Culture

Arnold Schwarzenegger, l’homme qui voulait devenir l’Amérique

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Quand le corps d’Arnold Schwarzenegger fait irruption à l’écran dans Terminator, ce n’est pas seulement une légende de cinéma qui entre de plain-pied dans le post-Nouvel Hollywood. C’est un corps étranger, trop érotique, trop exotique, autant fascinant que fascisant, que Schwarzenegger a passé sa vie depuis ses 14 ans à sculpter dans un petit village d’Autriche – afin de devenir, dans un premier temps, l’homme le plus fort du monde, puis l’acteur le plus connu du monde. Non seulement il remportera ces travaux tel un entrepreneur herculéen, mais il ira jusqu’à devenir gouverneur de Californie, une manière de renvoyer l’ascenseur à son pays d’adoption qui lui aura permis de réaliser ses rêves de self-made man. Et donc de mythe.

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Les toutes premières images du documentaire La Fabrique d’Arnold Schwarzenegger, disponible sur Arte jusqu’au 17 février et visible ci-dessus, montrent le chêne autrichien expliquer qu’au départ, personne ne voulait de lui. Comment aura-t-il réussi à faire rentrer au pied de biche un corps, un nom, un imaginaire aussi aberrants dans l’esprit hollywoodien de l’époque ? C’est ce qu’on a demandé au critique de cinéma Jérôme Momcilovic, co-réalisateur du documentaire avec Camille Juza, mais également auteur d’une monographie sur le sujet en 2016, Prodiges d’Arnold Schwarzenegger.

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Vice : Qu’est-ce qu’il se produit pour qu’Arnold Schwarzenegger réussisse à s’infiltrer dans les canons hollywoodiens de l’époque ?
Jerôme Momcilovic : Il faut la naissance du blockbuster des années 80. Son premier vrai succès, dans le sens où on commence à le prendre au sérieux au cinéma, c’est avec Conan le Barbare. Il y a un effet conjoncturel, qui fait que Hollywood renoue à ce moment-là avec un cinéma populaire, plus classique, veut revenir à des formules qui sont très music-hall d’une certaine manière. Et qui veut revenir aux monstres. Et indéniablement, Schwarzenegger en est un.

En renouant notamment avec cette tradition du freak show, qui remonte au 19e siècle.
C’est ça. Et ce qu’il s’est passé avec les blockbusters à ce moment-là, dès Les Dents de la Mer ou Star Wars, c’est que tout ce qui était sujet de séries B, voire de séries Z jusque-là, s’est transformé en grosses productions de série A. Conan, c’est un péplum, mais avec plus d’argent. Et il fallait trouver quelque chose qui corresponde à cette démesure. C’est ce que dit Milius [Le réalisateur de Conan le Barbare, NDLR] : « Si on n’avait pas eu Schwarzenegger, il aurait fallu l’inventer. »

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© Capricci Films

Mais le terrain avait été hyper travaillé avant, tout de même. Quand on voit Schwarzenegger dans les 70’s dans un coin de Venice Beach soulever de la fonte au milieu des hippies, il y a déjà comme une intrusion.
Plus j’y pense, plus cet endroit-là a vraiment été une sorte de laboratoire. À cette époque, Venice Beach, c’est effectivement principalement l’Amérique des hippies. Tu as vraiment les deux corps qui se côtoient, et les années 80, c’est-à-dire toute la culture autour du corps, s’inventent un peu là aussi. Mais le tournant, c’est vraiment quand le bodybuilding commence à être pris au sérieux.

C’est le documentaire Pumping Iron (1977) qui va permettre ça. Un film réalisé par un type, George Butler, qui lui pour le coup est vraiment un intello de la côte est, et n’a rien à voir avec le monde de Schwarzenegger. Et ça joue pour la première du film : tout le gratin de la côte est est là, et Schwarzenegger devient soudain un objet d’intérêt. Le succès de Schwarzenegger au cinéma passe par le fait qu’il est déjà habitué des plateaux télé depuis 4, 5 ans en tant que bodybuilder. Et même plus que ça : en tant que messie du fitness, celui qui vient répandre la bonne parole et expliquer aux gens qu’il faut prendre soin d’eux, qu’il faut faire des pompes, etc.

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C’est ce qu’il dit quand il parle de son travail d’acteur. Il veut divertir les gens, et en même temps il est là « pour que l’Amérique reste en forme ». Cette phrase est dingue, d’ailleurs.
Oui, c’est flippant. C’est pour ça qu’on a commencé le film par ça d’ailleurs. L’idée était vraiment de travailler sur les images, parce que ce sont les images qui vont tout nous raconter. Et assez vite, on s’est dit qu’on voulait coller aux films hollywoodiens de Paul Verhoeven. Pour une raison précise : quand tu vois Robocop et Starship Troopers, les flash d’actus parodiques insérés dedans sont un moyen génial de faire la satire de l’époque, via la science-fiction. Et ce qu’on voulait faire pour le documentaire, c’était de piocher dans les archives d’époque. On en a mis plein, qu’elles soient tirées de journaux télé, de son mariage. Dans l’idée qu’on ait presque le sentiment d’être dans ces films de Verhoeven de l’époque, c’est-à-dire comme si on retrouvait aujourd’hui un film de science-fiction qui aurait été perdu dans les années 80.

La musique de Krikor est très importante aussi. La bande-son tient toute seule, on a envie de l’écouter comme un album à part entière. Ce qui est plutôt inhabituel pour une musique de documentaire.
Dans les docus pour la télé, on fait souvent de la musique au mètre, pour des raisons budgétaires. Et ça c’était une des conditions qu’on avait posées à la direction, qu’on ait un musicien. La consigne que j’avais donnée à Krikor, c’était surtout de ne pas de faire un truc vintage, façon imitation de l’époque, mais en gros d’aller chercher une sorte de fréquence mentale, un peu l’idée que défendent aujourd’hui des gens comme Daniel Lopatin, ou James Ferraro. Vraiment juste l’idée qu’on est dans l’époque et en même temps pas vraiment non plus.

L’idée de la pop hypnagogique en gros. Qui rappelle des souvenirs qui n’ont jamais vraiment existé, tout en gardant un œil vers le futur.
C’est ça. Et justement le pivot du film, c’est qu’on devait le raconter au présent et en faire quelque chose de chronologique. Mais on voulait jouer sur cet aspect-là, que ça aille fourrager dans des souvenirs pas complètement élucidés. C’est-à-dire faire retrouver au spectateur l’effarement devant des choses qui paraissent naturelles, mais qui étaient complètement dingues à l’époque. Par exemple Schwarzenegger en train de faire du fitness avec Mickey, ce genre de trucs. Quand tu vois la télé des années 80, c’était vraiment de la science-fiction. Ce qui est intéressant, c’est que le Hollywood des années 80 voyait dans le bodybuilding des monstres nouveaux, alors qu’en vérité le bodybuilding était là au tout début du cinéma.

C’est cité très subrepticement dans le film, quand il est dit que l’apparition de Schwarzenegger dans Terminator ressemble à l’apparition du tout premier corps du cinéma.
Oui, tu parles des chronophotographies d’Etienne-Jules Marey. Des recherches qui, à l’époque, mènent directement à la naissance du cinéma. Ce qui est intéressant d’ailleurs, c’est qu’elles ont été financées par la IIIe République dans un but complètement hygiéniste. Et presque eugéniste : c’est l’époque où on rend la gymnastique obligatoire à l’école, où il faut administrer le corps des citoyens, donc c’est déjà à peu près le même discours que Schwarzenegger un siècle plus tard. Il y a quelque chose d’inédit chez Schwarzenegger, et en même temps pas tant que ça : c’est vraiment l’idée que le cinéma a d’abord été inventé pour ça, pour montrer des corps.

Il y a tout de même un glissement idéologique et culturel au début des 80’s. Le signe le plus évident, c’est l’élection de Reagan. On se demande presque quel est le symptôme de l’autre : Schwarzenegger ou Reagan ?
La raison pour laquelle les gens vont miser sur des choses comme ça, c’est parce qu’ils sont fatigués de l’espèce de contrition des années 70. Des récits pessimistes sur le Vietnam, etc. Et l’idée globale, c’est que les gens veulent à nouveau du grand récit. Le truc avec Schwarzenegger, c’est que toute sa carrière n’aura été que ça. Quand il était gamin, il rêvait d’Amérique. Il ne voulait pas seulement y aller, mais devenir physiquement l’idée d’Amérique.

Reagan, c’est la sur-représentation, la sur-signifiance de la puissance de l’Amérique. Mais les films de Schwarzenegger ne sont pas vraiment reaganiens, ils ont un fond idéologique en résonance sourde certes, mais c’est vraiment le cirque de monstres. Terminator, c’est un rôle qu’il ne voulait pas tenir au départ, parce qu’il se disait que jouer un méchant avec sept répliques, ce n’était pas ce qu’il lui fallait. Ce qu’il s’est passé, c’est que ce personnage était à la fois fascinant et désirable ; tu flippes et t’as envie de lui ressembler. Mais tu ne peux pas demander au spectateur de s’identifier à ce corps-là. C’est pour ça que dans les films tu passes toujours par des figurants, ou des personnages secondaires, qui le regardent et font « wouah ».

Ce n’est pas paradoxal par rapport au cinéma de l’époque ? Quand on voit des films comme Rambo, ou Rocky, où il y a une identification très forte avec le personnage de Stallone, qui rentre du Vietnam, qui tente de se refaire, etc…
Oui, mais ce sont des personnages qui entrent dans une continuité historique. Avec l’idée très reaganienne de ramener l’Amérique sur le devant de la scène, une Amérique d’avant la défaite. Schwarzenegger, c’est la table rase. Quand il arrive dans l’image, tu es obligé d’en passer par ces reaction shots des autres personnages. Il faut toujours filmer son arrivée dans la fiction comme un truc de sidération. C’est comme s’il recommençait le cinéma à zéro.

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© Carolco Pictures_TCD-Studio Canal / Arte

Tu dis qu’il faut penser Schwarzenegger comme une œuvre, mais toi-même, tu l’envisages de manière globale, en prenant en compte à la fois sa filmographie, sa vie, son corps ?
Non, vraiment pour la filmographie. Si tu te fies juste au scénario de ses films, tu te rends compte que tous parlent de ce qu’on appelait pas encore le post-humain à l’époque. À chaque fois, l’hypothèse du corps de Schwarzenegger, c’est ça : qu’est-ce qu’on va pouvoir faire de plus du corps ? Dans À l’aube du sixième jour, qui est vraiment son dernier grand film, c’est là où il est cloné. Et c’est hyper logique, parce que c’est ce qui lui pendait au nez depuis le début : le bout du dépassement de l’humain par lui-même, soit le clonage. C’est le moment où ça devient angoissant aussi pour lui dans sa filmographie.

À ce moment-là il se présente comme gouverneur de Californie. On a l’impression que c’est un nouveau rôle qu’il endosse.
Toute sa carrière, toute sa vie tiennent dans son rêve de gamin, et quand tu l’entends en parler, ce qui est frappant c’est qu’il fait campagne tout le temps. Il s’y prenait de la même manière dans le bodybuilding, il le disait, et il s’y prend de la même manière quand il se présente en politique : la cohérence, c’est que dans tout ce qu’il fait, c’est un entrepreneur. C’est là où il est parfaitement américain. C’est une usine à produire une image. Et il la vend de la même manière dans ses trois activités principales.

Sauf qu’à partir du moment où il devient gouverneur de Californie, l’image craquelle, le corps change. Il ne peut plus être représenté de la même manière.
Au cinéma, non. Mais par contre c’est comme ça qu’il est élu, depuis la fiction. Il a mené campagne comme ça. Mais dans les films oui, c’est là où la part humaine introuvable de Schwarzenegger finit par arriver. C’est là que le mythe immortel tombe comme une peau morte. Et c’est le truc qui me touchait le plus, qu’il soit rattrapé par ça.

Quand il se fait élire, on dit que c’est l’avènement ultime de la politique spectacle. Le parallèle avec Trump aujourd’hui pourrait être évident, mais pour toi ça ne l’est pas tant que ça.
Voire pas du tout. Déjà, c’est exactement ce que faisait Reagan. Reagan, c’est un type qui avait pour habitude de mentionner les films de l’époque, et justement Rambo, Terminator, Star Wars – c’est d’ailleurs comme ça qu’il nomme son programme d’initiative de défense stratégique. Quand tu lis ses bios, tu vois que c’était un mec passionné par les lasers, un peu comme un enfant. Il y a vraiment cette idée naïve du futur qui colle très bien avec Schwarzenegger. Et puis Reagan c’était quand même un mec qui était animateur à la radio, un mec pas très futé, mais paradoxalement avec beaucoup d’esprit, très drôle. Et en fait il a fait ses gammes en commentant à la radio des matches de baseball qu’il n’avait pas vus. Donc un pur truc fictionnel.

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© Wally Fong_AP_Sipa / Arte

Et pour moi, toute la différence avec Trump, c’est que Trump arrive à un moment où il bénéficie du fait qu’il n’y a plus aucune réalité dans le show politique américain, où tout n’est que spectacle. Il vend exactement le contraire que Schwarzenegger : de la vérité. Schwarzenegger te vend l’éternel idée du rêve américain, c’est-à-dire : « Voilà la réalité, voilà le rêve, et voilà comment faire pour aller de l’un à l’autre ». Alors que Trump, c’est exactement le contraire ; c’est le mec qui dit « censure-moi ». Et tout ce truc de fake news, paradoxalement c’est ça. Il est beaucoup plus déprimant aussi. À la limite Reagan, même s’il est effrayant idéologiquement, c’est fascinant à regarder. Schwarzenegger aussi. Trump a un gros côté retour du refoulé, crade. C’est le ça en roue libre, alors que Schwarzenegger, c’est uniquement du surmoi. Hollywood en permanence.

Quand il termine son mandat, Schwarzenegger retourne au cinéma, mais ça ne fonctionne plus du tout comme avant. Son corps de cinéma est cassé, le gros jouet est devenu obsolète.
Oui, mais il y a un autre jouet qui est cassé : Hollywood. Celui des années 80, qui était en train de devenir ce que c’est aujourd’hui, cet espèce de grand Disneyland tenu par des financiers, était mine de rien encore produit et réalisé par des gens qui s’intéressaient au cinéma. Bon, un producteur de l’époque comme Don Simpson, il prenait 10 rails de coke le matin, feuilletait un magazine militaire, décidait de faire un film sur des avions, et à la fin ça donnait Top Gun – c’est littéralement comme ça que ça s’est passé. Mais d’une certaine manière il y avait quand même un truc encore un peu enfantin.

La chance qu’a Schwarzenegger, c’est de se retrouver entre les mains de mecs comme McTiernan, Cameron, qui savent quoi faire d’un jouet comme lui, et ça donne des films intéressants. Le problème c’est qu’aujourd’hui, dans l’état actuel des studios, on ne donne plus aucun pouvoir aux réalisateurs. Tous les films Marvel, on ne sait jamais qui les réalise, parce qu’ils ne sont plus réalisés par personne. Ce qui est dommage parce qu’il y a un sujet en or pour Schwarzenegger aujourd’hui.

Théoriquement son corps méta pourrait être du pain béni pour Hollywood.
Le problème c’est qu’Hollywood a fini par ressembler intégralement à Schwarzenegger. C’est-à-dire que maintenant tous les acteurs sont bodybuildés. Même Ben Stiller. Quand tu regardes Terminator 5, qui était atroce, le mec qui joue le rôle de Reese le résistant est aussi musclé que Schwarzenegger dans le premier. C’est pour ça qu’on a mis cette petite séquence à la fin du documentaire, où il se bat avec la version numérique de lui-même en 1984. C’est génial parce que ça résume tout. La situation d’Hollywood, mais également la sienne. Comme maintenant le cinéma numérique peut absolument tout produire à l’image, la sidération devient très dure à trouver.

C’est ça qui me touche chez Schwarzenegger ; c’est à la fois celui qui annonçait tout ça, parce que c’était un corps qui était lui-même un effet spécial, c’est lui qui annonçait la dissolution totale du cinéma dans les effets spéciaux. Et en même temps c’est le dernier monstre à l’ancienne, c’est le dernier corps façon Barnum, façon cirque, qui te fascine juste parce qu’il est là dans le plan. Et ça aujourd’hui, quand ça existe encore, avec Dwayne Johnson par exemple (que j’aime beaucoup par ailleurs), c’est traité uniquement via l’ironie. Il n’y a plus de croyance en fait. Il n’y a plus de sidération.

On parlait de Stallone tout à l’heure, lui a réussi à négocier un virage plus intéressant.
Oui, parce que Stallone fait de sa vieillesse une vraie question, et ça a donné des films plutôt beaux récemment. Schwarzenegger aurait peut-être besoin d’un vrai cinéaste, de quelqu’un pour résoudre une question beaucoup plus compliquée : pas juste celle du vieillissement, mais celle de la trahison de découvrir que le robot n’était en fait pas un robot.

Le documentaire La Fabrique d’Arnold Schwarzenegger, réalisé par Jérôme Momcilovic et Camille Juza, est disponible sur le site d’Arte jusqu’au 17 février.

Le livre Prodiges d’Arnold Schwarzenegger, écrit par Jérôme Momcilovic en 2016, est toujours disponible aux éditions Capricci.

La bande-originale du documentaire, Building Arnold Schwarzenegger, composée par Krikor, est disponible ici. À noter que Krikor jouera à la Gaîté Lyrique le 16 février, dans le cadre du festival F.A.M.E.

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