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Que s’est-il passé avec l’Acid House exactement ?


The Trip, 1988

Fin des années 80, la jeunesse britannique se déchaîne sur l’acid house, et leur nouvelle scène musicale fait trembler tout le pays. Un quart de siècle plus tard, son impact est toujours palpable, de la mode au cinéma, en passant par le design. Bon nombre des protagonistes de la scène insistent sur l’aspect véritablement révolutionnaire des débuts de l’acid house. Mais beaucoup regrettent aussi la vitesse à laquelle ce phénomène aussi novateur a fini par ne devenir qu’un énième phénomène de mode récupéré par les médias et les publicitaires. Chaque génération cherche désespérément à s’approprier un mouvement, à créer une religion que leurs parents ne comprendront pas. Mais était-il à ce point inévitable que la scène acid house finisse par tomber dans le mainstream ?

Même si les racines du mouvement remontent au début des années 80, c’est en 1987 qu’il prend son véritable envol. Et il ne faut pas plus plus de six mois à l’acid house, genre connu et porté par une poignée de clubbers acharnés, pour exploser internationalement. Difficile d’imaginer à quel point les clubs britanniques étaient minables avant ça. À l’exception de quelques lieux plus ou moins respectables, ces boites étaient simplement des endroits où les gens venaient se saouler, et les nuits se terminaient toujours de deux façons : en baisant ou en se battant. La musique n’entrait même pas en ligne de compte. Il aura fallu une nouvelle drogue (l’ecstasy), un nouveau type de musique et une nouvelle technologie pour que de nombreux clubs du pays retrouvent enfin leur fonction et leur esprit originel : un lieu dédié à la danse. Une symbiose parfaite qui a créé une scène bien plus égalitaire que n’importe quel autre mouvement musical précédent. On peut y croiser des blancs et des noirs, des hétéros et des gays, des lads du nord et des mecs du sud, des hooligans et des médecins – tout ce qui comptait, c’était la drogue et ce nouveau son incroyable.


Paul Oakenfold, Lisa Lashes, Ian St. John et leurs amis, au Shoom, 1988

L’ecstasy influence très vite le style des clubbers. « C’est assez drôle quand on y repense », explique Dave Haslam, auteur et ancien DJ de l’Haçienda. « Personne ne savait comment s’habiller. Ils se demandaient, ‘Je dois porter des baskets avec cette musique ou pas ? Est-ce que je mets un t-shirt ?’ Début 88, il y avait encores des gens se pointaient à l’Hacienda en costumes à épaulettes et qui finissaient débraillés comme des ouvriers. »

L’expérience est unique, pour les clubbers comme pour les DJ’s. « Quand tu es DJ, la plupart du temps, tu te retrouves face à une foule qui attend d’être divertie, et le but du jeu, c’est de parvenir à créer une espèce de frénésie », explique Haslam, « mais au début de l’acid house, c’était différent. Tu avais 2 000 personnes face à toi, tellement euphoriques que leurs têtes étaient sur le point d’exploser. Tu avais presque l’impression que c’était à toi de les retenir, comme des animaux sauvages. »

Peu à peu, les DJ’s deviennent de véritables stars. Fiona Allen, aujourd’hui scénariste et comédienne pour l’émission Smack The Pony, était physio à l’Hacienda et a vu cette transformation se produire sous ses yeux, soir après soir. « C’était marrant, la vitesse à laquelle les DJ’s devenaient des dieux », se rappelle-t-elle. « Parce qu’ils passaient des disques, les gens se mettaient à les traiter comme des dieux. Je suppose que c’est parce qu’à l’époque, ils n’étaient qu’une poignée à être vraiment bons et à avoir les bons maxis. »


The Trip, 1988

A Londres, les DJ’s pionniers du genre, tels Maurice et Noel Watson au Delirium, Colin Faver et Eddie Evil Richards au Camden Palace, Jay Strongman et Mark Moore au Heaven et Dave Dorell au RAW, sont les premiers à passer de la house, mais ce n’est qu’avec l’arrivée de l’ecstasy entre 1987 et 1988 que les choses explosent vraiment. Une nouvelle génération de clubs, comme le Shoom de Danny Rampling, le Trip de Nicky Holl et le Spectrum de Paul Oakenfold, forment le noyau dur de la scène dans la capitale anglaise, alors que plus au Nord, c’était à l’Haçienda et au Jive Turkey que les choses se passaient. Durant un temps, ces lieux seront les secrets les mieux gardés du Royaume-Uni. « C’était tellement nouveau, et si différent de tout ce qu’on avait connu », rapporte Paul Roberts de K-Klass. « Tu avais envie d’en parler à deux ou trois bons potes, mais à part ça, tu voulais que ces endroits restent confidentiels et uniques. »

Avec le recul, les acteurs de la scène reconnaissent à quel point il était naïf et idéaliste de penser qu’ils pourraient garder pour eux ce qui était en train de se produire. En mai 1988, i-D et The Face lèvent le voile sur cette scène émergente et les journaux et tabloïds commencent à s’intéresser à ces soirées. « On parle ici de quelque chose qui a mis entre 12 et 16 semaines pour passer d’un secret dont seuls quelques passionnés avaient connaissance à un phénomène s’étalant en première page du Sun », explique Cymon Eckel qui tenait le fanzine Boy’s Own. « Je pense qu’on a senti que l’âge d’or était terminé. On n’essayait même plus de protéger le concept. On tentait juste de conserver ces fêtes géniales avec des personnes géniales. En quelques semaines, on est passé d’un rade obscur et sauvage à un un lieu où se croisaient Boy George et Patrick Cox, et où tout le monde se vantait de venir. Comment ça a pu arriver, bordel ? Même avec tout le fric du monde, tu ne peux pas lancer un phénomène comme ça aujourd’hui. »

L’explosion de l’acid house à l’été 1988 prend tout le monde par surprise. À Londres, Manchester et Sheffield, les amateurs du genre sont de plus en plus nombreux. Ils commencent à se reconnaître en dehors des boites, dans le bus, dans la rue grâce à leur façon typique de s’habiller, leurs coupes de cheveux, et cette petite étincelle dans les yeux. Des groupes d’amis éclatent, se séparent en deux camps : d’un côté, ceux qui ont franchi le cap, de l’autre ceux qui n’ont pas encore été convertis – le premier groupe dépassant bien vite le second.


Une soirée Boy’s Own

L’intérêt que portent les tabloïds à l’acid house jette très vite de l’huile sur le feu. L’industrie en place n’a aucune idée de la position à adopter face au phénomène, et ceux qui ne parviennent pas à prendre le train en marche passent littéralement pour de vieux cons. « C’est ce qui se rapproche le plus d’une invasion de zombies organisée », bavait Peter Powell, DJ, arbitre du cool de l’époque, et vétéran de l’industrie musicale, sur BBC Radio 1. « Je ne pense vraiment pas qu’il faut que ça aille plus loin. »

En août 1988, un nouveau genre de rave s’installe aux Wembley Studios, avec l’aide d’un jeune requin ambitieux, Tony Colston-Hayter. Pour les dévots les plus idéalistes du mouvement, le nom de l’événement, Apocalypse Now, est on ne peut mieux choisi. Avec son approche commerciale sans complexe, Colston-Hayter pollue définitivement la pureté du mouvement. Les équipes de télévisions nationales sont autorisées à filmer les soirées, divisant encore un peu plus l’opinion publique à leur sujet. Les plus pragmatiques y voient juste la conséquence d’une évolution inévitable.

« Au début de l’acid house, il était complètement impensable que le truc apparaisse en une des tabloïds ou des journaux télévisés », raconte Richard Norris de The Grid, premier producteur acid house à figurer en couverture du NME. « Pendant quelques mois, c’était un phénomène confiné à un cercle de 200 personnes. Mais quand ça a commencé à exploser, c’était inévitable. La réaction des médias a été quasi scolaire. »


La queue devant le Trip, 1988


Heaven, 1988

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De mi-octobre à mi-novembre, le regard du pays sur l’acid house change. Des titres tels que « Le démon de l’ecstasy » (19 octobre, The Sun), « Interdisez cette musique tueuse » (24 octobre, The Post), « L’horreur de l’acid house » (25 octobre, The Sun), « 56 personnes arrêtées dans des raids acid house » (7 novembre, The Times) commencent à apparaître dans la presse nationale. Pour les autorités, les médias et la population en général, les ravers sont désormais un cas classique de « groupe déviant ».

Plus les autorités se sentaient menacées, plus le pouvoir d’attraction du mouvement s’intensifiait auprès des jeunes. La génération qui n’avait eu de cesse d’entendre son Premier Ministre dire qu’« il n’y avait rien de mieux que la société » se retrouvait fatalement attirée par un mouvement purement contre-culturel. À cette époque, les organisateurs de rave étaient devenus très habiles quand il s’agissait d’échapper aux autorités. Les lieux étaient tenus secrets jusqu’au dernier moment, et les infos laissées sur des répondeurs téléphoniques. Il n’y avait pas Internet, et seule une poignée de personnes possédaient un téléphone portable. Pourtant, les organisateurs parvenaient à rassembler 10 000 personnes dans des champs ou des entrepôts, échappant au radar de la police. Pour beaucoup, l’aspect subversif de ces raves commençait à devenir plus excitant que les drogues, voire même plus que la musique.

Après la mise en place de la Pay Party Unit par la police, une unité anti-rave, le mouvement à l’origine hédoniste a été forcé de se politiser. « Je pense que la plupart des mouvements jeunes sont comme ça », confirme Andrew Weatherall, « un peu symbiotique et mutuellement parasitaire. Les personnes impliquées se font une notoriété et de l’argent pour rendre cela dangereux et attractif auprès des jeunes, et de leur côté, les autorités récoltent une certaine gloire en sortant leur morale à deux balles. Ils se nourrissent les uns des autres, et c’est comme ça depuis les Teddy Boys dans les années 50. Ça s’est produit avec le punk rock – avec n’importe quel mouvement. C’est devenu une prophétie auto-réalisatrice. Les deux camps en profitent. »

Colston-Hayter n’a aucun remord. Surnommé « Acid’s Mr Big » par la presse et devenu une figure décisive de la scène, il se retrouve parfois au Ritz après une nuit de fête, dépensant ses recettes en petit-déjeuner au champagne. A l’opposé du « one love » idéaliste des premiers fanatiques de l’acid house, Colston-Hayter ose même déclarer : « Maggie devrait être fière de nous : nous sommes un pur produit de la culture d’entreprise. » Il embauchera par la suite un chargé de relations publiques, Paul Staines, ex-conservateur qui décrivait sa propre politique comme du « Thatcher sous acide ».



Dans la même lignée que les soirées Apocalypse Now, devenues de véritables succès commerciaux, une nouvelle vague d’énormes raves en plein-air voit le jour (Sunrise, Biology, Genesis). Pour certains, les choses ne sont plus aussi révolutionnaires qu’elles l’étaient, mais plutôt aseptisées. Et cette régression est probablement due au nombre ahurissant de personnes qui s’entassent désormais dans ces fêtes. Le sentiment euphorique des débuts tend à se dissiper. Jarvis Cocker de Pulp a fait sa première grosse rave à cette époque-là, et en a résumé ses impressions dans « Sorted for E’s and Wizz » : Is this the way they say the future’s meant to feel ? Or just 20 000 people standing in a field ?

En 1989, le député Graham Bright soutient une loi visant directement à interdire les fêtes acid house. Colston-Hayter et Staines tentent tant bien que mal de contrer le texte et organisent un rassemblement sur Trafalgar Square baptisé « Freedom To Party », mais pour beaucoup, la manifestation est futile. L’esprit originel a déjà disparu.

L’ambiance dans les boites a elle aussi changé. La cocaïne a remplacé l’ecstasy et la violence s’est substituée à la liberté. L’odeur de l’argent a attiré les gangs aussi bien que l’industrie, qui investit dans des « superclubs », comme le Cream et le Ministry of Sound. L’acid house fait désormais partie de la psyché du pays. Alors que le gouvernement Thatcher avait tout fait pour la réprimer, le parti de Tony Blair utilise l’hymne rave de D:Ream pour fêter sa victoire au milieu des années 90. Même la Royal Mail, le service postal britannique, s’approprie le « get sorted » du jargon dans une campagne visant à encourager les gens à poster plus de lettres. A la fin des années 90, le magazine Mixmag déclare : « les raves sont maintenant aussi anglaises que le fish’n’chips ».

Quand un mouvement se met à être commercialisé et adopté par le mainstream, il perd instantanément ses premiers membres. Comme le disait le dealer dans Withnail and I : « Ils vendent des perruques de hippie à Woolworths, mec. La meilleure décennie de l’humanité a rendu l’âme… » Les pionniers de l’acid house ont fatalement eu la même réaction quand la Haçienda a été transformée, il y a quelques années, en appartements de luxe par des promoteurs immobiliers qui n’ont pas hésité à utiliser le slogan : « Maintenant que la fête est terminée, vous pouvez rentrer à la maison ».

Staines s’est aujourd’hui recyclé en blogueur politique et Colston-Hayter a refait surface cette année en plaidant coupable pour le vol d’1,3 millions de livres. L’ancien organisateur de raves géantes s’est fait prendre alors qu’il tentait d’entrer illégalement dans le système informatique de la banque Barclays. Paul Oakenfold, l’un des premiers convertis à l’acid house au Royaume-Uni, est aujourd’hui en résidence à Las Vegas, comme Elton John ou Dolly Parton. Que dire de plus ?


Luke Bainbridge est l’auteur du livre « Acid House : The True Story ». Toutes les images sont de David Swindells/PYMCA