1m58, 35 kilos – j’étais anorexique de mes trois ans à mes 19 ans


L’auteure, âgée de cinq ans. Toutes les photos sont de l’auteure.

2,4 kilos pour 47 centimètres. Ça, c’était moi à la naissance. De bébé prématuré, je suis devenue une enfant anorexique. Ça a foutu une partie de ma vie en l’air. Celle de mes parents aussi, d’ailleurs. À l’époque, l’anorexie infantile était méconnue. Un tel mal touchait surtout des adolescents. Ma famille ne se doutait donc de rien. Gamine en apparence normale, je passais mes journées à jouer à la poupée. Malheureusement, quand il s’agissait de nourriture, il n’y avait pas « cliente » plus difficile.

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Mon alimentation n’a jamais été équilibrée. Je trichais même au nez et à la barbe de mes parents. Ils ne s’en rendaient pas compte. Dès qu’ils avaient le dos tourné, Max, mon chien, recevait quelque chose à manger. S’il n’était pas dans le coin, c’est mon frère Loïc* qui en profitait. Mes parents ont fini par comprendre que je ne mangeais pas normalement. Ils étaient inquiets. Le jour de mes trois ans, je mesurais 83 centimètres et pesais 12 kilos – les valeurs moyennes étant 14 kilos pour 94 centimètres.


Max, le chien de l’auteure

Mon anorexie débutait. En parallèle, j’étais victime de maux de tête persistants. Mes géniteurs m’ont logiquement conduite chez mon médecin, qui s’est attardé sur ma maigreur. Il m’a prescrit un complément alimentaire ainsi qu’un médicament censé aiguiser mon appétit. Le problème, c’est qu’il ne s’est pas arrêté là. Il n’a pas manqué de rejeter la faute sur mes parents. D’après lui, mon refus de m’alimenter n’était qu’un caprice. À l’entendre, mes parents devaient serrer la vis et m’obliger à manger, coûte que coûte.

Les dîners ressemblaient de plus en plus à des corvées – le simple fait de manger en était une. Quand ma mère ou mon père insistait pour que je bouffe, ma réponse était souvent la même : « Non. » De temps en temps, il m’arrivait de céder s’il y avait du poisson ou de la purée. Le matin et le midi, en revanche, j’étais tranquille. Je n’étais pas persécutée. De ma propre initiative, je buvais parfois un bol de lait avec du cacao.

Mes parents suivaient les conseils du médecin, en vain. Ils espéraient une amélioration, qui n’est pas venue. À l’âge de cinq ans, je pesais 12,6 kilos. Ma maigreur était visible. Je ne terminais toujours pas mon assiette, surtout si j’y étais obligée – ce qui arrivait de moins en moins régulièrement. Je ne mangeais que des bâtonnets de surimi, du thon, des morceaux de fromage ou de saucisson. Je détestais le steak haché par-dessus tout. Le deuxième médecin consulté a d’ailleurs donné raison à mes parents. Il les a poussés à continuer sur cette voie, à répondre à mes désirs alimentaires, sans me brusquer.


L’auteure, âgée de 13 ans, en compagnie de son père

Ce calme apparent a duré deux ans. Pour je ne sais quelle raison, mes parents sont revenus à la charge à mes sept ans. Ils ont essayé, du moins. Lors des repas, mon père restait à proximité, il me surveillait. Il allait jusqu’à compter le nombre de fois que je mâchais. Quand les aliments étaient tendres, comme le poisson et la purée, c’était facile. Malheureusement, quand il s’agissait de bouffe plus coriace, je ne parvenais pas à mastiquer et entassais les aliments dans un coin de ma bouche. Au bout d’un moment, je n’arrivais plus à avaler quoi que ce soit. Face à mon état, mes parents étaient à court d’idées. Mon père, désemparé, n’acceptait pas mon anorexie. Très protecteur, il voulait que sa « petite fille » soit en bonne santé et refusait d’admettre que j’étais malade.

Durant toutes ces années, il y eut des hauts et des bas. Jusqu’à mes quatorze ans, il m’est arrivé de me sentir bien dans ma peau, sans doute grâce à l’aide constante de professionnels. À 12 ans, j’ai consulté un psychologue – c’était une première. Il a rapidement contredit mes deux médecins, qui affirmaient que mon trouble alimentaire n’était pas d’ordre psychologique. D’après lui, ma maladie était une réaction à la naissance de mon frère, dix-huit mois après la mienne.


L’auteure à 14 ans

Pourtant, malgré ce mal qui me rongeait, j’arrivais à faire bonne figure auprès d’autrui. J’étais populaire dans mon école privée de Toulon, grâce à mon tempérament. J’avais l’art de mettre en rogne les profs. Je n’étais pas renfermée sur moi-même. Là-bas, j’avais des amis, je me marrais. J’enchaînais six heures de sport par semaine : de la boxe, du handball et de la natation. En apparence, donc, j’étais l’opposé d’une malade. Mais dès que je me mettais à table, mes démons me rattrapaient. « C’est dégueulasse » était mon excuse pour éviter cette épreuve.

Mes amis me chambraient souvent à ce sujet. Ils me disaient que si je ne mangeais pas, je ne grandirais plus. Un jour, mon conseiller principal d’éducation s’en est mêlé suite à un avertissement de mon prof de sport. Ce dernier menaçait de m’exclure si je ne faisais pas d’efforts. Il tenait à ce que je consomme plus de féculents et de protéines. Mon CPE m’a proposé de m’aider. Je l’ai remercié, mais j’ai décliné son offre.

À 14 ans, j’ai été hospitalisée. Mes migraines devenaient insupportables et ma maigreur interpellait les médecins en charge de mon dossier. J’étais beaucoup trop fine. Il était urgent de me réhydrater et de m’alimenter, sous peine d’être perfusée. J’ai donc passé quinze jours dans une chambre d’hôpital, me sentant très souvent seule, sauf quand mes parents et ma meilleure amie me rendaient visite l’après-midi. Cette dernière, Alicia, n’hésitait pas à m’engueuler et à sécher les cours pour s’assurer que je mangeais. Grâce à ce séjour, j’ai pris deux kilos. Une fois sortie, j’avais hâte de retrouver mes amis.

Mon retour ne s’est pas déroulé comme prévu – je reprenais mes mauvaises habitudes. Mes amis les plus proches m’ont alors lancé un ultimatum : soit je mangeais, soit ils refusaient de me voir. Quand l’un d’eux était sur mon dos, j’avais beau prétendre que tout allait bien, je finissais par me forcer à manger. J’ai appris bien des années plus tard que mes parents étaient derrière ce stratagème. Mon pédopsychiatre – qui n’était autre que Marcel Rufo – leur avait conseillé de faire intervenir mes amis dans ma guérison. Pendant nos séances à Marseille, je lui parlais de ma vie, de mon école, de mes amis. Si je trouvais ces séances inutiles, je dois bien avouer que la suggestion faite à mes parents s’est révélée efficace. Dès lors, mes amis proches ne m’ont plus lâchée d’une semelle. Ils m’accompagnaient constamment à la cantine. Sous la menace de me retrouver toute seule, je les écoutais.

À cette époque-là, j’ai commencé à souffrir de la comparaison avec les autres filles de mon âge. Toutes avaient des formes, une poitrine, sauf moi. Je me cachais derrière des vêtements amples. J’évitais d’aller à la piscine. J’avais honte, et c’est sans doute ce qui m’a le plus motivée. À 17 ans, le déclic. J’étais fin prête. Mon alimentation s’est équilibrée, j’ai pris du poids. J’atteignais enfin une quarantaine de kilos.

L’auteure à 26 ans

L’anorexie est un combat de longue haleine. Ceux et celles qui sont passés par là en ont conscience. Du jour au lendemain, on peut replonger. À 19 ans, je suis redescendue jusqu’à 35 kilos pour 1m58. Mon déménagement à Dinan avec mon copain a déréglé mon rythme de vie. Mes horaires n’étaient plus les mêmes, mes repaires non plus. Je sautais des repas. Cette rechute a duré un an. À 20 ans, je me suis ressaisie. J’étais enceinte et me sentais dans l’obligation de me reprendre. Toute seule, sans l’aide d’un psychologue, j’ai réussi. J’ai recommencé à manger à 12 heures et à 19 heures.

Aujourd’hui, à 26 ans, l’anorexie fait partie de mon passé. Avec mon compagnon et mes deux enfants, je suis comblée. Mes horaires de repas sont toujours les mêmes : midi et 19 heures. J’ai appris à manger normalement et de tout, sauf de la viande. Seul le poulet tendre est toléré. Je pèse 49 kilos, on peut donc dire que ma situation n’a plus rien d’alarmante.

*Le prénom de la personne a été modifié.