Aux Basques de l’Euskaltel-Euskadi

Chaque année à l’approche des Pyrénées, c’était la même histoire. Le décorum habituel des bords de route, fait de bobs Cochonou et de gants PMU qui coloraient les bas-côtés de la route disparaissait subitement, englouti sous une « marée orange » qui envahissait le Pays basque lors du passage de la Grande Boucle. Cette déferlante, c’était celle d’un peuple tout entier, mobilisé l’espace de quelques chaudes journées de juillet pour venir clamer son amour du pays sur les cols mythiques de l’Aspin, du Tourmalet ou d’Hautacam et encourager la seule équipe ancrée localement du World Tour : Euskaltel-Euskadi, historiquement composée à 100% de coureurs basques. Bien loin des superpuissances du peloton – Sky, Movistar ou Astana – composées de coureurs venus du monde entier.

Le orange est une couleur étrange, quand on sait que l’ikurrina, le drapeau basque, est vert, blanc et rouge, mais ce choix s’explique aisément. Les coureurs de l’Euskaltel-Euskadi portaient ce maillot pétard en référence aux couleurs d’Euskaltel, l’opérateur téléphonique basque, grand sponsor de l’équipe entre 1998 et 2013, année de sa disparition. Quatre ans après la mort de la team, le maillot est, naturellement, moins omniprésent sur les routes pyrénéennes. Pourtant, les fans de cyclisme de la région vouent toujours un culte à cette tunique. Pour une simple et bonne raison : elle offre une vitrine sportive aux Basques, plus éclatante encore que l’Athletic Bilbao ou la Real Sociedad diront certains.

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Photo Flickr via Daniel Del Valle

Alvaro Gonzalez de Galdeano, ancien directeur sportif de la formation basque, fait partie de ceux qui en sont convaincus : « Contrairement à ce qu’on peut voir dans d’autres sports comme le football où les gens supportent une équipe différente, cette équipe a uni tous les Basques. Lorsqu’on parlait cyclisme, on était tous pour Euskadi-Euskaltel », argumente-t-il. Et quand il dit tous, ce n’est pas une facilité de langage. Particulièrement au sud de la frontière, le vélo est roi au Pays basque, au même titre que la pelote ou le foot. Mais étrangement, pendant de longues décennies, alors que le Tour de France et la Vuelta atteignaient des sommets de popularité, les coureurs locaux n’ont que trop rarement réussi à briller, et encore moins à s’unir sous le même maillot.

Il faut donc attendre 1992 et les efforts conjugués de deux passionnés de vélo et du Pays basque, José Alberto Pradera et Miguel Madariaga, pour qu’émerge enfin un projet cycliste d’ampleur dans la région. Le premier est député de Biscaye, la province de Bilbao, tandis que le second est employé au conseil général et grenouille depuis longtemps déjà dans le milieu du cyclisme. Lors du passage du Tour à Lourdes, au pied des Pyrénées, ils se retrouvent dans un café, en face du bus de Pedro Delgado, qui avec Miguel Indurain fait partie de ces Espagnols qui dominent alors le Tour. L’un vient de Castille-et-Léon, l’autre est plus navarrais que basque, au grand dam des deux amis : « Nous regrettions que beaucoup de cyclistes basques ne puissent pas participer malgré leur niveau. Nous avons alors réalisé que nous avions besoin d’une équipe basque pour résoudre le problème », rembobine Miguel Madariaga, interrogé par le site spécialisé Orbea.

Miguel Madariaga prend donc la tête de la Fundacion Ciclista de Euskadi, qui préside aux destinées de l’équipe cycliste. Ses statuts précisent alors que seuls les coureurs basques ou formés dans d’autres cyclo-clubs basques sont autorisés à courir dans l’équipe, qui porte alors le nom Euskadi. Vincent Bengocheao, ancien président de l’Amicale Euskaltel-Euskadi, conserve un souvenir ému de ces débuts, qui avaient suscité un grand enthousiasme à l’époque : « L’équipe se finançait sur le modèle des socios. La première année, il y avait 4 500 adhérents. Ça donnait encore plus de légitimité à suivre cette équipe, qui représentait un peuple, des traditions ancestrales et une langue particulière. Pour certains coureurs, c’était comme une sélection nationale, au même titre que l’équipe de France pour un Français. » Une identification très forte, qui donne à l’équipe un potentiel en terme de symbolique politique, rejeté par les principaux intéressés. Ainsi, Vincent Bengocheao botte en touche quand il s’agit d’évoquer les liens entre petits hommes oranges et indépendantisme basque : « Personnellement, je ne fais pas de politique et l’équipe Euskaltel non plus. Après, certains supporters en faisaient pour le rapatriement des prisonniers basques par exemple. »

Iban Mayo sur le Tour de Castille-et-Léon Photo Flickr via ibanmayoitxaspe

Deux ans après sa création, l’équipe prend le départ du Tour du Pays Basque et remporte le premier bouquet de son histoire sur cette épreuve grâce à Augustin Sagasti. Un aboutissement pour cette équipe, terriblement anachronique à une époque, le début des années 90, où le peloton s’était déjà largement internationalisé et financiarisé, entre l’arrivée des Colombiens et des coureurs de l’Europe de l’Est et l’avènement d’armadas comme Festina, Polti ou Banesto. Malgré ces premiers succès sportifs d’ampleur au vu des maigres moyens engagés, Euskadi frôle la faillite, et Madariaga la prison. Son appartement est saisi en 1995, signe que malgré toute la passion que pouvait susciter l’équipe, l’argent était déjà le nerf de la guerre dans ce cyclisme qui achevait sa mutation vers le sport-business. Cette précarité économique a encore perduré deux ans, jusqu’à la saison 1997, qui a définitivement lancé la grande histoire du cyclisme basque.

En juin de cette année, l’opérateur téléphonique basque Euskaltel supplée les collectivités engagées dans la financement de l’équipe, et rebaptise l’équipe Euskaltel-Euskadi. Elle prendra sa forme définitive en l’an 2000, ses coureurs revêtant le célèbre maillot orange. Le mariage entre l’opérateur et l’équipe professionnelle se fait en douceur, du moins c’est ce qu’avance Vincent Bengocheao, pour qui l’arrivée d’Euskaltel aux affaires n’a pas dévoyé l’esprit originel du projet : « La forte identité de cette équipe faisait qu’elle était différente des autres. Les coureurs ne représentaient pas seulement un sponsor, mais bien notre peuple. » Pérennisée financièrement, bien qu’elle ait toujours été l’un des plus petits budgets du cyclisme mondial, l’équipe basque grimpe dans la hiérarchie mondiale, jusqu’à se retrouver dans l’élite du World Tour sous la houlette de son « sorcier » maison, Julian Gorospe, directeur sportif phare des petits hommes oranges.

Gorka Verdugo devant le bus de son équipe lors de la Vuelta 2010. Photo Reuters.

Ces années sont les plus belles de l’histoire d’Euskaltel-Euskadi, avec des places d’honneur sur les grands Tours et des bouquets de prestige. En 2001, Roberto Laiseka remporte la première victoire d’étape de l’équipe sur la Grande Boucle, avant que les grands leaders basques se placent dans le Top 10 de l’épreuve : 5ème place pour Haimar Zubeldia sur le Tour 2007, 6ème place pour Iban Mayo sur l’édition 2003, et surtout victoire de ce dernier à l’Alpe d’Huez la même année… Bref, les résultats sportifs sont à la hauteur de l’effort financier consenti, même s’ils valent à Euskaltel quelques soucis liés aux affaires de dopage : Iban Mayo déclassé du Tour 2007, Astarloza privé de Tour pour un contrôle positif à l’EPO en 2009… 13 affaires pour 10 coureurs au total, ce qui place l’équipe dans la moyenne du peloton mondial.

Accessoirement, Euskaltel-Euskadi est aussi une pépinière de talents tous passés par l’école maison, l’équipe Orbea. Parmi eux, des grands noms, comme Joseba Beloki ou Mikel Landa, mais aussi l’espoir déçu du cyclisme français Romain Sicard ou encore Samuel Sanchez, le coureur non-Basque qui a le plus marqué l’histoire de l’équipe. Bien qu’il soit né à Oviedo, dans les Asturies, les statuts d’Euskaltel-Euskadi l’autorisent à courir pour l’équipe basque, justement car il a été formé à l’école locale. Dans l’histoire d’Euskaltel, il reste le dernier grand pourvoyeur de bouquets, mais aussi de médailles, avec cet or olympique remporté sur la course en ligne à Pékin en 2008.

Sur le tour 2011, Samuel Sanchez a remporté le superbe maillot à pois de meilleur grimpeur. Photo Flickr via Brendan Ryan

Ces années sont donc marquées par les podiums sur les Grands Tours de Sanchez – 2eme de la Grande Boucle en 2010, 2eme et 3eme de la Vuelta en 2007 et 2009 – mais aussi par les échappées au long cours d’Amets Txurruka qui, comme son nom l’indique, est un Basque pur jus. S’il n’a pas le même palmarès que son coéquipier, le petit grimpeur-puncheur a longtemps incarné les valeurs d’Euskaltel-Euskadi, courage, dévotion et amour du maillot, un comportement récompensé par le titre de super-combatif du Tour 2007. Dans l’équipe, un Basque français gagne également sa place deux saisons durant. De 2011 à 2012, Pierre Cazaux court aux côtés des meilleurs Basques espagnols comme Igor Anton, qu’il épaule sur les routes de la Vuelta 2011. « Rien que ça, être Basque du nord et avoir sa place à la Vuelta, c’est plutôt cool », sourit-il, très fier de ce passage dans l’effectif d’Euskaltel, « les plus belles années de sa carrière ».

Malheureusement, cette période se clôt en 2013, année où Euskaltel est en crise. Après une saison 2012 galère, l’équipe n’a pas amassé assez de points UCI pour prétendre rester en World Tour. Le dilemme est simple : soit redescendre en Continental Pro, le deuxième échelon mondial et rester 100% basque, soit recruter des coureurs étrangers, et profiter des points UCI qu’ils ont grappillé en 2012 pour rester en World Tour. Igor Gonzalez de Galdeano décide de prendre un virage stratégique à 180 degrés en recrutant 9 coureurs étrangers. Pour ne plus avoir à respecter les statuts de la fondation Euskadi qui interdit aux non-Basques de revêtir le maillot orange, l’opérateur téléphonique crée une société chargée de gérer l’équipe professionnelle à sa place.

« Tout ça, c’est une affaire d’argent, et c’est la conséquence du mode de comptabilité des points UCI de l’époque. Rien qu’en gagnant sur la tropicale Amissa Bongo [une course de seconde zone disputée au Gabon, ndlr], certains mecs qu’on a engagés avaient plus de points que Mikel Nieve, qui avait claqué des étapes du Giro et de la Vuelta ! Résultat, ça a été un fiasco monstre, déplore Pierre Cazaux, qui dresse un bilan sans concession. Sur les neuf coureurs, le Russe a été contrôlé positif à l’EPO au bout de deux mois. Au bout de quatre, le Tunisien n’a même plus couru tellement il n’avait pas le niveau. Je parle même pas des Allemands, ils avaient 40 ans et 15 kilos de trop. »

Pierre Cazaux sur les routes du Giro 2011. Photo Flickr via Euskaltel Euskadi

Une révolution philosophique, qui s’accompagne d’un grand chambardement économique : frappée par la crise, la communauté autonome du Pays basque annonce à Euskaltel qu’elle ne pourra pas compléter son budget comme elle le fait chaque saison. L’opérateur cherche un nouveau co-sponsor pour combler le trou de 3,5 millions d’euros laissé dans les caisses de l’équipe. En vain. Malgré quelques belles places sur les grands Tours, dont un top 10 sur la Vuelta pour Sanchez, l’équipe met la clé sous la porte, non sans avoir eu l’espoir un peu fou de voir le champion de F1 Fernando Alonso jouer les mécènes.

Romain Sicard, un des rares Basques français de l’équipe à l’époque, vit cette faillite comme une catastrophe. Dans une interview qu’il avait accordée à Sud-Ouest à l’époque, on ressent tout l’attachement du coureur à cette équipe qui l’a fait grandir, saison après saison : « Je suis très triste. On a beau se douter de l’issue, on ressent quand même comme un coup de massue. J’ai fait ma formation dans la structure espoir d’Euskaltel, j’y suis devenu pro dans une équipe différente au sein du peloton. C’était une ambiance familiale, dans l’une des plus anciennes équipes en course. Il y avait une identité, quelque chose en plus avec le meilleur public que l’on puisse avoir dans le cyclisme. »

Igor Anton Hernandez sur le Giro 2011. Photo Reuters.

Même ressenti pour Pierre Cazaux, évincé de l’équipe fin 2012 : « Dans cette équipe, j’ai connu le meilleur public qui soit. Pour avoir connu l’ambiance des Flandriennes, je peux vous dire que les Basques sur le Tour du Pays Basque, une étape de la Vuelta ou du Tour de France, ils sont presque aussi bons. Avec le staff et les coureurs, j’ai vécu des relations qui étaient comparables à celles qu’on a dans une famille. Je les considérais comme des amis avec un grand A. J’ai vraiment été triste de voir la tournure que prenaient les choses. »

Les Français ne sont pas les seuls à faire preuve d’un tel attachement au maillot orange. Parti finir sa carrière à la BMC, l’équipe de Ritchie Porte et Tejay Van Garderen, Samuel Sanchez a remporté une belle étape du Tour du Pays Basque en 2016. Sur ces routes qu’il connaît par coeur, il l’emporte à 38 ans, devant toutes les stars du peloton. Et ne manque pas de rendre hommage à son ancienne formation, avec qui il avait remporté sa dernière victoire, sur le Dauphiné 2013. Autant de souvenirs, d’hommages et de preuves d’amour qui laissent à penser que le grand projet d’une équipe cycliste basque au plus haut niveau n’est pas mort et enterré. Loin de là même, puisque depuis deux ans, une nouvelle équipe basque monte en puissance.

Euskadi Basque Country-Murias évolue actuellement en Continentale, soit la troisième division mondiale, sous la houlette de Jon Odriozola, ancien directeur sportif d’Euskaltel-Euskadi. Pour cette équipe encore modeste et son patron, l’ambition est claire : « Reconstruire un grand projet autour du cyclisme basque. Nous voulons reproduire toutes les choses qui ont été bien faites chez Euskaltel, sans reproduire les mêmes erreurs. » Concrètement, cela signifie que le sponsor Murias finance l’équipe pro tandis que les subventions publiques de la communauté autonome sont allouées aux petits cyclo-clubs de la région. « Comme nous n’avons pas les moyens de faire revenir Mikel Landa (parti à la Sky) ou les frères Izagirre (qui courent pour Movistar) au pays, il nous faut trouver les nouveaux Landa et Izagirre », résume Odriozola, pragmatique. Pour ce faire, il compte remettre en place le système des cotisations de socios qui avait fait le succès d’Euskaltel-Euskadi, en espérant faire revivre aux Basques les mêmes grands moments que par le passé. Et tant pis si l’équipe porte une tunique vert pomme et pas orange comme sa glorieuse aînée. Elles n’ont pas le même maillot, mais elles partagent toutes deux la même passion.