« Went out for the weekend, it lasted for ever / High with our friends it’s officially summer »
[On est sortis pour le week-end, et ça ne s’est jamais arrêté / Défoncés avec nos potes, c’est officiellement l’été]
Un des grands plaisirs inhérents au fait de sortir – et par « sortir », j’entends franchir la porte de chez soi avec des rêves hédonistes plein la tête – est que, bien souvent, on se retrouve à rentrer à la maison sans la moindre histoire à raconter. Ça pourrait sembler étrange, mais réfléchissez-y : les soirées pleines de rebondissements sont souvent génératrices de stress, et les histoires qu’on se raconte, et qu’on raconte aux autres – les histoires qu’on raconte aux autres pour leur parler de nous-mêmes, en quelque sorte – impliquent généralement une part de honte, de regret et de remords. On se sert de ces histoires comme de béquilles, c’est une façon de conclure les choses simplement. Les bonnes soirées passent très vite. Vous êtes défoncé juste comme il faut, vous ne dépensez pas trop d’argent, le DJ passe le disque que vous avez poncé toute la semaine, et vous vous glissez sous vos draps à une heure raisonnable, ce qui vous permet de vous réveiller le lendemain avec la plus douce des gueules de bois. Ce genre de soirée peut à la rigueur faire une anecdote, mais rarement une histoire.
Videos by VICE
Et c’est bien pour ça qu’écrire sur l’expérience de la sortie, sur le fait d’aller chez un pote, puis dans un bar, et puis en club, puis de retourner chez un pote, est si difficile. On ne peut pas retranscrire parfaitement ce type d’expérience à l’écrit ou en chanson. En tout cas, pas de manière fluide. Le résultat est généralement brouillon et peu clair, un vrai bordel syntaxique. Ça ne nous empêche pas d’essayer, et d’échouer, et d’essayer à nouveau, de transformer notre vie nocturne en un récit réussi. Tout ça explique sûrement pourquoi si peu de morceaux réussissent à saisir l’essence et l’importance de la vie nocturne.
S’il fallait choisir un disque capable de faire revivre à la perfection cet étrange sentiment mêlant chaos chimique et euphorie naturelle, mêlant l’irréel et le très (trop) réel, ce serait sans aucun doute « The First Big Week-End » d’Arab Strap.
Aidan Moffat et Malcolm Middleton ont passé une décennie à essayer de fourguer un indie rock sépulcral mâtiné de folk sous le nom d’Arab Strap. Des chansons sur les cigarettes et l’alcool, qui n’ont stritement rien à voir avec la grandiloquence du morceau éponyme d’Oasis, et qui s’adressent davantage au genre de personnes susceptible de descendre gratter une Rizla dans la rue à 4h du matin.
Et jusqu’à aujourd’hui, personne n’a réussi mieux que ces deux écossais à rendre compte en musique de l’euphorie et de la nausée provoquées par une cuite intersidérale. Le morceau – premier single du groupe, sorti en 1996 et tiré du bien nommé The Week Never Starts Round Here – raconte l’histoire d’un week-end entamé jeudi soir qui se finit un lundi après-midi. Et qui recommence derechef.
En cours de route, notre narrateur rencontre le nouveau mec de son ex, fait la fête dans le club mythique The Arches, boit « le vin à la fraise de quelqu’un d’autre », s’endort pendant toute la durée du match Angleterre – Écosse, passe par une discothèque indie, déboule dans une aire de jeux pour enfants, regarde Les Simpsons (« un super épisode qui montre que les histoires d’amour finissent toujours mal, sauf bien sûr pour Homer et Marge »), va au pub et y croise une autre ex, fait un cauchemar, finit par dormir un peu, découvre une nouvelle marque de cidre ultra-fort qu’il ne connaissait pas, et puis, finalement (mais pas vraiment finalement, en fait), se retrouve à se chauffer pour une nuit supplémentaire en ville.
20 ans après cet été-là, le groupe a sorti une version légèrement réactualisée du morceau qui est quasiment devenu leur carte de visite. La nouvelle version comme l’ancienne dégagent un étrange sentiment d’énergie. Elles donnent vraiment, vraiment, vraiment envie de s’embarquer dans le même week-end que le chanteur, jusqu ‘à la fin de l’été. On ressent cette vibration unique que peut provoquer un quatre-pintes-à-la-suite – l’état second dans lequel vous plongez après quatre pintes étant, selon moi, le niveau ultime de bien-être qu’un être humain puisse atteindre. On abandonne d’un coup nos projets de profiter de cet été pour devenir végétarien, faire du sport et lire Descartes, parce que toutes ça a est bien joli, mais ça ne vaut rien face à la perspective d’une vie parallèle dans un état de mite perpétuelle. Vous préféreriez passer vos chaudes journées d’été enfermé entre quatre murs à relayer des articles alarmistes sur l’avenir du parti Travailliste, ou à vous prélasser en terrasse, bien calés entre votre sixième pinte et votre deuxième paquet de chips au vinaigre ?
Les grandes œuvres d’art mêlent de façon homogène le spécifique et l’universel, et « The First Big Week-end » ne déroge pas à la règle. Ce qui aurait pu n’être qu’une errance vague et décousue, sans but et sans objet, à travers un week-end où les clopes remplacent l’oxygène et où l’on sue des gouttes de Guiness épaisses comme du sirop d’érable, est en fait le récit profond et riche en détails d’une plongée dans une furieuse bacchanale. Et tout cela est dû à la précision des éléments de référence : le score de l’Angleterre, le bar ouvert 24h/24, la maison de Katie Morag, le cidre Merrydown à 8,2 % et 1,79 £ le litre, le toboggan transformé en « urinoir pour ados bourrés ». Tous ces moments, tous ces petits détails qui pourraient paraître insignifiants, et qui le plus souvent jouent un rôle déterminant dans toute bonne histoire, font de « The First Big Week-end » la meilleure chanson jamais écrite sur les week-ends arrosés.
Armés de leur seule guitare acoustique et de leur boîte à rythmes, Moffat et Middleton ont réussi à dire l’indicible, et ce faisant, ont créé un morceau qui parlera toujours à cette partie de nous qui souhaite plus que tout abandonner la vie elle-même – la vie avec ses factures et ses repas tout prêts – pour se perdre à jamais dans l’été éternel.