Avec les féministes adeptes de la sorcellerie

La plupart des gens voient les sorcières comme un héritage embarrassant des années 1990 et leurs séries télé ringardes, ou comme une idée de costume d’Halloween usée jusqu’à la corde. Mais pour bien d’autres personnes, la sorcellerie est un sujet tout à fait sérieux. Tremate, tremate, le streghe son tornate ! [Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour !] scandaient les féministes italiennes durant les années 1970, voyant dans cette tradition un symbole de rébellion face au patriarcat. Ce présage sonne aujourd’hui plus vrai que jamais, et la sorcellerie semble susciter ces derniers temps un regain d’intérêt – ou du moins bénéficier d’un surplus de visibilité boosté par les réseaux sociaux, en particulier Tumblr.

Aux États-Unis, une partie de la jeunesse queer et transgenre s’adonne à la sorcellerie dans une démarche d’empowerment. En France, l’exposition de 2012 à la Maison Populaire de Montreuil et le livre d’Anna Colin Sorcières : pourchassées, assumées, puissantes, queer, semblent confirmer cette tendance. Pour Isabelle Cambourakis, enseignante, éditrice et responsable de la collection Sorcières, la question mérite d’être nuancée : impossible de résumer en un mot toutes les pratiques, croyances et traditions identifiées comme de la « sorcellerie » et qui peuvent être très différentes. « Les amateurs de Donjons et Dragons ne sont pas forcément politiques », rappelle-t-elle. D’ailleurs, le monde de la magie et de la sorcellerie peut avoir des liens avec l’extrême gauche aussi bien qu’avec l’extrême droite : « Il existe toute une contre-culture sataniste – dont je ne connais pas grand-chose – en lien avec la musique et les divers groupes de la mouvance identitaire d’extrême droite. »

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Pourtant, l’éditrice confirme bien une « réappropriation » de la figure de la sorcière dans les cercles féministes : mystérieuse, puissante, autonome, anticapitaliste, antipatriarcale voire même décoloniale, la sorcière conserve ses pouvoirs de séduction, permettant à chacune d’y trouver ce qu’elle souhaite. Pour mieux comprendre ce phénomène, j’ai discuté avec des jeunes queer et féministes qui pratiquent la sorcellerie.

James, 28 ans
Jah Egregius
(James pour les intimes) est une sorcière habitant à Rennes. Cet ostéopathe acupuncteur de 28 ans a découvert les pratiques sorcières très jeunes : à l’âge de trois ans, il a rencontré « une guérisseuse qui soignait avec des cristaux » qui lui a appris à parler aux pierres pour rompre son isolement (James a grandi dans une ferme). Il pratique ensuite la sorcellerie dès l’âge de douze ans.

Aujourd’hui, celle-ci est pour lui un véritable « style de vie », une permanente « écoute de l’invisible » : le jeune homme salue les animaux, le soleil et la lune. Il invite ses amis à célébrer le passage des saisons pour « débloquer des choses dans leur vie ». Il fabrique amulettes et potions, et jette même parfois des sorts – « mais rarement des sorts méchants », s’empresse-t-il d’ajouter.

James précise d’ailleurs n’avoir aucun lien avec la Wicca, mouvement néopaïen très en vogue aux États-Unis, « un culte homophobe et encore plus hétérocentré que le christianisme ». Il explique : « Ma pratique sorcière est punk au sens idéologique du terme, et queer ». Selon lui, la sorcellerie est fondamentalement liée à la liberté et à la communauté : « C’est la récupération d’un pouvoir qu’on ne te donne pas ».

James est parfois invité à se manifester en public, lors de vernissages ou de soirées de lancement de magazines : « Un jour, j’ai béni un énorme saladier de capotes et de lubrifiant en invoquant les esprits du plaisir. J’ai ainsi créé les premiers talismans portables sur bites pour de meilleurs orgasmes ». S’il lui est aussi arrivé de tracer des runes sur le sol de Nantes lors d’un « happening sorcier » organisé par un groupe LGBT, James regrette que, contrairement à leurs consœurs états-uniennes, les sorcières françaises pratiquent encore peu l’activisme et manquent de visibilité.

Camille, 31 ans
Camille Ducellier
, plasticienne et réalisatrice de 31 ans, s’intéresse aux sorcières depuis 2009. À l’époque, cette « bébé sorcière » passionnée de voyage astral, d’arts divinatoires et de modifications de conscience cherche un moyen de concilier son penchant pour l’ésotérisme et ses convictions politiques : « Quand j’allais à des réunions féministes et que je parlais de voyage astral ou d’astrologie, il n’y avait pas d’écho. À l’inverse, quand j’allais dans des stages de méditation ou de sortie de corps, je voyais bien que ça n’était pas un public très politisé ou très queer. J’ai cherché une figure qui agisse comme un trait d’union entre ces deux univers. »

Depuis, les sorcières sont devenues centrales dans son art : en 2010, elle a réalisé Sorcières, mes sœurs , un court-métrage qui fait le portrait de cinq sorcières contemporaines – dont la militante féministe Thérèse Clerc, décédée en février dernier ; une femme transgenre dominatrice ; et l’écrivaine Chloé Delaume qui y fait acte d’apostasie.

Aujourd’hui, Camille exerce une « sorcellerie cyborg » mêlant rituels traditionnels et arts interactifs : son projet hybride Clairvoyance allie création sonore, triangle de sel et géolocalisation. En 2016, après quatre ans de travail, elle a conçu Reboot Me, « un art divinatoire interactif documentaire » accessible en ligne. À Bruxelles, lors de la dernière Bitchcraft, « un festival punk féministe tendance witch », elle a joué les cartomanciennes et invité le public à se faire tirer en direct les cartes, projetées sur un écran.

« Ce qui m’intéresse c’est d’utiliser des nouvelles technologies avec une figure aussi ancestrale que la sorcière » explique Camille, convaincue que les sphères ésotériques et spirituelles, loin d’être ringardes ou essentiellement campagnardes, conservent leurs attraits auprès des jeunes geeks citadins : « J’essaye de créer un pont entre ces deux mondes ».

Elle qui regrette que la France (contrairement à la Suisse, la Belgique ou l’Espagne) soit si peu ouverte aux sorcières note tout de même avec confiance : « En 2010, personne ne me posait de question sur la figure de la sorcière, les gens trouvaient même bizarre que je m’intéresse à ça. Aujourd’hui, le milieu queer est plus réceptif aux pratiques qui touchent à l’irrationnel ».

Paul, 24 ans
Si Paul admet être fan, depuis toujours, du personnage de Willow Rosenberg dans Buffy contre les vampires, c’est la lecture de Caliban et la Sorcière de Silvia Federici, à un moment où elle questionnait son identité de genre, qui a été une révélation : « Ça a fait une sorte de déclic et je me suis complètement identifié à la figure de la sorcière. Elle me permettait de trouver un peu de sûreté dans l’exploration d’une identité fem. »

Si cette identification lui donne de la force, Paul s’adonne aussi à la sorcellerie de façon plus concrète : elle apprend à se servir des plantes pour fabriquer des décoctions, lit le tarot de Marseille et s’intéresse à la numérologie et à l’astrologie. « Dans des groupes politiques, ça permet aussi de proposer des rituels pour faire groupe. C’est également un outil de soin en communauté, dans des gestes qu’on investit de sens magique : préparer une infusion ou lire les cartes, c’est une manière de s’occuper des autres, et de soi. »

Ana, 26 ans
Ana (son prénom a été changé), 26 ans, « genderqueer, pansexuelle et profondément féministe », a toujours été passionné-e par la magie, la sorcellerie et les phénomènes paranormaux, et par toutes sortes de croyances : « Je viens d’une famille chrétienne plutôt catholique, mais d’une famille arabe : la superstition comme les histoires de démons et de djinns font partie intégrante de ce christianisme un peu païen. »

Selon Ana, qui milite contre le racisme, l’histoire de la sorcellerie est avant tout politique. La grande chasse aux sorcières qui a animé l’Europe du XVème au XVIIe siècle est un exemple saisissant : « Je pense que ça dit tellement de choses sur la misogynie et l’impérialisme fondamentaux du christianisme, sur la manière dont on a lissé et détruit les patrimoines spirituels de plusieurs cultures pour créer une norme bien nette et définie pour toute forme de spiritualité et de religion. »

S’identifier à une sorcière lui permet de se reconnecter à son énergie intérieure et à une forme de spiritualité, tout en coupant les ponts avec le modèle catholique – même si elle dit s’inspirer du « kitsch chrétien et son iconographie » pour créer des bijoux à base de médailles et chapelets détournés.

Comme James, Ana dit rejeter la Wicca mais se passionne pour l’astrologie, tire les cartes et interprète ses rêves. Pour elle qui voit dans ces rituels un moyen de « reconnaître sa puissance d’action » et un outil d’émancipation, « être une sorcière, c’est désobéir au rôle social attribué aux femmes ». Ana rappelle : « Les sorcières pourchassées, torturées et brûlées étaient pour beaucoup des femmes qui refusaient de se conformer aux attentes d’une société patriarcale, blanche, impérialiste et chrétienne. Des femmes célibataires ou veuves, autonomes et qui refusaient de se (re)marier ou de dépendre d’un homme, mais aussi des femmes qui vivaient recluses, plus près de la nature, qui prescrivaient des remèdes naturels aux personnes souffrantes de leur communauté et qui étaient respectées, des sages-femmes ou des guérisseuses. »

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