Assourdis par la guerre contre l’État islamique

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Stationné entre les décombres de bâtiments éventrés par les frappes aériennes de la coalition internationale contre Daesh, le chauffeur de taxi, âgé d’une cinquantaine d’années, grimace. « Parlez plus fort s’il vous plaît, je ne vous entends pas », demande-t-il d’une voix gênée. Conduisant une voiture dans les rues de Mossoul, ancien fief de l’organisation djihadiste en Irak, l’homme est handicapé.

Comme lui, des milliers d’Irakiens ont perdu l’ouïe entre 2014 et 2017, suite à la pluie d’obus qui s’est abattue sur Mossoul afin de libérer la ville de l’emprise de l’EI (plus de 9 000 civils sont morts dans les combats). Avec le temps, certains retrouveront une audition convenable, d’autres non, désormais sourds, leur nerf auditif arraché par la violence des sons de la guerre. « J’ai vu d’innombrables personnes saigner des oreilles après que leur maison eut été touchée », affirme Saif Saadaldean, un infirmier de 34 ans qui dirigeait un centre d’urgence improvisé durant l’offensive pour libérer Mossoul. « Il n’y avait pas de médicaments adéquats disponibles, nous placions alors simplement un coton sur l’oreille en guise de traitement », ajoute-t-il.

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Des piétons passent à proximité d’un bâtiment fortement endommagé par la guerre contre l’État islamique, à Mossoul, en Irak.

Ce mal, parfois nommé surdité de guerre par la communauté médicale et reconnu en France comme une invalidité de guerre, trouve son origine dans des détonations violentes, fréquentes lors de combats armés et aggravées par la présence d’artilleries et de frappes aériennes. « 90 décibels est le niveau sonore à partir duquel l’oreille humaine, et notamment le nerf auditif, peuvent être affectés ou endommagés », confirme un médecin ORL de Mossoul, spécialiste du traitement des maladies du nez, de la gorge et des oreilles, qui souhaite rester anonyme en raison de la sensibilité du sujet dans l’Irak d’après-EI.

Si on connait le nombre de 14 000 frappes aériennes conduites par la coalition internationale en Irak, majoritairement les États-Unis, les conséquences à long terme sur les populations le sont moins. Ayant déployé des canons Caesar sur le front mossouliote dans le cadre de « missions d’appui-feu », l’artillerie française affirme s’être « assurée qu’aucun dommage collatéral ne puisse avoir lieu ». Une version contestée par de nombreux observateurs. Contacté par nos soins, le porte-parole militaire de la coalition internationale contre l’EI n’a pas donné suite à nos demandes d’interviews.

« La guerre ne fait pas de différences entre les riches des pauvres, tout le monde est égal face à un obus. »

Le regard fier, debout sur le perron de la mosquée de son quartier, Abdulwahab Saleh Hamid échange quelques mots avec des amis, vêtu d’une dishdasha blanche, la tenue traditionnelle portée par les hommes irakiens. « Qui est responsable de ma perte d’audition ? » demande-t-il, la voix vibrant de colère. « La guerre. Que ce soit Daesh, l’armée irakienne ou la coalition, c’est la guerre », lui répond une connaissance, l’air maussade. À 57 ans, l’homme a perdu 60% de ses capacités auditives suite au bombardement de son domicile, durant lequel deux membres de sa famille ont trouvé la mort. « Mon oreille faisait pssshhh, c’est une rupture partielle du nerf auditif », crie-t-il pour se faire entendre.

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Abdulwahab Saleh Hamid, 57 ans, assourdi suite à la destruction de sa maison par une roquette en avril 2017, durant la guerre contre l’Etat islamique.

« La guerre ne fait pas de différences entre les riches des pauvres, tout le monde est égal face à un obus », s’exclame le médecin ORL, affirmant comme ses collègues à Mossoul qu’environ 10% de ses patients sont victimes de surdité de guerre. Combien de personnes sont-elles concernées par le phénomène ? Il l’ignore, « nous ne sommes pas très précis sur les statistiques en Irak, » dit-il, « beaucoup de cas nous échappent ». De surcroît, de nombreux patients financièrement trop modestes pour se rendre à l’hôpital, qu’il soit public ou privé, ne déclarent pas la perte d’audition qui les affecte.

Pourtant partiellement responsables, les autorités irakiennes n’apportent pas de réponses personnalisées aux victimes. « J’ai effectué les démarches appropriées en vue d’obtenir une compensation financière, » affirme Abdulwahab Saleh Hamid qui a rencontré plusieurs organisations humanitaires et les autorités gouvernementales à Baghdad, capitale administrative de l’Irak, pour défendre son cas. « Je suis un homme éduqué qui a étudié le droit, et pourtant je n’ai reçu aucune nouvelle. Qu’en est-il des Irakiens non éduqués ? Ils n’auront rien…”

Dans les semaines qui ont suivi la chute de l’EI à Mossoul en juillet 2017, 20 patients consultaient chaque jour l’hôpital général de Mossoul pour des pertes d’auditions liées à la guerre. Aujourd’hui, le département ORL autrement nommé service d’oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervico-faciale, ne désemplit pas. « On compte des dizaines de milliers de cas sur Mossoul », affirme le docteur Jamal Naser, un médecin spécialiste des troubles de l’audition. Contacté par VICE, le représentant du Ministère de la Santé irakien à Mossoul refuse de commenter, arguant que la sensibilité du sujet l’empêche de « pouvoir communiquer quelque information que ce soit à ce sujet ».

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Des patients viennent à l’unité ORL de l’hôpital général de Mossoul afin de consulter les personnel médicaux présents.

En ce jeudi 11 octobre, dernier jour de la semaine en Irak, les personnels médicaux spécialistes des troubles de l’audition font leur entrée dans la salle de consultation de l’hôpital général de Mossoul, ouverte six jours par semaine de 8h30 à 13h. Dans les couloirs, les patients attendent en rang avant de pouvoir être auscultés. Au-delà de l’animation qu’apporte au lieu un groupe d’enfants jouant bruyamment dans les couloirs, les visages sont graves et les sourires, aux abonnés absents.

« La guerre m’a tué quand j’ai perdu l’ouïe. »

Parmi eux, Sabah Shehab Ahmed, 50 ans, qui vivait à côté d’une usine textile bombardée en mars 2017. « Dix obus se sont abattus sur l’usine et mes oreilles ont implosé en raison de la puissance des détonations », se souvient-il. De condition financière modeste, l’homme a dépensé plus de 15 euros pour bénéficier d’un test d’audiométrie tonale à l’hôpital général de Mossoul et acheter quelques médicaments, soit l’équivalent de deux jours de travail. « La guerre m’a tué quand j’ai perdu l’ouïe », s’exclame Sabah. Vêtu d’une blouse médicale blanche, le docteur Jamal Naser rappelle que les patients souffrent dans le meilleur des cas d’une perforation du tympan, qui peut se réparer seule, ou bien d’un dommage sévère du nerf auditif. « Les nerfs ne peuvent pas être réparés, une fois perdus, c’est pour toujours », rappelle le spécialiste. Une prothèse auditive apposée sur l’oreille peut aider, malheureusement l’hôpital n’en propose pas, faute de budget. « Nous nous contentons d’examiner les patients pour vérifier leur degré d’audition, mais n’offrons aucune prothèse auditive ou traitements, » confie Saadallah Abdulaziz Khuder, directeur de l’hôpital général de Mossoul. « Ceux qui ont de l’argent peuvent s’en procurer auprès de boutiques spécialisées », précise-t-il

Si son nerf auditif est arraché ou non, Aqeel Qais Saadaldean l’ignore, sa famille est trop pauvre pour lui offrir une consultation médicale de qualité. L’enfant, âgé de 13 ans, a perdu une grande partie de ses capacités auditives en mai 2017, lorsque les abords de la maison familiale furent bombardés par une frappe aérienne. « J’ai ressenti une forte douleur à l’oreille, mais la priorité était d’abord de sauver notre vie, » se souvient-il avec émotion. « Les enfants rendus sourds par la guerre seront socialement isolés, incapables de communiquer avec leurs amis. Leur vie est affectée pour toujours », constate le médecin ORL dans son cabinet de Mossoul.

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Agé de 13 ans, Aqeel Qais Saadaldean est sourd à 60% des deux oreilles après que sa maison eut été détruite par une frappe aérienne en mai 2017, à Mossoul, en Irak.

Debout aux côtés de sa mère, Aqeel souffre, car sa famille parle plus fort pour l’aider à écouter, mais lui ne les entend pas bien. « Je suis mal à l’aise,” indique-t-il, « d’autres enfants se moquent de mon handicap et m’appellent le ‘garçon sans oreille’. » Pour l’aider, son oncle lui a offert un appareil auditif acheté à peine 30 euros en pharmacie. De qualité médiocre, l’équipement émettait une sorte de « bzzz » constant et Aqeel a dû se résoudre à le retirer.

La famille qui peine à s’alimenter avec un revenu de 100 euros par mois n’a pas assez d’argent pour consulter un médecin privé, et « l’hôpital public n’offre pas de traitements ou de médicaments, juste des consultations sans suite », se lamente la mère d’Aqeel. En attendant de pouvoir se soigner, lui rêve de devenir docteur afin d’aider le pays à se reconstruire psychologiquement et physiquement dans l’après-EI.

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