, c’est que je l’avais fait pour de l’argent. Violée contre rémunération. C’est ma santé mentale qui était mise en doute – pas celle du violeur qui, en réalité, ne faisait que son devoir. Le petite Mary Ann ne savait pas. Elle ne savait pas quoi faire, quoi dire, comment réagir, comment partir. Et je lui pardonne. Ce n’est pas de ta faute, jeune fille, si un psychopathe t’a exploitée. Personne ne mérite d’être violé. Personne. Ni un travailleur du sexe, ni un civil. Personne.

J’ai appris quelques mois plus tard que Walter cherchait à me joindre non seulement tous les jours, mais plusieurs fois par jour. Ma maquerelle a fini par lui répondre : « Vous vous rendez compte de ce que vous lui avez fait ? Vous lui avez fait du mal, Walter. » Je jouais la comédie, selon lui. Encore une actrice tragique qui a joué son rôle jusqu’à ce qu’elle ne le puisse plus. Une pute dévoyée.

Un an après l’événement, j’ai reçu un texto au sujet d’une voiture qui devait passer me prendre. L’adresse à Lakeshore semblait familière. Mon corps tout entier s’est immobilisé. J’ai appelé la nouvelle réceptionniste qui m’avait pris ce rendez-vous. « L’appel venait-il de Walter Wack ? » lui ai-je demandé. Elle a répondu par l’affirmative. J’étais ferme dans ma position. Je n’irai pas. Il était blacklisté – jusqu’à ce qu’une panne récente des serveurs de l’agence ait apparemment réinitialisé les informations personnelles de chaque escort, dont sa liste noire.

« Tu sais, c’est drôle », m’a-t-elle dit. « J’ai travaillé pour un grand nombre d’agences de Toronto et ce type figure sur la liste noire de presque toutes les agences. »

« Ouais. C’est un prédateur. Un putain de creep. »

« Il paraît ! » a-t-elle rigolé.

Je n’ai pas trouvé ça très drôle.