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Aux Etats-Unis, les musulmans sont surveillés sur les réseaux sociaux

Espionnage musulmans

Aux États-Unis, les musulmans sont soumis à une surveillance quotidienne. Des lampadaires intelligents braqués sur les mosquées de San Diego aux procès biaisés de trois jeunes Somaliens à Minneapolis, la surveillance est omniprésente. Sous le président Obama, le gouvernement américain a lancé le programme Countering Violent Extremism (CVE), inspiré d’une initiative antiterroriste similaire lancée au Royaume-Uni et appelée Prevent. Plus récemment, le programme a dépassé le paysage physique pour s’étendre au paysage numérique.

Le CVE est un véritable désastre en matière de droits civiques, et pourtant, les meilleurs candidats à la présidentielle 2020 souhaitent continuer à le financer et à l’étendre. La sénatrice Kamala Harris et le maire de South Bend Pete Buttigieg, candidats à la présidentielle 2020, ont publiquement exprimé leur soutien au CVE. Le plan de lutte contre le terrorisme intérieur de Harris promet 2 milliards de dollars sur une période de dix ans, tandis que Buttigieg s’est engagé à verser un milliard de dollars. Bien que Harris et Buttigieg affirment tous deux que le CVE servira à contrer la violence de la suprématie blanche, le programme s’est jusque-là toujours concentré sur la surveillance des musulmans.

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Internet et les réseaux sociaux ont entraîné une évolution de la surveillance, selon Nicole Nguyen, professeure et chercheuse à l’Université de l’Illinois. « L’industrie de la sécurité considère les réseaux sociaux, et Internet en général, comme un outil clé dans le recrutement et la radicalisation des terroristes », dit-elle.

Destiné à promouvoir une stratégie de police communautaire pour « prévenir l’extrémisme violent », le programme pilote du CVE a été lancé dans trois villes en 2014 : Los Angeles, Boston et Minneapolis. Les personnes visées par la surveillance étaient en très grande majorité des musulmans noirs, dont des jeunes Somaliens de Minneapolis et de Boston. Le département de la Sécurité intérieure des États-Unis (DHS) a accordé dix millions de dollars au CVE pour l’année 2016.

Au cours de ces deux années, le Boston Police Department (BPD) a utilisé un logiciel de surveillance appelé Geofeedia, selon des documents obtenus par l’American Civil Liberties Union (ACLU). Cet outil a permis d’analyser les messages recueillis sur des plateformes comme Facebook, Twitter, Instagram, YouTube, YiKYak et Flickr, notamment dans le cadre du mouvement de protestation Black Lives Matter.

« Je m’inquiète pour les jeunes parce que, de façon générale, la société accepte qu’ils soient surveillés. Les jeunes de Boston le sont à tous les niveaux et à chaque instant » – Fatema Ahmad, directrice adjointe de la Muslim Justice League

De son côté, le Boston Regional Intelligence Center (BRIC) a ciblé ce qu’il appelle la « terminologie de l’extrémisme islamiste ». Cela comprenait un suivi de l’utilisation de phrases arabes dans les conversations comportant le hashtag #MuslimLivesMatter. Ces manœuvres du BRIC et du BPD s’inspirent de la logique du CVE qui veut que les musulmans soient fondamentalement suspects et, selon l’ACLU, elles soulèvent de « graves préoccupations en matière de libertés civiles ».

« Même dans les cas où le BPD a recherché des mots-clés réellement liés à des groupes terroristes, comme “EI”, l’examen des messages recueillis n’a rien révélé de criminel ou de suspect. Les messages mentionnant l’EI étaient soit des blagues, soit des références à l’actualité », a écrit Privacy SOS.

Bien que l’on parle surtout du financement du CVE par le DHS, l’argent transite par de multiples sources. En 2018, Operation 250, un programme lancé par des étudiants et des professeurs du Centre d’études sur le terrorisme et la sécurité de l’université du Massachusetts à Lowell, a reçu une subvention d’un million de dollars du National Institute for Justice (NIJ). Alors qu’Operation 250 prétend s’attaquer à toutes les formes d’extrémisme et de radicalisation en ligne, Fatema Ahmad, directrice adjointe de la Muslim Justice League, a fait remarquer que le nom même de l’organisation, en référence aux 250 citoyens américains ayant quitté le territoire pour rejoindre l’organisation État islamique, révèle son orientation. « Je m’inquiète pour les jeunes parce que, de façon générale, la société accepte qu’ils soient surveillés, dit Fatema Ahmad. Les jeunes de Boston le sont à tous les niveaux et à chaque instant. »

En plus des organismes sans but lucratif et des organismes d’application de la loi, le milieu universitaire joue également un rôle clé pour justifier ces efforts. Operation 250, par exemple, travaille en partenariat avec Harvard et l’université d’État de Géorgie.

Le Boston Police Department a cessé d’utiliser Geofeedia en 2016 après que l’ACLU de Californie du Nord a révélé que le logiciel était promu comme un outil de surveillance des manifestants. La police de Chicago avait également passé un contrat avec Geofeedia entre 2014 et 2016.

En 2014, les écoles publiques de Chicago ont reçu une subvention de 2 197 178 dollars du NIJ pour lancer Connect and Redirect To Respect (CRR), un programme de surveillance des réseaux sociaux visant à cibler les gangs de rue. Les stratégies antiterroristes et antigang partent du principe que les personnes vulnérables à l’extrémisme, ou à la violence des gangs, peuvent être identifiées par des facteurs de risque.

En plus du CRR, Chicago abrite également Life After Hate, une organisation qui aide les gens à quitter les groupes suprémacistes blancs et qui a rallié de nombreux partisans après que le président Donald Trump lui a coupé sa subvention CVE en 2017. Cependant, In These Times note que le groupe a « une histoire troublante de collaboration avec des programmes fédéraux islamophobes de “guerre contre le terrorisme” ».

En 2016, Life After Hate a fait une demande de subvention au DHS avec l’intention d’étendre son travail pour cibler le « djihadisme ». L’organisation souhaitait utiliser un programme développé par Moonshot CVE, une entreprise qui se décrit elle-même comme utilisant la technologie pour « perturber l’extrémisme violent ». Son programme « Digital Shepherds », développé en partenariat avec le ministère de l’Intérieur britannique, « automatise le processus d’identification des individus à risque de radicalisation ». Life After Hate prévoyait d’utiliser les « données accessibles au public sur Facebook pour identifier les personnes susceptibles de tomber dans l’orbite d’organisations extrémistes » et attribuer à chaque utilisateur un score de risque.

L’utilisation d’algorithmes renforce l’idée que des terroristes potentiels peuvent être identifiés au moyen d’une grille d’évaluation, même lorsque les critères sont biaisés de sorte à cibler les musulmans. Des problèmes de biais dans les algorithmes sont apparus dans des systèmes similaires conçus pour détecter les propos haineux, et de multiples études ont montré qu’ils étaient biaisés à l’encontre des Noirs.

Les réseaux sociaux eux-mêmes ne sont pas des spectateurs discrets, mais souvent des participants actifs aux programmes. YouTube, Jigsaw de Google et Moonshot CVE ont tous collaboré au développement de Redirect Method, un programme qui détecte les utilisateurs recherchant des mots-clés comme « EI » et les redirige vers des vidéos démystifiant les récits des groupes extrémistes. Facebook travaille aussi bien avec Life After Hate qu’avec Moonshot CVE.

« Les entreprises de réseaux sociaux s’efforcent d’identifier les discours qui radicalisent les gens et de trouver des algorithmes qui les éloignent de cette voie », dit Ahmad. Mais lorsque les algorithmes sont construits en utilisant la logique du CVE, l’islamophobie est intégrée dans le code. La surveillance des réseaux sociaux a pris de nombreuses formes. Le CVE est souvent décrit comme une approche « douce » de la lutte antiterroriste, en cela qu’il aiguille les jeunes vers des ressources, mais la surveillance, quelle qu’elle soit, n’est jamais douce.

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