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Alexandre Couillon ou l’art de la cuisine insulaire

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Alexandre Couillon dans son restaurant La Marine à Noirmoutier. Photo : Lucie Cipolla pour Netflix.

Les îles rendent les hommes fiers et un brin fous. Noirmoutier n’y coupe pas. Au large en Vendée, relié par un bras de terre régulièrement submergé par les marées, l’île de 49 km2 a tout d’un dernier bastion. C’est pourtant pas le bout du monde. Mais s’y rendre nécessite de savoir exactement ce que l’on va y chercher.

Au coin du nord­-ouest de la Vendée, à presque deux heures de Nantes, on arrive sur l’île en voiture par le grand pont, ou par la chaussée du Gois, où le Tour de France a ses habitudes. La traversée laisse apercevoir au loin les forêts de l’île et ses côtes, mais il faut s’enfoncer un peu plus au nord pour voir les premiers marais­ salants. À force de pousser un peu plus loin, une fois dépassées La Guérinière, L’Épine et Noirmoutier ­en ­l’Île, les communes du coin, on est enfin arrivés : le port de l’Herbaudière, le plus gros port de pêche de la ville.

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Le jardin qui mène à l’entrée de La Marine. Toutes les photos sauf mention sont de l’auteur.

C’est là, face aux bateaux et à l’Océan Atlantique, dos aux terres, que le chef Alexandre Couillon raconte son histoire depuis 1999.

« Si on nous avait filmé en 1999, qui aurait pu imaginer ce que l’on allait devenir », s’interroge sérieusement Alexandre Couillon. Tout part de très loin, comme toute bonne légende. Le père est pécheur, la mère couturière. S’ils vivent et élèvent Alexandre loin de la Vendée, à Dakar, le couple revient chaque été, pour faire tourner un petit restaurant. À Noirmoutier, on vit principalement du tourisme. La famille Couillon finit par rentrer sur les terres – ou plutôt, sur l’île – et c’est là que le futur chef fait ses classes, au lycée hôtelier. Après quelques stages et l’amour fou, tout va très vite : on est en février 1999, et Alexandre Couillon gère déjà son restaurant avec sa compagne Céline.

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On n’avait pas un sou en poche, et on se disait chaque année qu’on arrêtait l’année prochaine.

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Alexandre Couillon se rappelle ses débuts difficiles, attablé dans une petite salle annexe de son restaurant La Marine. Dans le petit jardin qui relie le restaurant à la brasserie La Table d’Élise – que possède également le couple –, une petite bâtisse abrite une longue table de bois, qui regarde en coin une vieille cheminée incrustée dans la brique. Dehors, le plein soleil éclaire les quelques plantes colorées qui ornent le jardin du restaurant. « Il y a quelques herbes aromatiques, mais c’est que de la décoration », explique-­t-­il. L’agencement général des lieux est travaillé, sobre et élégant.

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La salle principale, à l’entrée du restaurant, fait directement face au port à travers deux larges fenêtres. On mange avec le regard plongé dans les coques des bateaux surélevés qui attendent le carénage. La vraie décoration est là, sur le rivage.

Pas besoin d’en faire des caisses quand on reçoit chez soi. Alexandre Couillon et sa femme Céline sont en effet propriétaires des lieux, qu’ils ont retapé après la première étoile, en 2007. Le chemin a été long. « En 1999, on faisait du business », raconte le chef. Tenir un restaurant à Noirmoutier, c’est s’assurer deux mois de rythme effrené, et un désert professionnel le reste de l’année.

On était deux gamins qui tabassaient 80 couverts, et on n’avait pas le choix, on passait pas les hivers.

Couillon démarre avec un menu à 78 francs pour le touriste moyen. Une cuisine locale, mais à la chaîne. « Des soupes de poisson, j’en ai fait… C’était un massacre. Hyper compliqué à faire, sans matériel, sans rien du tout. C’était de l’abattage. Les gens se plaignaient, ça allait pas assez vite, c’est pas ci, c’est pas ça… Y’avait rien qui allait, mais on devait être là pour payer… ». C’est le drame de l’économie insulaire pour les petits commerçants. Ici, on vient pour la plage, le camping de la forêt de la Chaise, et les cabanes. Pas pour la cuisine, le sel s’exporte plutôt bien. Loin de tout, Alexandre Couillon essaie tant qu’il peut, de faire avec ce qu’il a : un talent certain. Mais arrivé fin 2006, le contrat de gérance se termine. Là, la question fatidique se pose : « On allait s’arrêter. Prendre nos affaires et aller travailler ailleurs. » Si chaque année avait jusqu’à présent laissé un goût de fin de l’histoire, cette fois c’était pour de bon. Il fallait quitter l’île.

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« À l’époque on a une 205, raconte Alexandre Couillon, on est en train de passer le pont un matin de bonne heure, on allume la radio, et on entend : “Une étoile au restaurant La Marine”. On se regarde avec Céline : “Mais c’est nous ?”. On augmente le son. “Ouais, ouais carrément, c’est nous, qu’est­ce qu’on fait ?”. Bah on reste. » À partir de là, tout va très vite : le couple rachète les murs, ouvre une brasserie, et s’installe définitivement.

La carrière d’Alexandre Couillon semble s’être faite à rebours, en entonnoir, comme s’il revenait au fur et à mesure à une forme de simplicité insulaire.

S’il a fait quelques stages, notamment chez Michel Guérard, Georges Paineau ou encore Thierry Marx, le chef ne se considère pas comme « un élève de » : « J’ai un CV avec rien dessus. » Du coup, quand la première étoile arrive, il tâtonne un peu, imite. Mais créer n’est pas copier. « On a essayé beaucoup de choses en 5­6 ans. On a même fait de la cuisine un peu plus moléculaire. Mais on s’est apperçu que ce n’était pas du tout ce que les gens voulaient. Quelqu’un qui arrive ici veut vraiment être baigné par les plats qui sont propres aux signatures d’ici. »

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Photo : Lucie Cipolla pour Netflix.

Sa table s’épure au fil des années et passe à 20 couverts. Avec la célébrité, le chef peut s’octroyer des voyages, et apprendre toujours un peu plus. « J’ai fait la rencontre à Tokyo avec le chef Tori Okuda qui m’a appris tous les poissons. J’ai passé 15 jours à Ginza à tuer les poissons ike jime. Tout ça fait partie d’une philosophie, d’un respect des fonds marins. » La technique ike jime consiste à paralyser le poisson pour conserver la qualité de sa chair. C’est celle qu’utilise le chef Couillon depuis plus de deux ans. Sa maison évolue comme ça, avec ses nouvelles façons d’approcher le produit. « Après les poissons vivants, on a commencé les ronds, les bars, tout ça. Après il y a eu les légumes. Maintenant, il y a le miel qui arrive. La maison grossit avec des branches différentes toujours pour continuer à raconter cette histoire », explique­-t-­il.

À chaque nouvelle étape, le chef Couillon semble s’être rapproché un peu plus de l’héritage de Noirmoutier.

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alexandre couillon france 8 L’« Huître Erika », appelée ironiquement ainsi en souvenir du pétrolier du même nom échoué en mer.

Aujourd’hui, Alexandre Couillon va chercher ses légumes dans un potager de plus de 2000 m2, à deux minutes à peine de son restaurant. « On a plus de 200 variétés, entre les herbes aromatiques et les courges », dit-­il avec fierté. Au moment où il nous reçoit, absolument tous les légumes utilisés à la carte proviennent de ce potager personnel. « On a toujours plus ou moins fait cette cuisine, mais différement. On a toujours travaillé ces produits là », assure le chef. Il en maîtrise complètement la provenance. 90 % de ces produits viennent de l’île. Ses abeilles viennent tout juste de donner le premier miel. Il travaille directement avec les pécheurs, et les poissons arrivent vivant sur son plan de travail. Le sel, les crustacés, les poissons, les légumes : toute sa cuisine, Alexandre Couillon la doit à Noirmoutier.

Cette histoire, celle du type qui est resté sur son île envers et contre tout, Alexandre Couillon la raconte aujourd’hui dans son menu. Dès les amuse-­bouches, la pomme du terre du coin, la bonotte, est déclinée en trois façons. Le jus de tomate du potager sublime un mariage betterave-­moule. En entrée, les coquillages et crustacés du jour introduisent une huitre n°2 plus noire qu’une âme damnée, que le chef a ironiquement appelé « l’huître Erika ». Un drôle d’hommage au pétrolier qui, en s’échouant en mer en 1999, avait noirci les côtes alentours alors qu’Alexandre Couillon reprenait le restaurant de ses parents.

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Encornet, betterave et persil.

Alors que s’ensuit un encornet accompagné de betterave et de persil, et un merlan de ligne flanqué d’un lait de chèvre, de courgettes et de melon, le chef explique sa philosophie : « Ce soir on n’est plus sur un merlan, on est sur un lieu jaune ; plus sur un encornet, mais sur un thon rayé. C’est cet univers qu’on veut essayer de créer. » Fou de poisson, Alexandre Couillon apporte des précisions : « On n’est pas attiré par une espèce de poisson, mais plus par sa qualité. Pour nous, un maquereau de qualité exceptionnelle sera autant qu’un turbot ou qu’un bar, qui est plus cher. » Respecter le produit du coin, toujours. Le homard grillé qui succède se mâche facilement, comme une sucrerie. C’est limite s’il ne reste déjà plus de place pour la pintade du coin, qui baigne dans son jus. Chose promise, chose dûe, le dessert arrive avec le premier miel des abeilles du chef, qui accompagne un crémeux glacé au foin, des fraises du potager et du fenouil marin. Et on a oublié la moitié du menu.

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Le homard grillé, comme une sucrerie.

« Cette cuisine elle se trouve là, elle est ici avec ces produits-là. On ne peut pas imaginer la transporter dans une capitale. On ne peut pas l’imaginer ailleurs », insiste le chef, passionné, à l’issue du repas. « C’est une cuisine de vie, de folie, avec des hauts et des bas. Aujourd’hui il fait beau, on a envie de faire une cuisine de soleil, et quand il fera gris on fera quelque chose de différent. On s’adapte c’est comme ça. »

Cette histoire, c’est celle d’un type qui reste sur son île envers et contre tout.

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lexandre couillon france 13 Alexandre Couillon pendant le tournage de la dernière saison de « Chef’s Table ». Photo : Lucie Cipolla pour Netflix.

Aujourd’hui, Alexandre Couillon est devenu une référence. Il a obtenu sa deuxième étoile en 2013. C’est pour ça que David Gelb (réalisateur notamment de Jiro’s Dream of Sushi) a pensé à lui pour la troisième saison de sa série documentaire Chef’s Table, sur Netflix. « Quand ça nous est tombé tombé dessus, on s’est dit “Pourquoi ? Pourquoi nous ? Pourquoi ici ?“. En fin de compte, j’ai pu enfin réaliser ce qu’on a fait depuis 17 ans et demi ici », s’émeut le cuisinier.

L’emplacement de La Marine, qui a si longtemps été à l’origine des soucis de ses patrons, est aujourd’hui un avantage. « On est protégés car on est loin de tout. Loin des capitales et des villes. Le client parisien doit faire cette démarche de venir jusqu’ici, par exemple. Ça a un sens. On fait une sélection. On fait très peu de couverts, les gens s’ils veulent vraiment venir, c’est pour découvrir, chercher l’identité du chef », explique ce dernier. Aujourd’hui, la clientèle est internationale. Les locaux viennent de temps à autre, fêter les gros évènements. Mais les chefs se succèdent à la table de Couillon, qui n’en revient toujours pas du nombre de rencontres que lui a apporté les deux étoiles : « C’est super intéressant. On crée des liens, et ces histoires nous font avancer. »

S’ils voyagent un peu plus, lui est toujours là, aux fourneaux, au dressage, et sa femme Céline est toujours là, en salle.

Sa philosophie, Alexandre Couillon la transmet à son équipe : « Je leur dit : “aujourd’hui vous travaillez avec un chef qui est propriétaire, qui est dans sa maison, qui va créer sa propre histoire. On est loin des villes, il faut passer les hivers, il faut garder les gens. Il faut continuer à rêver, à se lever et avoir la patate tous les jours.” Et ça, on y arrive. »

« Quand les gens nous demandent “Pourquoi vous faites ça ?”, on répond : “Parce qu’on a l’impression que c’est déjà écrit, qu’il faut juste finir le bouquin.” » Son histoire – celle du restaurant –, le chef Couillon la racontera d’ailleurs bientôt dans un vrai livre. 25 recettes inspirées du menu du restaurant, qui sortiront le 14 Novembre. Illustré, bien sûr, de photos de Noirmoutier. Parce que sa cuisine est comme lui : indissociable de son île.