Le soleil se lève sur le petit village de Ligueil lorsque Anna Shoji enfile ses bottes. Comme tous les matins, cette Japonaise de 35 ans sort déchirer la brume qui flotte sur ses champs pour inspecter ses légumes.
Daikon, edamame, wasabina, eux aussi sont japonais et attisent les convoitises des meilleurs chefs. Installée depuis 4 ans dans la région, Anna semble être un OVNI dans ce petit village de Touraine. Pourtant elle n’est pas la seule représentante de la communauté nippone dans la région.
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Taka Hirai, lui, produit du miso, alors que Jean Nobuki Rémon distille une cuisine traditionnelle japonaise dans son restaurant tourangeau. Pourquoi sont-ils venus vivre leur amour de la gastronomie bien loin du pays du Soleil-Levant ?
Anna Shoji, maraîchère
L’histoire d’Anna Shoji est atypique. Cette Japonaise au large sourire semble avoir eu 1 000 vies. Née à Tokyo, elle a grandi au milieu des gratte-ciel et des néons. Peu enclins à la laisser se faire broyer par le système scolaire japonais, ses parents l’envoient au lycée français de la mégalopole. C’est la naissance d’une véritable histoire d’amour avec le pays de la blanquette de veau.
L’amour, c’est aussi ce qui pousse Anna à poser ses valises dans le sud de la France en 2006. C’est avec Thomas, rencontré au Japon, qu’elle découvre le charme du chant des cigales et la pétanque. Un Master de commerce international en poche, elle part dans le nord de l’Algérie rejoindre son frère. Ils y travaillent pendant 5 ans pour une entreprise japonaise spécialisée dans la construction d’autoroutes.
En la voyant se mouvoir dans ses champs, la Tokyoïte donne l’impression d’avoir toujours eu le maraîchage dans le sang. Elle désherbe, coupe, plante, arrose dans un mélange de plaisir et de savoir-faire surprenant.
À Constantine, elle va se découvrir une vocation jusqu’alors ignorée. « Moi à la base, j’aime manger des légumes, mais pas seulement. Quand je suis arrivée en Algérie, il y avait certains plats qu’on ne pouvait pas faire juste par manque de légumes. »
Employée en tant qu’interprète, elle décide avec ses collègues de donner naissance à un potager. Dans l’enclave japonaise aux abords de la ville, ils plantent de tout, radis, tomate, choux… « Le jour où j’ai goûté le premier concombre que j’avais fait pousser moi-même, j’ai compris que c’était ça que je voulais faire », explique-t-elle avec enthousiasme.
Sans se poser de question, Anna décide une fois de plus de suivre son cœur et annonce à son patron qu’elle va rentrer en France pour cultiver des légumes. Son souhait premier est de trouver une terre dans le Vaucluse. Malgré sa détermination, c’est un échec et c’est finalement dans la Loire qu’elle trouve son bonheur.
Elle pose ses valises à une heure de Tours dans le village de Ligueil. Dans ce petit coin isolé, certains l’appellent avec une affectueuse méconnaissance « la Chinoise qui fait des légumes ». Elle y rachète la terre certifiée bio d’un agriculteur partant à la retraite. Cette volonté d’avoir une terre saine est le facteur déterminant de son choix. « Je voulais que tout soit bio car je mange l’intégralité des légumes, des racines aux feuilles ».
Sa production réduite, seulement nourrie d’eau et de soleil, offre des légumes d’une qualité et d’une saveur incomparables. On les retrouve dans les assiettes de nombreux restaurants parisiens et même dans la cuisine de l’ambassade du Japon.
Anna ne produit pas seulement des légumes japonais. Ce sont avant tout les qualités gustatives qui dirigent ses choix. « Je sélectionne mes légumes et parfois, comme dans le cas des tomates, je préfère prendre des variétés françaises que je trouve meilleures ».
En la voyant se mouvoir dans ses champs, la Tokyoïte donne l’impression d’avoir toujours eu le maraîchage dans le sang. Elle désherbe, coupe, plante, arrose dans un mélange de plaisir et de savoir-faire surprenant. Ses gestes doux et précis contrastent avec le travail mécanique et rigide qui règne dans l’agriculture française.
Cette maîtrise n’est pas le fruit du hasard. Dans ce projet, elle a pu compter sur les conseils de celui qu’elle appelle affectueusement Yamamori sensei. Véritable mentor, c’est à travers son enseignement qu’elle a quasiment tout appris du maraîchage.
Taka Hirai, producteur de miso
À Veigné, dans la périphérie de Tours, c’est une fois de plus l’éducation qui a donné naissance à une belle histoire, celle de Taka Hirai. Agé de 40 ans, cet ancien professeur de mathématiques au Lycée Konan est aujourd’hui producteur de miso.
Le lycée Konan, c’est l’école japonaise de la région. Il se situe à Saint-Cyr-sur-Loire et accueille dès 1991 les enfants d’expatriés. Sous son air austère et son regard sévère on découvre bien vite un homme à l’esprit ouvert et aux mains en or. Le genre de mec qui aime bien se fabriquer sa propre brouette et faire son propre miel.
À l’image des parents d’Anna, Taka ne souhaitait pas laisser ses enfants dans le système scolaire japonais. C’est cette volonté qui l’a conduit jusque dans la Loire, afin que sa progéniture puisse suivre l’école libre suivant la méthode Steiner.
« Aujourd’hui, je n’élabore plus mon miso qu’avec des produits locaux, notamment le soja qui vient d’un agriculteur à côté de Tours ». Le riz vient lui de Camargue et le sel de Bretagne.
En 2004, lorsqu’il arrive loin de son Japon natal, Taka se retrouve face à un problème. Il est en manque de miso de qualité. Base de la cuisine japonaise, il est pour lui inenvisageable de consommer la pâte maronnasse industrielle vendue en France. « Pour nous ça n’est même pas mangeable », lâche-t-il avec une moue de dégoût.
Cette différence s’explique avant tout par la qualité de la matière première. Ces misos industriels sont produits à partir de grains de riz et de haricots de soja cassés dont le taux en amidon est largement inférieur à celui des grains complets. La fermentation n’est donc pas complète et les producteurs se doivent d’ajouter du sel et de l’alcool afin de stabiliser la préparation et pouvoir la conserver.
Taka décide alors de produire son propre miso. Pour cela il commence à expérimenter de manière empirique. Il transforme un placard en zone de fermentation, « J’avais installé une alarme pour que, lorsque la température dépassait les 40°, je sois réveillé », se rappelle-t-il en riant.
À l’époque, il fait venir les ingrédients du Japon, notamment le koji. Ce ferment de riz est la matière de base qui permet la production de tous les dérivés du soja. C’est à partir de celui-ci que l’on pourra produire le miso mais également le shoyu (sauce soja) et le sake.
Avec le temps sa production se professionnalise et il décide de travailler avec les produits qui l’entourent. « Aujourd’hui, je n’élabore plus mon miso qu’avec des produits locaux, notamment le soja qui vient d’un agriculteur à côté de Tours ». Le riz vient lui de Camargue et le sel de Bretagne.
Toujours prof de math au lycée Konan, c’est en 2010 que Taka décide de faire de la pâte de soja fermentée son métier. On l’informe que le lycée va fermer ses portes en 2014. Lui veut rester en France. « J’avais envie de connaître la France mais l’école était comme un petit Japon où je ne vivais qu’avec des Japonais ».
Cette annonce lui indique qu’il est temps de considérer le miso autrement qu’un simple passe-temps. Il crée un site web (en japonais) et commence à participer à des marchés. Bricoleur infatigable, il fait d’une chambre vide de sa maison un labo immaculé.
Mais c’est réellement en 2011 que son activité prend son envol. En cette année funeste, la centrale de Fukushima explose, irradiant les terres du pays du soleil levant. « Plus personne ne voulait de produits importés du Japon, encore moins un produit issu de céréales », se souvient-il.
De nombreux expatriés japonais se mettent alors en quête d’un miso local. Les commandes commencent à affluer chez Taka et petit à petit, le bouche-à-oreille fait son effet. Aujourd’hui, c’est environ 50 kg de miso qui sont vendus tous les mois.
Jean Nobuki Rémon, restaurant Nobuki
La catastrophe de Fukushima a également été déterminante dans le destin de Jean Nobuki Rémon. Né à Tours d’une mère japonaise et d’un père français cet amoureux de cuisine vivait au Japon depuis 10 ans lorsque la terre a tremblé.
Après être passé par les cuisines de la rue St Anne, de Chypre ou de Bruxelles, il pose ses valises dans son pays maternel en 2001. Il y rencontre sa femme avec qui il partage la passion de la cuisine. « Au-delà de la contamination de notre environnement, ce sont les mensonges du gouvernement qui nous ont convaincus de revenir en France ».
Après avoir hésité entre Angers, Orléans et Tours, c’est un retour dans la capitale tourangelle qui s’offre à Jean et sa femme. « Je n’avais pas tellement envie de revenir à Tours mais finalement, par facilité, on s’est installé ici. »
Pour cet amoureux de dashi (bouillon japonais à la base de nombreux plats) et de vinaigre de riz, ouvrir un restaurant japonais s’est imposé comme une évidence. Pas question pour lui de faire des sushis ou des nouilles. Il souhaite proposer une cuisine traditionnelle et sincère.
Pour cela, la difficulté première est de trouver des produits de qualité offrant des saveurs approchant celles reconnues par le palais nippon. Par chance, la Loire possède un beau terroir qui fournit une matière première de choix. C’est notamment le cas des légumes et de la viande. « Pour le porc on travaille par exemple avec une appellation tourangelle qui est l’appellation Roi Rose ».
Jean est également le fils de Yoko Nobuki, qu’on peut considérer comme la pionnière dans les relations entre son pays et la Touraine – elle crée le centre Japon/Val de Loire dans les années 1980.
Ainsi Jean distille avec sa femme une cuisine aux saveurs nipponnes et tourangelles qui ravit les habitants de Tours mais également une clientèle fidèle de Parisiens en goguette.
Le hasard a voulu que Jean soit également le fils de Yoko Nobuki qui a indirectement donné naissance à l’article que vous êtes en train de lire. On peut considérer Yoko comme la pionnière dans les relations entre son pays et la Touraine.
Ancienne professeur de japonais à l’école supérieure de commerce de Tours, elle a largement oeuvré pour le rapprochement de la Loire et du pays du manga. « Le premier lien qu’elle a créé c’est le centre Japon/Val de Loire dans les années 1980 », raconte Jean.
C’est elle également qui a mis en place le jumelage entre la ville de Tours et celle de Takamatsu. Située sur l’île de Shikoku, la région qui l’entoure est réputée pour ses Udon, mais c’est un autre domaine que la gastronomie qui a posé les bases de leur relation actuelle.
« Si je ne dis pas de bêtise ce sont les jardins qui ont été à l’origine de ce rapprochement », se remémore Jean. Takamatsu possède en effet une culture forte des jardins et des bonzais. De nombreux Japonais sont ainsi venus participer au concours de Chaumont-sur-Loire, une prestigieuse compétition de jardinage.
L’ouverture du Lycée Konan a donc en quelque sorte été la dernière pierre ajoutée à l’édifice de cette amitié nippo-tourangelle. Elle a symbolisé à elle seule la forte présence japonaise dans la région où « il existe d’ailleurs encore pas mal d’usines japonaises du style Shisheido. »
Sa fermeture en 2014 aurait ainsi pu apparaître comme la fin d’une idylle, mais Anna, Taka, ou Jean sont le parfait exemple qu’elle ne fait, en réalité, que commencer.
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