Nous sommes le 20 janvier 2017. Et nous rentrons dans l’ère du Presidente Trump. Le type de The Apprentice est devenu le président des États-Unis et, a priori, ça la fout très mal pour mon pays. Donald semble nous en vouloir énormément. Il veut même faire de la surenchère et nous coller un mur sur la frontière alors qu’il en existe déjà un, en plus d’un énorme désert — ça crève quand même les yeux. Dans ces instants de doute, de tension, voire de crainte, il faut se retrouver autour de bonnes vieilles valeurs qui nous rassurent. Et puis il faut savoir être poli, aussi. Dans un cas comme dans l’autre, je pense que c’est le moment idéal pour un guide de survie du rap mexicain.
CONTROL MACHETE — « Control Machete »
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Il y a un peu plus de 20 ans, le Mexique s’est pris une claque quand Toy Selectah, Pato Machete et Fermín IV ont sorti Mucho Barato, le premier album de Control Machete. C’est le début d’une carrière dont la fin est tout simplement magique. Moins de 10 après, Fermín IV abandonne le groupe, se lance dans une quête spirituelle et finit par devenir prédicateur à Mexico. Mais avant Jésus il y a eu Mucho Barato. Cet album est la porte d’entrée dans le monde du rap mexicain. Dès 1996, Pato et Fermín consacrent un couplet au fameux mur sur la frontière Nord pour expliquer que, dans tous les cas, « sabemos taladrar / por seguro le damos duro » (« on sait se servir d’une perceuse / on va le défoncer »). Donc voilà, il y a deux décennies on nous proposait déjà des solutions concrètes à des problèmes complexes.
Mais ce qu’il y a de mieux dans Mucho Barato c’est ce premier morceau. Tout est construit autour d’un sample qui vient d’une chanson de mariachi qu’on joue pour les enterrements. Dur de faire plus mexicain. Les cases « mariachi » (évidemment) et « rapport décomplexé avec la mort » sont allègrement cochés. Control Machete tape un peu dans les clichés, certes, mais les beats restent solides, et leur permettent de clamer haut et fort leur identité. Les lyrics finissent d’enfoncer le clou, ou plutôt le mur : « Un trío de mexicanos / con machete en la mano / dominando todo el llano / algo loco, algo insano » (« un trio de Mexicains / les machettes au poing / dominent toute la plaine / c’est fou, c’est dément »).
C’est le genre de délire dans lequel plein de rappeurs mexicains se sont plongés depuis. En fait, la question de l’identité nationale est un énorme sujet au pays. Le seul Mexicain à avoir remporté un Nobel de littérature s’est même fendu d’un bouquin entier là-dessus. Avec Control Machete, le rap est entré dans ce game, donc dans la cour des grands au Mexique.
CONTROL MACHETE — « Sí Señor »
En 1999, CM sortent Artillería Pesada, Presenta, leur deuxième album, et Toy Selectah crée le beat le plus reconnaissable de toute l’histoire du rap mexicain. De leur côté, Fermín IV et Pato Machete bourrinent le refrain. Le résultat donne « Sí Señor », de la musique pour marcher la tête haute. Bonus : le clip est un condensé du look 90’s. Que du bonheur.
« Sí Señor » marque le pic de leur carrière, et probablement un des plus hauts sommets atteints par le rap mexicain. Ce morceau a défini une époque où on sentait que le pays changeait à toute vitesse et que, pour une fois, on était peut-être sur la bonne voie.
La dictature du PRI semblait enfin se casser la gueule. [Le Parti de la Révolution Institutionnelle, malgré ce nom assez nul, a été à la tête du pays de la fin de la Révolution jusqu’en 2000 – malheureusement, depuis 2012 il est de retour aux manettes et absolument déterminé à bien casser les couilles des 122 millions de Mexicains]. Les choses allaient de l’avant, les jeunes étaient plus libres, la société changeait. Et « Sí Señor » retentissait partout. Le morceau de Control Machete s’est même retrouvé sur la bande-son d’Amours chiennes en 2000. Ce film était un peu la consécration de la nouvelle génération qui prenait le contrôle de la culture. Et oui, à l’époque même Alejandro G. Iñárritu était un jeune prometteur, sí señor.
CARTEL DE SANTA — « México Lindo y Bandido »
Ce crew de Santa Catarina (en photo d’en-tête), un bled en banlieue de Monterrey, est un vrai monstre sacré. Et c’est surtout grâce à son leader, Babo, l’archétype même du rappeur gangsta au Mexique. Typiquement le genre de mec à tuer un type puis à écrire une chanson pour expliquer pourquoi. Depuis le temps, il a pris un petit coup de vieux et sa réputation n’est plus ce qu’elle était. Mais il parvient encore à être frappé par quelques éclairs de talents, comme en 2014 avec ce morceau sur l’infidélité et la messagerie Whatsapp.
« México Lindo y Bandido » remonte à l’âge d’or de Babo était vraiment en forme. C’est une réinterprétation d’un air qui est notre hymne national bis : « México lindo y querido » (Bel et bien-aimé Mexique). Le morceau a été immortalisé par Jorge Negrete au début du 20ème siècle, un type né pour porter un chapeau énorme et une moustache parfaitement taillée. Le gars qui faisait craquer mémé et toutes ses copines quand elles étaient jeunes. Tout me monde connaît sa version de « Mexico lindo y querido », dans tout le pays, tous les âges : « Bel et bien-aimé Mexique, si je meurs loin de toi, qu’on dise que je me suis endormi, et qu’on me ramène ici. » Dans un pays où le sport national consiste à hurler « Viva México » à la moindre provocation, forcément ça nous a touchés.
Si Negrete est limite naïf, Babo débarque avec le revers de la médaille. Son Mexique, c’est celui qui est « loin des plages et de l’Holiday Inn », celui « où il y a même des saints patrons pour les voyous / les tueurs à gages et les narcos savent qu’on veille sur eux, ils savent à qui se confier ». Babo est tout aussi fier de ses racines que Negrete : « Bel et criminel Mexique, si je meurs loin de toi, qu’on paye un passeur et qu’on me ramène ici ». Comme avec Negrete, ça marche parce que c’est vrai, même si dans les deux cas on te raconte un seul côté de l’histoire. Au Mexique, la situation est merdique depuis un bon bout de temps et c’est là qu’on trouve certains des plus gros salauds de l’histoire. Mais nous sommes fiers de notre bordel, parce qu’il fait partie de notre identité.
AKWID — « Esto Es Pa Mis Paisas »
Akwid est un cas particulier dans le rap mexicain parce que c’est un groupe de Los Angeles et que les frère Gómez, AK et Wikid, ont des passeports américains. Leur famille vient du Michoacán et, comme des millions de Mexicains, ils ont décidé de passer la frontière. Les deux rappeurs se sont retrouvés en Californie avant l’âge de 10 ans. Forcément, ils ont pris des éléments de la culture de leur pays d’adoption mais, comme pour plein de monde, ça les a limite rendus plus mexicains. Contrairement à leurs confrères californiens comme Delinquent Habits et Cypress Hill (qui ont d’ailleurs fait un featuring avec Fermín IV de Control Machete), ils écrivent plus en espagnol qu’en anglais. Les paroles de « Esto Es Pa Mis Paisas » parlent justement de cette fierté du Mexicain aux États-Unis.
Le truc à retenir ici c’est surtout l’instru, la marque de fabrique d’Akwid, qui vient direct de la tradition de la norteña, une sorte de polka dont mon pays raffole. Un genre musical où les joueurs de tuba (les tubistes ?) ont la côte et les accordéonistes sont ceux qui embarquent toutes les filles à la fin du concert.
C’est aussi le genre de musique qui domine l’univers des vrais gangsters au Mexique. Les narcos se font écrire des odes par des musiciens de norteña, ils se clashent à coups de norteña et massacrent occasionnellement les pauvres joueurs de tuba à la solde de leurs ennemis. Le genre ne se limite forcément pas à ça, et il y a des trucs de norteña tout à fait innocents et même cuculs. Mais ça met quand même le rap dans une position assez curieuse au Mexique. Le rap ne parle pas trop des narcos en fait, mais ça arrive de plus en plus. Comme dans ce morceau trap où C-Kan et Ill Mascaras se foutent de la gueule des pseudo narcos qui friment ET des vrais narcos qui ne savent pas la fermer.
Quoi qu’il en soit, pour les gars d’Akwid, les beats de norteña sont une façon de réaffirmer leurs liens avec le Mexique, et plus particulièrement avec la région frontalière. La norteña est hyper populaire dans tout le pays, mais c’est la bande-son du quotidien dans la Mexamérique, la vraie terre natale des Gómez. La musique d’Akwid est le genre de produit hybride qu’on peut faire lorsqu’on est chez soi, le long de la frontière la plus traversée du monde.
CARTEL DE SANTA — « Con el Coco Rapado »
On repart du côté de Santa Catarina. Comme d’habitude, Babo est sur le devant de la scène, mais un membre clé de l’univers Cartel de Santa se voit accorder le second couplet. Dharius était un peu le deuxième homme du crew. Il a récemment coupé les ponts avec Babo et sorti un album en solo où il est toujours aussi en forme. Le clash Dharius–Cartel de Santa est d’ailleurs l’une des rares grandes embrouilles dans l’histoire du rap mexicain, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Une histoire banale, mais qui participe à la construction de la mythologie rap d’un pays.
Dans « Con el Coco Rapado », on en était pas encore à ce schisme de Santa Catarina. Lent, lourd, c’est un des morceaux phares du Cartel de Santa. Il met surtout en avant l’attitude des durs cholos. À la base, on appelait cholos les Mexicains pauvres des États-Unis. C’est eux qui ont développé le look cliché du crâne rasé + tatouages + chemise à carreaux boutonnée uniquement au cou, et tout le reste. En principe, c’est le genre de types qu’on ne considérait plus comme des vrais Mexicains. Il étaient « de l’autre côté ». Mais le style a progressivement percé au Mexique. Ça résonnait avec la vie des deux côtés de la frontière parce que, finalement, un Mexicain pauvre se sent aussi persécuté au Mexique que chez les gringos. Pour lui, la frontière est une limite assez absurde. Le cholo c’est le mec désabusé par excellence. « Con el coco rapado, vamos por todos lados / con el cuerpo tatuado, desafiando a la suerte / tras la vida, la muerte / tras la muerte quien sabe / como quiera no avisa / esa cae de repente » (« La boule à zéro, on va partout / le corps tatoué, on défie le destin / après la vie y’a la mort / après la mort, va savoir / dans tous les cas elle prévient pas / elle arrive soudain »).
EPTOS UNO — « Esto »
Eptos Uno bosse à Mexico depuis un petit moment, mais il reste fier de son fief. Il vient de Ciudad Obregón, dans l’État de Sonora. Plein Nord-Ouest. Une région qu’on appelle El Noro, dont la capitale symbolique est Tijuana. Un bout de Mexique un peu à part, très loin du Centre, un peu isolé par le désert. Un coin qui a une identité frontalière plus marquée que « l’autre » Nord, celui dominé par Monterrey et le souvenir de Pancho Villa.
Dans ce son, Eptos balance les couplets « depuis Mexico », avec « le sale goût du Noro », pour « ceux qui viennent du Centre, du Nord, du Noro, du Sud, bien sûr ». Avec ces petites dédicaces pour tous les terroirs Mexicains (Los Angeles incluse), un refrain à l’ancienne et un beat dont Control Machete aurait été fier, Eptos joue les passeurs entre les anciens et les nouveaux venus dans le rap mexicain. Depuis, les sonorités ont évolué et les samples issus de la musique traditionnelle mexicaine sont pratiquement tous passés à la trap(pe). Le rap est devenu une tradition mexicaine lui aussi. En ce moment, il y a énormément de rappeurs au Mexique qui sont des passionnés des sons old school, qu’ils soient mexicains ou américains. Ils voient tout ça comme leur héritage.
YOGA FIRE (feat. ALEMAN & GOGO RAS) — « Chapo Guzmán »
Ça a pris un certain temps pour que la trap perce vraiment au Mexique. Avec Yoga Fire, le Mexique a finalement passé ce cap. Dans La Ciudad del Diablo, son EP sorti l’année dernière, on part en virée à Ecatepec, la ville de Yoga Fire en banlieue nord de Mexico. C’est pile le genre de coin où l’on peut faire de la trap à cœur joie. Et il y a des milliers de bleds comme ça dans le pays. À Atlanta, ils ont des drogues, un petit penchant pour El Chapo et carrément un quartier qui s’appelle Petit Mexique. Chez nous c’est tout un pays (plus une ville et un État qui reprennent le nom), on connaissait El Chapo avant tout le monde et nos labos de meth qui fournissent le monde entier.
Plus sérieusement, l’arrivée de la trap illustre l’évolution parallèle du rap et de la société au Mexique. D’abord, elle montre que l’échange culturel avec les États-Unis est toujours bien présent, et s’est limité accéléré. Ensuite, la trap a introduit la coke dans le rap mexicain. Ça a l’air bête, mais en fait ça vient d’un changement social profond. Le Mexique a toujours été un pays de transit pour les drogues « dures », mais la consommation n’a explosé que très récemment. Dû, en partie, à la montée en puissance des cartels. Ça les a incités à développer un marché local, alors qu’avant ils faisaient uniquement de l’import-export.
Et d’ailleurs, en parlant des narcos, ce son sur El Chapo va au-delà du gimmick. Le rap au Mexique a rarement évoqué les grands kapos des cartels. Comme je le disais, c’est plutôt l’apanage de genres comme la norteña. Avec ce son, Yoga Fire va au-delà de cette frontière invisible et fait entrer une autre couche de la culture mexicaine dans le rap. Il y a eu des manifestations de soutien à El Chapo après son arrestation. Certains des manifestants y allaient certainement par intérêt personnel (c’est toujours utile de soutenir un mec qui a droit de vie et de mort sur ta famille) mais il y a aussi une fascination profonde pour ce genre de types. On manque de héros au Mexique. Les politiciens, les flics et les soldats sont tous des pourris. L’équipe nationale de foot se rétame toujours en huitièmes de finale. Les narcos sont les types du bas de l’échelle sociale qui ont réussi à percer, ils savent qu’ils vont probablement se faire abattre et ils profitent à fond de leur moment de gloire. C’est le cliché même du héros à la mexicaine. Alors on se dit tant pis, on va faire avec.
Bonus : FOSA COMUN — « Jumanji »
Celle-là, c’est pour le plaisir. Le clip de Fosa Común me rappelle mes années lycée. Les mecs me à certains potes qui étaient portés par une énorme envie de foutre le bordel partout, tout le temps : « todos me la pelan, güey yo no discrimino » (« vous pouvez tous me sucer, je discrimine personne »). Il y a certains plans dans des apparts où j’ai l’impression d’avoir déjà mis les pieds. C’est con et ça fait du bien. Et surtout, en tant que capitaliño, ça m’a fait oublier pendant quelques minutes que je détestais la ville de Guadalajara (le Lyon du Mexique).
Alvaro est parfois sur Twitter.