Bienvenue dans Last Call, notre colonne qui donne la parole aux employés des bars de quartier, des troquets ou autres brasseries emblématiques qui ont marqué leurs époques. Dans cet épisode on est allés à la rencontre de Jim Hewes, barman du Round Robin Bar de The Willard, un hôtel de Washington à quelques encablures de la Maison Blanche, du Congrès et de la Cour suprême.
Jim Hewes bosse derrière le zinc du Round Robin Bar depuis sa réouverture, il y a maintenant trois décennies. Son domaine forme un arc de cercle près du lobby de The Willard, hôtel de Washington situé à quelques minutes de la Maison Blanche. C’est aussi le plus vieux bar de la capitale.
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Vous pouvez y entrer à n’importe quel moment de la journée, vous y trouverez toujours des membres du Congrès, une partie du personnel de la Maison Blanche et quelques chefs d’Etats en train de trinquer. Hewes a vu défiler républicains, démocrates, futurs ou ex-présidents, Johnny Depp période 21 Jump Street et Gerald Ford. Je suis allé le voir dans son établissement pour taper la tchatche et essayer de gratter quelques secrets politiques.
MUNCHIES :Ça fait 30 ans que vous bossez pour ce lieu historique. Comment décririez-vous votre rôle de barman ? Jim Hewes : Tout le monde peut mettre des glaçons dans un verre, mais il y a beaucoup de petits détails qui font la différence. Mon Old Fashioned par exemple, c’est pratiquement le même Old Fashioned qui était servi il y a plus d’un siècle à Louisville dans le Kentucky. Mon Mint Julep suit la même recette qu’Henry Clay (ndlr : figure majeure de la politique américaine) aurait utilisée au début des années 1800. On n’a pas d’ingrédient secret qu’on achemine depuis les montagnes du Turkestan. Les clients s’en foutent. La clé d’un cocktail réussi, c’est son goût.
Vous devez avoir croisé de nombreux hommes politiques... L’hôtel est un carrefour où se croisent de nombreuses personnes en provenance du monde entier. Que ce soient des chefs d’État, des sénateurs, des membres du Congrès ou même des capitaines d’industrie. Les gens travaillent toute la journée et vous voulez savoir ce qu’ils ont fait. Qu’est-ce qu’il va y avoir en Une du journal de demain ? Quelle est l’histoire de ce projet de loi présenté devant le Congrès ? Il y a aussi des businessmen en ville qui s’intéressent à ce genre de choses. Des deux côtés de l’échiquier politique. Il y a plein de choses qui sont affectées par les décisions prises au 1600 Pennsylvania (la Maison Blanche), Capitol Hill (quartier où se situe le Congrès) ou la Cour suprême.
Ce qui est fascinant c’est de voir que les gens ont tendance à penser que l’histoire s’écrit au passé et qu’elle n’aurait pas sa place aujourd’hui. Dans une ville comme Washington, chaque minute de chaque jour a un impact sur l’histoire et sur le futur. Ici, on est à quelques pas de la Maison Blanche. Vous sortez, vous regardez à gauche et vous avez le Capitole à un kilomètre et demi. Quotidiennement, les forces politiques, économiques et sociales qui font notre Nation, se réunissent dans cet hôtel. Et je ne vous parle même pas du bar.
Ça se voit chez les clients ? Je me suis déjà retrouvé dans des situations où j’avais deux ou trois avocats en train de déblatérer à propos d’une affaire qu’ils devaient défendre devant la Cour suprême le lendemain, sans se rendre compte qu’il y a trois mecs du camp d’en face de l’autre côté du bar.
Vous aviez d’un côté les républicains et de l’autre, les démocrates. Les deux camps s’invectivaient. C’était sportif.
Quand Bill Clinton était à la Maison Blanche, il organisait une grande réception pour le Super Bowl Sunday. Tous les gouverneurs présents en ville pour la convention – et qui descendent généralement au Willard – y sont invités. Une fois le dîner terminé, tout le monde s’était retrouvé dans le bar de l’hôtel. Vous aviez d’un côté les républicains et de l’autre, les démocrates. Les deux camps s’invectivaient. C’était sportif. Il ne fallait pas que les mauvaises personnes soient assises dans le lobby de l’hôtel au même moment.
Quel président avez-vous servi ? Je n’ai jamais servi un président en fonction. Tous ceux qui sont venus, l’ont fait avant leur mandat ou après. Je crois que c’est essentiellement pour des raisons d’images et de sécurité.
Vous pensez à qui ? Mon préféré c’est Gerald Ford. Il était vraiment très terre à terre et plutôt rigolo. Un mec sympa en somme. Bien sûr, il ne buvait plus après son départ de la Maison Blanche notamment à cause de sa femme Betty Ford (ndlr : qui luttait contre une forte dépendance à l’alcool) mais avant, c’était un vrai gars de la Navy, porté sur le scotch et la Bud.
J’imagine que vous attendez Obama maintenant ? J’essaie de faire passer le message. Qu’il vienne s’asseoir cinq minutes et on discutera de ce qu’il se passe en Chine ou d’autres choses. Il est passé ici à plusieurs reprises, sa femme aussi, mais il n’est jamais entré dans le bar en disant « Hey Jim, comment ça va ? »
Est-ce que vous savez quand les gros bonnets sont de passage ? J’ai déjà vu un ancien secrétaire d’État assis dans un coin. Seul. Ce gars aurait pu obtenir à peu près tout ce qu’il voulait d’un simple coup de fil. Personne n’a son carnet d’adresses. Et pourtant, personne ne faisait attention à lui cette fois-là.
Cela doit être important de pouvoir maintenir un certain niveau de discrétion. Une des choses que les clients apprécient ici c’est ce relatif anonymat. Passez cinq minutes dans la rue et vous allez vous retrouver dans tous les journaux. Ici, vous pouvez parler pendant six ou sept heures sans que cela ne se sache. J’ai déjà croisé des chefs d’état-major, des membres du cabinet ou même le vice-président dans le lobby de l’hôtel pour des réunions que la presse ne couvre pas. Lors du coup d’envoi de la réélection de Bush Jr., tous les responsables de sa campagne avaient été appelés pour un meeting avec lui sans que personne ne le sache.
Quel genre de verres commandent les politiciens ? Si je touchais un centime par limonade que j’ai servie à un élu… On n’est plus à l’époque des membres du Congrès qui faisaient la fête avec les jeunes « staffers », toutes les soirées de Ted Kennedy et de Chris Dodd ou ce Californien, membre du Congrès, qui était entré dans un bar sur une planche de surf. Tout ça, c’est derrière nous.
Il doit quand même y avoir encore quelques comportements inavouables non ? Je me rappelle d’un open bar pour une levée de fonds avec un membre du Congrès assez important venu de l’Illinois. Quand je le regardais, il mettait systématiquement des bouteilles de Heineken dans les poches de son manteau, comme s’il craignait une pénurie ou un truc du genre.
Est-ce que vous avez eu affaire à des gens connus hors de la sphère politique ? Je ne regarde pas trop la télévision donc je ne reconnais jamais les stars. J’ai déjà demandé à Harry Connick Jr. s’il était majeur. Je l’ai fait aussi avec Johnny Depp. On aurait dit qu’il avait dix ans. C’était à l’époque où il jouait dans 21 Jump Street. Je ne savais pas qui il était. Il était assis avec un ami à lui et je lui ai demandé « Est-ce que je peux voir une pièce d’identité s’il vous plaît ? ». Il m’a regardé comme si je venais d’une autre planète.
Je ne regarde pas trop la télévision donc je ne reconnais jamais les stars. J’ai déjà demandé à Harry Connick Jr. s’il était majeur. Je l’ai fait aussi avec Johnny Depp.
Qu’est-ce que vous avez appris en étant barman toutes ces années ? J’essaie de ne rien prendre pour acquis. De ne pas me prendre pour quelqu’un que je ne suis pas. J’essaie de ne pas avoir d’a priori sur les clients et de ne pas avoir de préjugés parce que vous ne savez pas ce qu’il y a sous la surface.
Est-ce qu’il y a des choses que vous changeriez dans votre carrière ? Je suis un meilleur barman aujourd’hui que je ne l’étais hier ou il y a dix ans. Je ne connais peut-être pas le nouveau cocktail qui fait fureur à San Francisco mais je suis bien meilleur dans ce que je fais aujourd’hui que je ne l’étais avant. C’est comme ça que je me vois. Les gens viennent parfois me demander de faire comme Tom Cruise dans ce film-là (Cocktail). Moi je leur réponds toujours : « Les chiens font des tours, moi je fais des cocktails ».
Qu’est-ce que vous diriez à votre jeune « vous » ? Parfois, pour changer, il faut savoir rester soi-même. Être honnête et s’améliorer dans ce qu’on fait. Tout le monde se fiche de savoir où vous serez demain, où est-ce que vous étiez il y a une semaine. Prenez ça en compte dans vos interactions avec les gens qui s’assoient devant vous et tout ira bien.
Merci Jim.