Hasard du calendrier, le spectateur a le choix depuis mercredi 23 mars entre deux films situés en 1905 dans les campagnes françaises. Christophe Barratier adapte Le Temps des secrets de Marcel Pagnol – 1h48 d’images d’Épinal type bruit des cigales et grandes vacances ensoleillées sur les collines du Garlaban – quand Vincent Le Port retrace dans Bruno Reidal, confessions d’un meurtrier, les pérégrinations d’un jeune paysan séminariste cantalien qui décapite un adolescent et rembobine le fil de sa vie face aux médecins tentés de comprendre son geste.
Pour son premier long métrage, Vincent Le Port s’est inspiré d’un fait divers qui a eu lieu le 1er septembre 1905 en fin d’après-midi dans la forêt qui borde Raulhac, bourg situé à quelques kilomètres d’Aurillac. Reidal s’appelle encore Jean-Marie Bladier, 17 ans, 1m62, 50 kg, d’apparence délicate, carrure faible, poitrine étroite, musculature grêle, corps maigre et chétif, légèrement voûté, la tête inclinée sur la poitrine et penchée du côté droit. Il rejoint dans le bois Jean Raulnay, 13 ans, parti couper des herbes ou ramasser des branches mortes, et lui propose, une fois la besogne accomplie, d’aller cueillir quelques noisettes. Alors que Raulnay se hausse sur la pointe des pieds pour atteindre une branche, Bladier se jette brusquement sur lui, le renverse, lui tranche la gorge avec son couteau de poche et une précision qui surprendra le médecin légiste rapporte La Gazette. « Décollation pratiquée sur le vivant » : la tête de Raulnay est retrouvée à quelques mètres du corps.
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Bladier se rend dans la foulée de son forfait. Il est qualifié de « monstre » par le Courrier de Saône-et-Loire qui l’accuse d’avoir tué sans raison aucune et pour le simple plaisir. Sa confession et son absence de remords attirent l’attention d’une sommité de la médecine légale, le professeur Alexandre Lacassagne qui, accompagné de deux aliénistes, les docteurs André Papillon et Auguste Rousset, va l’interroger en prison pour statuer sur son hypothétique folie. Une demande un peu particulière est faite au meurtrier : le récit écrit et circonstancié de sa vie jusqu’au crime. Derrière les barreaux, Bladier rédige onze carnets d’écoliers dans lesquels il narre son enfance, le quotidien d’un jeune pâtre dans le Cantal de la fin du XIXe siècle qui lutte contre l’envie de donner la mort. Une partie de ce texte est reproduite dans le rapport médical, publié en 1907 aux Archives d’anthropologie criminelle, de criminologie et de psychologie normale et pathologique. Lacassagne donne alors à son sujet d’étude un nom d’emprunt, anagramme miroir de celui à l’état civil. Reidal est né.
« J’ai été pris d’empathie en lisant cette autobiographie, se remémore Vincent Le Port interrogé par VICE. On dirait la rencontre entre Poil de carotte et Jean Genet, un mélange d’innocence et de perversité. L’idée, c’était de mettre en perspective les écrits de Reidal, de les considérer comme une œuvre littéraire et d’être fidèle à son texte comme j’aurais pu l’être si j’avais adapté Flaubert ou Céline. Je me suis bien entendu inspiré d’autres archives dont le rapport des médecins qui apporte une vision distincte d’une même affaire, comme si l’on faisait face à deux évangiles, celle de Bruno et celle de Lacassagne. Il était intéressant de rester proche de ces deux sources. »
Ici, pas d’enquête ou de whodunit. Vincent Le Port se place au plus près de Reidal/Bladier et de son texte, lu en voix-off. C’est que le profil de l’assassin intrigue. Né en 1888, 7e d’une fratrie de huit enfants, Reidal/Bladier est un excellent élève. Il envisage même la prêtrise et entre pendant un an au petit séminaire de Saint-Flour. « Il y a une sidération à voir un jeune homme présenté comme l’inverse d’un meurtrier capable d’un acte aussi violent », poursuit le cinéaste. « Tout le monde s’accorde à dire que Reidal était quelqu’un qu’on ne remarquait pas là où un tueur comme Pierre Rivière était présenté comme le fou du village. Reidal, c’est la banalité absolue. Quand on voit les photos et qu’on sait ce qu’il a fait, on ne peut qu’être troublé. J’ai cherché à construire le film avec cette dualité. »
Comme Reidal/Bladier, Pierre Rivière, accusé en 1834 d’avoir tué sa famille à coups de serpe, écrit ses aveux dans l’attente de son jugement et un mémoire qui fera, plus d’un siècle après, l’objet d’un séminaire de Michel Foucault au Collège de France puis d’un ouvrage du philosophe, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère : Un cas de parricide au XIXᵉ siècle, et d’une adaptation cinématographique signée René Allio. Mais l’analogie s’arrête là et Le Port insiste sur l’ambivalence de son sujet : « Comment rendre la monstruosité si proche de nous ? Je voulais que le film ressemble aussi à son personnage. Il fallait trouver une forme qui lui corresponde ; classique, presque scolaire et épurée. Je voulais que sous cette apparente simplicité se cache quelque chose de plus retors. Qu’il y ait derrière une façade confortable et douce, un truc qui puisse déclencher le malaise. »
Pour référence picturale, Le Port confie s’être appuyé sur des tableaux de la fin du XIXe et des cartes postales qui lui ont servi de documents techniques. En cinéma, il cite Comrades de Bill Douglas ou les films de Pialat qui se situent à la même époque comme Sous le soleil de Satan ou Van Gogh. Si le film jouit d’une reconstitution minutieuse, il se prive de la dimension politique du fait divers : Reidal/Bladier tue à quelques mois de la promulgation de la Loi de séparation des Églises et de l’État, alors que le Cantal, terre de paysan où le religieux sert de ciment traditionnel, n’a pas encore tiré avantage de l’industrialisation progressive qui touche l’Hexagone. Le meurtre est un symbole du bouleversement qui s’annonce, le passage (redouté localement) « d’un gouvernement des âmes à celui d’un pouvoir laïc » soutient Philippe Artières, auteur d’Un séminariste assassin : l’affaire Bladier 1905 paru en 2020 qui inscrit ses travaux dans « l’invitation de Michel Foucault à promener nos scalpels sur la peau de ces ‘vies infâmes’, à inciser ces cadavres, aller au plus près de leur mal, au plus près de ce qu’ils furent pour peut-être mieux savoir qui nous sommes ».
Une partie de la presse anticléricale s’empare d’ailleurs de l’affaire : « À quoi sert d’être chrétien, élève de professeurs catholiques des plus habiles, si la prétendue grâce de Dieu est impuissante à prévenir des crimes aussi atroces ? », s’interroge Le Progrès de Loir-et-Cher. « Il faut qu’un individu soit déprimé savamment, pour que l’on constate en lui ces extraordinaires déformations du désir. Il faut qu’il ait été mis à une école spéciale. Le séminaire est d’école des monstres ; le drame extraordinaire qui a ému toute une région du Cantal en est une preuve nouvelle », renchérit La Lanterne. La figure du séminariste criminel a une résonance particulière comme le souligne l’historien Frédéric Chauvaud, Reidal/Bladier rejoint cet imaginaire « des prêtres assassins et des ecclésiastiques assassinés » qui foisonne à la fin du XIXe siècle – « Pour les tribunaliers, c’est-à-dire les chroniqueurs judiciaires et le public, chaque nouveau drame est lu à l’aune de la mémoire du crime. La très célèbre affaire Cécile Combette (1847), le prêtre Jean-Louis Verger qui considérait que sa soutane était une prison, assassin de Mgr Sibour (1857), le crime du moine défroqué Gamahut (1884), la mort de l’abbé Fricot assassiné par l’abbé Bruneau (1894). »
Le Port préfère se concentrer sur la fatalité qui habite son personnage plutôt que de chercher des explications à son geste. « Ah, me disais-je, à quoi bon lutter contre le destin, tu dois être assassin », écrit Reidal/Bladier. « Ce n’est pas la mère acariâtre ou les cris du cochon qui expliquent ses pulsions. C’est un gamin de 17 ans qui n’arrive pas à communiquer, à envisager une vie. Il est dans la rétention, en lutte continuelle contre lui-même. Il y a une grande mélancolie, c’est un personnage tragique », avance le réalisateur.
Ce fatum, le professeur Lacassagne le rattache à sa théorie de l’hérédité et de la dégénérescence criminelle. Reidal/Bladier est un cas d’école, une forme stricte de sadisme sanguinaire congénital « qui corrobore les thèses contemporaines – l’articulation entre une pratique d’onanisme et le désir de tuer chez un sujet à peine adulte ». Le premier rapport médical qui déclarait le jeune séminariste « responsable de ses actes » est finalement retoqué. Reidal/Bladier est interné à l’asile d’aliénés d’Aurillac. Dans un entrefilet de L’Univers du 5 janvier 1913, un individu à l’allure suspecte parcourant les rues de Saint-Mamet-la-Salvetat sans chaussures et vêtu du costume des pensionnaires de l’asile est appréhendé par le gendarme de service. Il déclare se nommer Jean-Marie Bladier. Après une cavale de 48 heures, à errer à travers champs et à dormir dans un hameau des environs, il est reconduit à l’asile. C’est une des dernières traces de Reidal/Bladier dans les archives de la presse. Son texte continue lui de hanter le film de Vincent Le Port.
Bruno Reidal, confession d’un meurtrier de Vincent Le Port, en salles à partir du 23 mars
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