Il y a six ans, un général des opérations spéciales de l’armée américaine estimait que 116 missions étaient menées en même temps par les Navy SEALs, les Green Berets, et les autres forces d’opérations spéciales, à travers le monde.
Désormais, d’après des documents de l’armée obtenus par VICE News, les forces spéciales mènent en permanence une centaine de missions – et ce, seulement en l’Afrique. Il s’agit du dernier signe de la présence silencieuse, mais en expansion permanente, de l’armée américaine sur le continent. Cela représente l’augmentation la plus importante de déploiement de soldats d’élite pour une région du monde.
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En 2006, seulement un pour cent des commandos américains déployés à l’étranger étaient en Afrique. En 2010, on est passé à 3 pour cent des effectifs. En 2016, on a atteint la barre des 17 pour cent. D’après les données fournies par le Commandement des opérations spéciales, il y a plus de soldats d’élite déployés en Afrique, que dans n’importe quelle autre région du monde (mis à part le Moyen-Orient). On compte actuellement 1 700 soldats disséminés dans une vingtaine de pays et chargés d’aider les partenaires africains des États-Unis dans la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme.
« À tout moment, le SOCAFRICA conduit environ 96 missions dans une vingtaine de pays, » écrit Donald Bolduc, le général de l’armée américaine en charge du commandement des opérations spéciales en Afrique (le SOCAFRICA), dans un rapport qui date d’octobre 2016. (Ce rapport de planification stratégique a été obtenu par VICE News suite à une requête effectuée au titre du Freedom of Information Act). VICE News a contacté le SOCAFRICA et l’AFRICOM (chargés du commandement des États-Unis pour l’Afrique) afin d’obtenir des clarifications. Aucune réponse ne nous a été fournie.
Le rapport d’octobre dernier permet de découvrir ce que font les soldats d’élite américains sur le continent africain, mais aussi ce qu’ils comptent réaliser. Ce rapport permet de comprendre ce qui se passe actuellement sur le terrain en Afrique, et cherche aussi à prédire à quoi pourrait ressembler le continent dans 30 ans.
Cette prédiction n’est pas des plus réjouissantes.
« Les défis auxquels est confronté l’Afrique pourraient créer une menace qui surpasserait celle à laquelle les États-Unis font actuellement face à cause des conflits en Afghanistan, en Irak, et en Syrie, » écrit Bolduc. Il enchaîne en citant une liste de défis à relever : l’expansion de réseaux illégaux, les sanctuaires de terroristes, les tentatives d’outrepasser l’autorité du gouvernement et un flot intarissable de nouvelles recrues et de ressources.
La solution de Bolduc est « d’accélérer les missions des forces d’opérations spéciales afin de combler le gap stratégique, alors que l’armée ajustera la structure des forces pour aujourd’hui et le futur. » Traduction : des commandos américains « dans plus d’endroits, chargés de plus de missions » en Afrique.
Dans le même temps, Bolduc indique que les États-Unis ne sont pas en guerre en Afrique. Mais cette affirmation peut être contestée par les opérations actuelles visant les Shebabs en Somalie. Ces opérations se déroulent régulièrement dans des zones extraordinairement complexes et non gouvernées, que Bolduc appelle des « zones grises ».
En janvier, par exemple, des conseillers américains menant une opération antiterroriste en Somalie aux côtés des forces somaliennes et des soldats de la mission de l’Union Africaine « ont observé que des combattants des Shebabs menaçaient leur sécurité » et « ont conduit une frappe de défense pour neutraliser la menace, » d’après un communiqué de presse de l’AFRICOM.
Plus tôt ce mois-ci, lors d’une « opération de conseil et d’assistance avec les forces nationales somaliennes » (selon le vocable de l’AFRICOM), le Navy SEAL Kyle Milliken a été tué et deux autres soldats américains ont été blessés au cours d’un échange de tirs avec les Shebabs à 65 kilomètres à l’ouest de la capitale, Mogadiscio. La bataille a eu lieu quelque temps après la prise de pouvoir de Trump, qui a assoupli les restrictions de l’ère Obama concernant les opérations offensives en Somalie, permettant aux forces américaines plus de discrétion et de latitude, ouvrant ainsi la porte à des frappes aériennes et à des raids commandos plus fréquents.
« Cela nous permet de traiter des cibles plus rapidement, » a dit le général Thomas Waldhauser, le commandant de l’AFRICOM. En avril, l’armée américaine aurait demandé la localisation des ONGs travaillant dans le pays, une indication de l’escalade imminente de la guerre contre les Shebabs.
« Concernant les opérations antiterroristes en Somalie, il est clair que les États-Unis se sont reposés sur ce type de guerre menée à distance, favorisée par le président Obama, » dit Jack Serle, qui couvre ces sujets pour le Bureau of Investigative Journalism.
Récemment, les États-Unis sont passés à l’étape suivante, en travaillant avec les forces somaliennes et les soldats de l’Union Africaine sous la bannière de missions de « formation, conseil et assistance » et d’autres types de missions « d’appui », selon Serle. « Désormais, ils s’associent avec les forces de sécurité locales, mais ne prennent pas part à de véritables combats, d’après le Pentagone. Mais la vérité derrière tout ça est difficile à deviner. »
Les opérations américaines en Somalie font partie d’une campagne antiterroriste menée à l’échelle du continent. Des forces d’opérations spéciales ont été déployées dans 32 pays du continent en 2016. La pierre angulaire de cette stratégie est de former des alliés et et des mandataires locaux – soit « renforcer les capacités de nos partenaires » dans le vocable militaire.
« Fournir de la formation et de l’équipement à nos partenaires permet d’améliorer les capacités à s’organiser, se maintenir, et contrer la violence des forces extrémistes, » peut-on lire dans le rapport du SOCAFRICA.
Dans le cadre de la guerre contre Boko Haram dans la région du lac Tchad – qui s’étend dans diverses parties du Nigeria, du Niger, du Cameroun et du Tchad – les États-Unis ont fourni 156 millions de dollars pour soutenir des unités locales au cours de l’année dernière.
En plus de la formation, des opérateurs américains, dont des membres de la SEAL Team 6, auraient soutenu des alliés africains en menant au moins une demi-douzaine de raids chaque mois. En avril, un opérateur spécial américain aurait tué un combattant de l’Armée de résistance du Seigneur de Joseph Kony lors d’une opération menée en République centrafricaine. De plus, les forces américaines seraient encore impliquées dans le conflit libyen, après la fin de leur campagne de frappes aériennes contre l’EI en décembre dernier. « Nous allons conserver une présence au sol… et nous allons développer du renseignement et éliminer des cibles quand elles apparaissent, » a dit Waldhauser en mars.
Si Bolduc a dit que des opérateurs spéciaux mènent environ 96 missions à tout moment, il n’a pas indiqué combien de missions au total étaient menées chaque année. Des officiels du SOCAFRICA n’ont pas répondu à nos demandes d’interviews.
Cette augmentation de la présence américaine va de pair avec la multiplication de groupes terroristes en Afrique. Une version de 2012 du rapport de planification du SOCAFRICA listait cinq groupes terroristes majeurs. En 2016, on en compte sept : AQMI, l’EI, Ansar Al-Sharia, Al-Mourabitoune, Boko Haram, l’Armée de résistance du Seigneur, et les Shebabs – en plus d’autres « organisations extrémistes violentes (VEO) ». En 2015, Bolduc disait qu’il y avait près de 50 organisations terroristes et « groupes illégaux » sur le continent africain.
Les attaques terroristes en Afrique sub-saharienne ont augmenté de manière exponentielle au cours de la dernière décennie. Entre 2006 et 2015, les attaques sont passées d’une centaine par an à près de 2 000, d’après les données du National Consortium for the Study of Terrorism and Responses to Terrorism de l’université du Maryland. « De 2010 à aujourd’hui, les VEO en Afrique sont parmi les organisations les plus létales au monde. »
« La plupart des indicateurs africains sont à la baisse, » écrit Bolduc. « Nous pensons que la situation en Afrique va s’aggraver sans notre aide. »
Colby Goodman, le directeur de Security Assistance Monitor, a mis en exergue certains gains récents contre les groupes terroristes dans la région, mais estime que ces victoires pourraient être de courte durée. « Concernant la stratégie antiterroriste en Afrique, je m’inquiète d’un intérêt trop grand pour l’aspect militaire de l’aide américaine au détriment d’une stratégie plus gouvernementale. On peut aussi s’inquiéter du manque d’évaluations qualitatives de l’aide sécurité américaine accordée à ces pays. »
Nick Turse est un journaliste d’investigation qui a écrit pour le New York Times, le Los Angeles Times, et the Nation. Il contribue régulièrement avec The Intercept. Son dernier livre est intitulé Next Time They’ll Come to Count the Dead: War and Survival in South Sudan.