Il était tard lorsque nous sommes arrivés dans le quartier d’Inhamízua, en périphérie de la ville.
De longues rangées de comptoirs improvisés en tôle ondulée étaient disposées là, le long de la route. Des dizaines d’hommes et de femmes dégustaient des pieds de poulet et du plantain croustillant, dans la bonne humeur générale. Des éclats de rire s’élevaient au-dessus du ronronnement des camions.
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La station-service, située de l’autre côté de la route, illumine la scène malgré elle. Des femmes sont assises sur des chaises en plastique, un enfant sur les genoux. C’était une sorte de scène de la nativité d’un nouveau genre, agrémentée de cocotiers et rythmée par la musique Marrabenta que crache un vieux haut-parleur.
Luisa et moi nous avançons derrière les bars – sur le tapis formé par la boue séchée, les bris de verre et les préservatifs usagés – jusqu’à parvenir aux huttes. Ici, le prix pratiqué est de 80 meticais pour cinq minutes – soit un peu plus d’un euro. En comparaison, une bouteille de bière achetée en ville coûte 55 meticais.
À Beira comme ailleurs, le sexe se vend et s’achète – et il y a de grandes chances pour que la transmission du VIH fasse partie du deal.
Les camionneurs passent régulièrement ici, dans le couloir commercial qui s’étend jusqu’à la frontière orientale du Zimbabwe. Leur périple s’achève là, dans une ville portuaire mozambicaine où l’espérance de vie atteint à peine les 50 ans, et où le taux de contamination du VIH est l’un des plus élevés au monde. Lorsqu’ils quittent Beira, ils emmènent généralement avec eux cet héritage infectieux, avant de le diffuser ailleurs.
Au Mozambique, un adulte sur 10 est séropositif, ce qui en fait le 8e pays du monde en termes de prévalence du VIH. Même si le gouvernement a fait des progrès remarquables pour contrôler l’épidémie au cours des dernières années, il reste très difficile d’agir au niveau du couloir commercial de Beira, dont la population est très marginalisée.
Comment combattre le VIH au sein d’une population en mobilité perpétuelle ? Comment faire de la prévention auprès de gens qui craignent les techniques d’intimidation de la police, ainsi que la suspicion de leurs amis et de leur famille ? Les hommes qui fréquentent les prostituées de Inhamízua n’ont rien à gagner et tout à perdre à rencontrer des personnes travaillant pour des ONG, pour le gouvernement ou pour un média. Pour parler avec eux, j’ai dû patienter pendant des semaines.
Quand les populations deviennent plus mobiles, les infections sexuellement transmissibles telles que le VIH se diffusent plus rapidement.
Luisa, moi et les autres les suivons chaque nuit, de point de rencontre en point de rencontre. Les zones dédiées à la prostitution – les hotspots, comme ils disent – se ressemblent toutes : des bars improvisés, des chaises en plastique blanc, des haut-parleurs, des camions, des piles de vieux pneus, des bouteilles de bière brisées et des rangées de huttes.
Luisa est éducatrice pour Médecins sans frontières – son travail consiste à dispenser des conseils médicaux à la communauté locale – mais quand ses revenus ne lui suffisent plus, elle se prostitue, elle aussi.
Son histoire est celle d’un projet pour le moins singulier. Ici, à Beira, il existe un groupe de personnes toutes entières dévouées à la prévention du VIH, dans une période chaotique où le Mozambique menace de renouer avec la période d’instabilité politique qu’elle a connue par le passé. Ce projet contredit le préjugé selon lequel contracter le VIH le long du couloir commercial de Beira est inévitable : il donne l’occasion aux prostituées d’éduquer leurs pairs, une ou deux nuits par semaine, parfois plus. Accompagnées par des conseillers et des travailleurs de proximité, elles fournissent des conseils sur la protection et l’hygiène sexuelles, la contraception, et procèdent à des tests VIH. Elles distribuent également des préservatifs et du lubrifiant. Mais, avant tout, elles tissent un lien avec les 3 800 travailleuses du sexe, les 4 500 conducteurs de camion et les institutions médicales que cette population ne visiterait jamais d’ordinaire, par crainte de la stigmatisation et de la répression.
Il s’agit du Corridor Project, inauguré par Médecins Sans Frontières (MSF) en janvier 2014. En dépit de la situation pour le moins défavorable, le projet progresse lentement vers son but.
L’histoire de l’épidémie de HIV au Mozambique est étroitement liée à celle du sang répandu.
Après dix ans de lutte armée, le pays a gagné son indépendance du Portugal en juin 1975. Des centaines de milliers de Portugais ont quitté le pays du jour au lendemain. Parmi eux, de nombreux soignants et des salariés du secteur biomédical. En juillet 1975, il ne restait plus que 80 médecins dans tout le pays.
Le Front de Libération du Mozambique (FRELIMO) est arrivé au pouvoir et a hérité d’un pays divisé, aux infrastructures fragiles, et rencontrant une pénurie de travailleurs qualifiés. En deux ans à peine, une guerre civile extrêmement brutale a éclaté, confrontant le FRELIMO à la Résistance Nationale Mozambicaine (RENAMO), un mouvement rebelle armé et très redouté. Au cours des 15 années qui ont suivi, plus d’un million de Mozambicains sont morts. Les réfugiés de guerre constituaient plus de 10% de la population.
Tandis que le VIH ravageait déjà les pays environnants, le Mozambique, lui, était relativement protégé par le peu de mobilité de sa population. Un accord de paix a finalement été trouvé en 1992, et grâce à l’aide internationale, le gouvernement a pu se concentrer sur l’amélioration des infrastructures et le développement des principaux couloirs commerciaux afin de restaurer la croissance économique. Le couloir de Beira a été la cible privilégiée de cette politique de développement, avec ses 300 km de route s’étendant de l’Océan indien à la frontière est du Zimbabwe. Autrefois marquée par ses infrastructures en ruine, son manque de main d’oeuvre et ses attaques de bandits, la dynamisation du couloir a permis de réhabiliter le port de Beira, promettant un futur brillant pour l’exportation de marchandises.
Le Mozambique était prêt à en découdre. Hélas, le développement a un coût. Quand les populations deviennent plus mobiles, les infections sexuellement transmissibles telles que le VIH se diffusent plus rapidement. Or, les routiers longue distance s’engagent volontiers dans des rapports sexuels monétisés avec des partenaires multiples. Ils ont de l’argent, et au Mozambique, ils le dépensent au sein des communautés les plus pauvres.
Après la guerre civile, les camionneurs ont transporté le VIH de hotspot en hotspot tout le long du couloir de Beira, jusque chez eux, au sein de leur foyer. De nombreuses prostituées étaient contaminées à cette occasion. Dans le même temps, les réfugiés sont revenus des pays voisins –un facteur qui aurait contribué à l’augmentation de la prévalence du VIH. Le premier cas de VIH au Mozambique a été signalé en 1986. À la fin de 1992, il y avait 662 cas confirmés. En 1998, 10 863.
Si l’augmentation brutale de ces chiffres est due en partie à l’amélioration des méthodes diagnostiques, la prévalence du VIH a bel et bien explosé par la suite. 15 ans après le premier cas diagnostiqué, un million de personnes vivaient avec le VIH au Mozambique. Des réformes politiques et économiques solides ont amené le pays à devenir l’une des économies les plus dynamiques de toute l’Afrique, avec une croissance du PIB de 7% par an. Alors quand le gouvernement a mis la prévention et le traitement du VIH sur la liste de ses priorités, les donateurs internationaux lui ont emboîté le pas. Le nombre de personnes recevant un traitement a été multiplié par 37 entre 2004 et 2013.
Les conseillers et les éducateurs de MSF font du porte à porte et sillonnent les 200 hotspots le long du couloir commercial.
Mi-2016, 900 000 personnes séropositives ont reçu un traitement antirétroviral. Une couverture de traitement élargie pour les femmes enceintes vivant avec le VIH a entraîné une baisse de 73% des nouvelles infections chez l’enfant, en trois ans seulement. Les nouvelles infections à VIH chez les adultes ont diminué de 40% entre 2004 à 2014, et le Mozambique est devenu l’image d’Épinal de la lutte contre l’épidémie de VIH en Afrique subsaharienne, l’exemple à suivre. Pourtant, cette belle success story cachait une triste réalité : la politique de santé publique du pays n’a jamais eu le moindre effet sur les populations vivant le long du couloir de Beira.
Notre groupe a reçu un accueil des plus chaleureux à l’étape suivante – le Premium Bar de Pinta Boca. Ici, la plupart des éducateurs connaissent tout le monde.
Luisa note sur un calepin le numéro de téléphone des prostituées qui veulent être appelées durant le week-end afin de bénéficier de divers conseils pour la prise de leur traitement antirétroviral – comment et où se fournir les médicaments, par exemple. Quanto custa ? C’est gratuit, répond Luisa. À une femme debout au bord d’une table de billard, les jambes maculées de boue, Luisa répond que oui, elle peut obtenir des recharges à la clinique si ses boîtes sont épuisées. Pourrait-elle être soignée contre la tuberculose, aussi ? Bien sûr, affirme Luisa. Elle l’appellera demain pour lui donner quelques recommandations.
Les pages du calepin de Luisa se remplissent plus vite que la lumière.
Un homme buvant une bouteille de bière Impala s’approche de l’une des femmes assises sur les chaises en plastique blanc au bord de la route. Elle passe délicatement son bébé à l’une de ses compagnes, et se dirige vers les huttes en compagnie du conducteur. Une rapidinha, comme ils l’appellent – une passe-éclair.
Jaime, un conseiller de MSF, nous a rejoints. Il connaît très bien les gens du coin, lui aussi. Tandis qu’il fait sauter un enfant sur ses genoux, un camionista, un camionneur, s’avance vers lui. “Est-ce que je pourrais passer le test ?”, demande-t-il. Jaime l’accompagne vers la fourgonnette et l’homme obtient immédiatement un test de dépistage du VIH rapide. Un résultat préliminaire suit, 15 minutes plus tard. Si son test est confirmé comme positif par un laboratoire, il se joindra aux 1,5 million d’autres Mozambicains qui vivent avec le virus.
Nous remontons dans le van rempli de 144 préservatifs à l’emballage rouge en latex naturel, d’une taille standard de 53 millimètres de large. Luisa et ses collègues sont les personnes les mieux habilitées sur ce terrain : elles ont un contact facile avec la population, l’expérience des problèmes concrets auxquels font face les prostituées et leurs clients, contrairement à de nombreux étrangers qui, même avec les meilleures intentions du monde, ne parviendront jamais à tisser un lien étroit avec les personnes à sensibiliser.
Luisa a 29 ans et est mère de 5 enfants. Son ancien compagnon l’a quittée le jour où il a appris qu’elle avait subi un viol en réunion. À cause de cette agression d’une violence inouïe, elle a contracté le VIH. Pour elle, c’est trop tard, mais pas pour les femmes à qui elle dispense des conseils, explique-t-elle. D’ici la fin de la semaine, son calepin sera entièrement rempli.
Le Corridor Project de MSF a eu toutes les peines du monde à se mettre sur pied. Et aucune femme n’était mieux indiquée pour affronter ce défi que sa coordinatrice brésilienne, Daniela Cerqueira Batista.
Psychologue de formation, Daniela irradie une chaleur humaine sans pareille. Elle embrasse et étreint toutes les personnes qu’elle rencontre. Ses messages contiennent plus d’emojis qu’on en trouverait dans les sms d’une gamine de 14 ans ; malgré la chaleur écrasante et la gestion d’une équipe de 90 personnes, elle ne perd aucunement de son énergie.
Quand elle a remarqué qu’à Beira, les livres étaient vendus à des prix prohibitifs, elle a essayé de créer une bibliothèque. Quand elle a échoué à trouver un drapeau LGBT pour les travailleurs du sexe homosexuels, elle en a confectionné un en utilisant la toile multicolore d’un parapluie brésilien. À présent, dans la rue Dom Francisco Gorjão, à Beira, un parapluie tient lieu de symbole de fierté improvisé au-dessus de la porte d’entrée du quartier général de MSF.
Réunion après réunion, le projet Corridor a pris forme. Il s’est appuyé sur des ONG locales, des représentants du secteur des transports, des agences, des responsables du Ministère de la Santé, des syndicats de camionneurs, des représentants de la communauté frontalière et du personnel des douanes. Ajoutez à cette contribution les donateurs internationaux et les institutions de financement, y compris le Plan d’urgence du Président des États-Unis pour le secours au SIDA (PEPFAR), le Fonds mondial, et bien d’autres.
Le Corridor Project n’est pas le fait d’une organisation unique, mais de 300 organisations différentes, dans un pays qui parle 43 langues. Quoiqu’extrêmement complexes, ces alliances se sont finalement révélées fructueuses, explique Daniela. Elle a réussi à tisser des liens solides avec les entreprises portuaires, qui organisent désormais des stages de sensibilisation pour leurs employés – pendant que des troupes de théâtre communautaire produisent des spectacles sur le thème du safe sex. D’autres organisations ont mis au point des ateliers sur les abus domestiques. Enfin, le projet serait incomplet sans le lien avec les institutions médicales – dont les centres de santé de Ponta Gêa et Munhava.
Certaines choses ne s’apprennent pas dans les manuels et les livres blancs des ONG. À l’aube du projet, les volontaires portaient des T-shirts MSF afin d’être facilement identifiables. Or, ils ont vite remarqué que les prostituées et les camionneurs les évitaient scrupuleusement, parce qu’ils associaient “MSF” et “traitement du VIH”. Ainsi, ils craignaient par-dessus tout d’être étiquetés séropositifs au sein de la communauté, s’ils avaient le malheur d’adresser la parole aux volontaires.
Le personnel des centres de santé a rapidement pris des mesures pour lutter contre ce phénomène, et éviter aux séropositifs d’être stigmatisés : les médicaments antirétroviraux ont été empaquetés dans des boîtes aux fausses étiquettes, de sorte que les patients pouvaient rentrer chez eux, sereins, avec une bonne vieille boîte d’Efferalgan.
Des cliniques mobiles sont aujourd’hui disposées tout le long du couloir commercial, avec des horaires d’ouverture appropriés : les prostituées et les camionneurs ne travaillent pas de 9h à 17h, bien entendu. Les conseillers et éducateurs de MSF font du porte à porte et sillonnent chaque semaine les 200 hotspots répertoriés. Enfin, des soins sont prodigués aux malades dans les centres de santé du gouvernement (plutôt que dans des centres de santé tenus par des ONG) afin d’éviter la discrimination liée au VIH, qui ne manque pas d’affecter ces populations déjà marginalisées. Le Corridor Project s’étend maintenant en dehors des frontières du Mozambique, au Malawi et au Zimbabwe.
Dans les 16 pays subsahariens étudiés en 2012, la prévalence du HIV chez les travailleuses du sexe était de 37%.
Récemment, MSF a créé des passeports santé pour tous les patients séropositifs actuellement sous traitement. Contenant leurs résultats de test et leurs prescriptions, ils leur permettent de recevoir des soins dans n’importe quel centre le long du couloir de Beira. L’organisation travaille actuellement à les faire reconnaître au Zimbabwe et au Malawi – si elle réussit, les camionneurs pourront suivre leur traitement de manière ininterrompue lorsqu’ils passent la frontière avec leur camion.
Mais la pierre angulaire du projet, ce sont les éducatrices. Dans ces bars improvisés, Luisa et les autres créent une véritable confiance, un lien, une camaraderie et une forme de solidarité. Elles ont déjà été à la place de ces femmes. Parfois, elles le sont encore. Au coeur de la rue Dom Francisco Gorjão, elles participent à tous les aspects du projet, de la mise en œuvre à la prise de décision en passant par la supervision, au niveau communautaire et à l’échelle nationale. Luisa a une chance, si elle le veut, de progresser dans l’organisation ; plusieurs éducateurs sont devenus conseillers. D’autres ont créé leur propre entreprise.
Luisa reçoit une rémunération pour son rôle d’éducatrice. J’ai demandé à Sebastiana Cumbe, qui supervise l’unité de soutien psychologique, à quel point la rémunération incitait les prostituées à travailler avec MSF. “En effet, il y a bien un salaire”, m’explique-t-elle. “Mais c’est loin d’être leur seule source de motivation. Elles veulent changer de vie et aider leurs soeurs de la rue.”
Peu de projets lient avec un tel succès soins, aspect communautaire et institutions médicales. Une étude de 2016 a évalué les programmes de soins de santé destinés aux conducteurs de camions d’Afrique subsaharienne dans 30 pays. Sur 22 programmes, seuls trois couvraient les tests et les soins pour d’autres maladies que le VIH, comme la tuberculose et le paludisme. La plupart n’effectuaient même pas de tests de dépistage des autres IST.
Si tous ces programmes n’ont pas été évalués à ce jour, les bilans effectués jusqu’ici portaient principalement sur le nombre de sites où les programmes étaient implantés, les effectifs du personnel formé, les ressources disponibles et le nombre de personnes sensibilisées ou soignées. C’est une chose de distribuer des préservatifs en grande quantité, ç’en est une autre d’expliquer comment les utiliser correctement. Pour cette raison, peu de projets ont eu un impact significatif mesurable jusqu’ici (la diminution des taux d’infection, par exemple).
15 ans après le premier cas diagnostiqué, un million de personnes vivaient avec le VIH au Mozambique.
Entre janvier 2014 et juin 2015, 42% des prostituées testées séronégatives grâce au Corridor Project ont été testées 6 mois plus tard ; 95% d’entre elles étaient toujours séronégatives. En 2016, 60% de ces travailleuses du sexe ont été testées à nouveau, une fois tous les 3 ou 4 mois. MSF n’a pas terminé d’analyser et de compiler les résultats de cet échantillon, mais ils sont extrêmement encourageants. Cette réussite pourrait permettre, à terme, d’étendre le programme à plus grande échelle.
Dans ces conditions, le Corridor Project a toutes les chances de résister à la tourmente politique que traverse actuellement le Mozambique.
“Tu es malade”, a lâché le partenaire de Luisa le jour où il a découvert qu’elle avait été violée. Puis, immédiatement après, il l’a quittée. Elle se prostituait déjà depuis un certain temps quand c’est arrivé. Luisa a eu son premier enfant à 14 ans, puis le second quatre ans plus tard. Parce que son partenaire ne trouvait pas de travail, elle s’est occupée de ramener de l’argent à la maison, seule.
Elle se rappelle parfaitement de son premier jour dans la rue. Submergée par la honte lorsqu’elle a croisé l’un de ses voisins, juste après sa première passe, elle est rentrée chez elle en courant. Mais deux jours plus tard, devant le besoin pressant de nourrir ses enfants, elle y est retournée. Elle s’est toujours assurée que ses clients portaient bien un préservatif, même si le sexe sans capote était mieux payé. Ceux qui refusaient d’en mettre un étaient chassés sur le champ.
“Je paie la moitié maintenant”, lui a dit un client, une nuit. “L’autre, je te la donnerai après qu’on ait couché”. Il lui a demandé s’éloigner un peu des huttes, pour être plus à l’aise. Durant le trajet en auto, il a appelé des amis à lui.
“Il a sorti une arme et m’a dit ‘Sors de la bagnole’. Je me suis exécutée. Ensuite, il m’a dit d’enlever mes vêtements. Ses potes sont arrivés, et ils ont tous couché avec moi. Les cinq. Aucun n’a utilisé de préservatif. Ensuite, ils m’ont laissée là, par terre. Je n’avais plus de forces. Je n’ai pu que ramasser mes vêtements, appeler un taxi, et je suis allée directement à l’hôpital.”
Les blessures internes et externes de Luisa étaient si sévères qu’elle n’a pas pu travailler pendant six mois. Peu après, elle a reçu un test sanguin. Elle était séropositive. À l’échelle mondiale, les prostituées ont 12 fois plus de risque d’être séropositives que la population générale. Dans 16 pays d’Afrique subsaharienne étudiés en 2012, la prévalence du VIH parmi les travailleuses du sexe était de 37%.
“Quand j’étais malade”, me raconte Luisa, “mes enfants n’allaient pas à l’école parce que je ne pouvais pas payer le transport. Il ne me restait plus un sou. MSF venait régulièrement me chercher pour m’emmener à l’hôpital pour les soins. Je n’avais rien à manger, parce que je ne pouvais pas retourner dans la rue. Ils m’ont donné une lettre qui m’a permis d’aller chercher des rations de nourriture. J’ai commencé les antirétroviraux, et lentement, mon état s’est amélioré.
Aujourd’hui Luisa a cinq enfants entre 2 et 14 ans. Elle est devenue éducatrice MSF il y a deux ans. Tandis qu’elle marche sur la boue séchée et les bris de verre derrière le bar, je perçois quelque chose en elle. De l’énergie. De l’empathie. Un besoin d’être là pour les autres, comme les autres ont été là pour elle. Elle travaille moins souvent dans la rue qu’avant, et elle ne regrette pas ses choix. “Si j’avais dû mendier auprès de mes amis pour avoir un peu d’argent, j’aurais été bien plus honteuse qu’en me prostituant. Me prostituer était une décision rationnelle, je savais ce que je faisais. Quand mon coeur me dit de faire quelque chose, je le fais.”
Rue Dom Francisco Gorjão, j’ai rencontré Antonio, un jeune homme de 22 ans. Il m’a expliqué que le Corridor Project permet également de toucher d’autres populations à risque que celles liées au travail du sexe, tout en appliquant les mêmes stratégies.
Enfant, dans la ville de Maputo, Antonio s’est très vite senti différent de ses camarades. Ou du moins, il a senti qu’on le percevait différemment d’eux, pour une raison qu’il avait du mal à s’expliquer. Durant son adolescence, on l’a envoyé vivre à Beira avec ses cousins. “Ici, je me sentais à l’aise”, explique-t-il. “Je pouvais vernir mes ongles, porter du maquillage et des robes si je voulais”. Il a parfois vécu des moments difficiles à l’école, mais Beira est malgré tout devenue sa maison.
Ses relations avec sa famille, elles, sont beaucoup plus difficiles. Récemment, il s’est rendu chez sa soeur en compagnie d’une amie lesbienne. Après sa visite, sa soeur lui a dit que si elle découvrait un jour que ses filles étaient gays, elle les tuerait de ses propres mains.
Antonio est éducateur au sein de la communauté LBGT. À l’échelle mondiale, les homosexuels et autres HSH (les hommes qui ont des relations sexuelles avec d’autres hommes) ont 19 fois plus de risque d’être séropositifs que la population générale. Une étude récente réalisée à Beira a montré qu’un tiers des HSH de plus de 25 ans vivent avec le VIH.
Une autre étude récente suggère qu’un tiers des HSH de Beira n’ont jamais passé de test VIH. 14% d’entre eux ont déclaré qu’ils ne savaient tout simplement pas où aller pour cela. Avec des taux de VIH aussi élevés chez les HSH de Beira, la pierre angulaire du travail de MSF est d’étendre les stratégies de prévention à cette population. C’est là qu’intervient la PrEP – la prophylaxie pré-exposition. Grâce à une certaine combinaison de médicaments absorbée par l’intermédiaire d’un unique comprimé, les patients prenant quotidiennement ce traitement préventif peuvent réduire leur risque de contracter le VIH de plus de 90%. (LA PrEP ne protège pas des autres IST cependant, et un défaut d’observance thérapeutique – une dose manquée par exemple – diminue son efficacité.)
José Carlos Beirão gère le PrEP Operational Research Project, créé au sein du Corridor Project en 2016. C’est le seul de ce genre au Mozambique. Jusqu’ici, 214 participants (HSH et femmes prostituées) ont été recrutés, avec pour objectif de disposer d’une équipe de 250 personnes à terme. Beirão espère que d’ici la fin du projet, il sera capable de répondre la demande et de mettre en oeuvre un programme PrEP à grande échelle.
J’ai également demandé à Ken Ho, spécialiste du VIH et chercheur sur les PrEP à l’Université de Pittsburgh, si l’approche adoptée au sein du couloir de Beira pouvait être appliquée à d’autres environnements et d’autres pays. “Nous savons que les jeunes HSH noirs sont touchés de manière disproportionnée par le VIH”, explique-t-il. “Ceux-là même ne disposent que d’un accès très limité aux soins en raison de l’absence de sécurité sociale, de la méfiance envers les institutions médicales et de la crainte de la stigmatisation”. Il considère que l’approche utilisée dans le couloir de Beira serait pertinente un peu partout, même aux États-Unis, du moins dans un premier temps afin de toucher des populations isolées.
Il reste prudent néanmoins : “Le risque est que ces interventions ciblées fonctionnent un peu comme un pansement, dissimulant les causes sous-jacentes de l’épidémie. Je pense qu’elles constituent une première étape nécessaire, mais il faudra, un jour ou l’autre, éliminer le problème de la stigmatisation – la stigmatisation de l’homosexualité, de la prostitution et de la maladie est la principale responsable de la précarité des groupes vivant avec le VIH”. Depuis ses études, Antonio a gagné en confiance en lui, m’explique-t-il.
Pour lui, tout est une question de visibilité. Quand il est arrivé à Beira, personne ne lui ressemblait. Maintenant, certains garçons se lâchent un peu, adaptent leur look. “S’il y a des mecs efféminés dans mon environnement, ça veut dire que je peux être efféminé sans avoir honte. Et si de plus en plus de garçons ose s’habiller comme ils veulent, la stigmatisation perdra du terrain,” m’explique-t-il.
À présent, je me trouve à proximité de l’aéroport de Beira, à l’emplacement précis où José Manuel a été abattu en avril 2016. Il était représentant du RENAMO au Conseil national pour la défense et la sécurité. Auparavant, les rebelles du RENAMO faisaient partie du parti d’opposition. Human Rights Watch a précisé qu’il avait fallu dix heures à la police pour arriver sur les lieux.
Au Mozambique, le conflit armé a repris en 2015, après deux décennies de paix. Les résultats des élections générales de 2014, remportés par le FRELIMO, ont été largement contestés par le RENAMO. Une vague de violence a immédiatement suivi : exécutions sommaires de villageois, enlèvements, violences sexuelles, assassinats politiques, attaques de cliniques, attaques d’autobus civils. Il paraît même que des fosses communes ont été creusées pour enterrer les morts.
Le Mozambique risquait de replonger tout droit dans le chaos qui a marqué son passé récent. Face à la multiplication des violences dans les deux camps, plus de 11 000 Mozambicains ont fui vers le Malawi et le Zimbabwe. À la fin de 2016, une trêve avait été signée et la plupart des réfugiés sont revenus, mais de nombreuses familles n’ont pas été réintégrées à leur foyer.
En 2016, le taux de croissance économique a chuté de moitié, avec un retentissement immédiat sur le prix des produits de consommation courante. Le gouvernement avait contracté une dette de 1,5 milliard de dollars suite à des prêts dissimulés, signés de manière parfaitement inconstitutionnelle. Quatorze pays donateurs et autres institutions multilatérales – dont le Royaume-Uni, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale – ont rapidement suspendu leur soutien direct au budget de l’État. Le fardeau de la dette extérieure a augmenté de 9,9 milliards de dollars, avec une hausse de 20% par an au cours des cinq dernières années.
Au début de l’année 2017, les épidémies de choléra sont devenues si courantes qu’elles ne font même plus la une des journaux. Le coût du pain et autres produits de base est en hausse, le cours du Metical s’est effondré, les infirmières ne sont plus payées. Le cessez-le-feu tient encore, mais la situation est toujours très précaire.
Les gens ordinaires payent le prix fort cette instabilité durable, et à terme, il est possible qu’elles mettent le Corridor Project en péril. Les infrastructures sanitaires sont au plus mal : il n’y a que trois médecins pour 100 000 personnes au Mozambique, ce qui correspond à l’un des pires ratios soignant/patient du monde. Plus de la moitié de la population met une heure ou plus à atteindre l’établissement de santé le plus proche, et plus de la moitié des établissements de santé n’ont pas d’électricité. 41% n’ont pas l’eau courante.
L’expert du Mozambique Alex Vines dirige le Programme Afrique de Chatham House, un think tank londonien créé en 2002 et dédié aux affaires internationales. “Comment les développements politiques et économiques récents affecteront-ils les soins de santé au Mozambique ?” lui ai-je demandé. “Et quelles seront les conséquences pour le Corridor Project ?”
Vines souligne que le cessez-le-feu a une durée indéfinie, et que la situation économique est stable depuis quelques mois. “Mais le fardeau de la dette – en raison du scandale des prêts non divulgués de 2016 et de la suspension de l’appui budgétaire direct par les donateurs internationaux – a sérieusement affecté les finances du gouvernement, ce qui a un impact négatif sur les programmes de santé et de lutte contre le VIH”, explique-t-il.
Le Mozambique reçoit plus de 95% de son financement pour le programme de lutte contre le VIH par le biais de donateurs internationaux. Le projet Corridor dépend fortement de ce financement, et il pourrait souffrir d’un changement d’attitude de ces donateurs. Vines garde toutefois espoir : “Je suis persuadé que les donateurs internationaux reprendront leur soutien direct sous peu, après avoir exigé la responsabilisation du gouvernement. Leur confiance sera déterminante.”
La suite dépendra fortement du soutien aux programmes de santé, et donc en partie des résultats d’un audit indépendant sur cette sombre histoire de prêts. Mais l’incertitude persiste, explique Vines, en ce qui concerne certains donateurs de premier plan. Donald Trump a proposé une réduction des aides internationales, qui devrait affecter plusieurs projets de planification familiale au Mozambique. Pour le moment, on ne sait pas qui pourra prendre en charge cette aide substantielle à la place des États-Unis. Pendant longtemps, le Mozambique a été le “pays chouchou” des donateurs étrangers ; aujourd’hui, ce statut est fortement compromis.
Le recul des financements du Corridor Project est un phénomène que Caroline Rose, la chef de mission MSF au Mozambique, ne connaît que trop bien. “Sur le terrain, nous recevons de plus en plus de demandes de centres de soin en difficulté : ‘Pouvez-vous réparer notre ambulance ? Pourriez-vous transporter nos médicaments de notre clinique vers les quartiers ? Pourriez-vous financer nos dépenses en carburant ?’ Ça n’arrête pas.” Elle négocie en permanence avec les donateurs internationaux pour assurer la survie du projet, en les encourageant à mettre en œuvre des stratégies de financement provisoires jusqu’à ce que des solutions à long terme puissent émerger.
Vines pense que le pays sera en difficulté pendant plusieurs années encore, le temps qu’il soit en mesure d’exporter ses énormes réserves de gaz naturel (ce qui devrait être le cas vers 2025,). Le Mozambique s’apprête à entrer dans un nouveau cycle électoral de deux ans, qui sera sans doute très conflictuel. “Pendant ce temps, la lutte quotidienne des Mozambicains contre la pauvreté se poursuit inlassablement.”
Les femmes comme Luisa continueront à fréquenter les huttes, tous les soirs. Elles prendront des risques pour nourrir leur famille, tandis que le futur du Mozambique se dessine vaguement au loin.
Aujourd’hui, Luisa est en bonne santé et est plutôt optimiste quant à son avenir et à celui de ses enfants. Au coeur du couloir de Beira, elle a trouvé un moyen de survivre. Elle a aussi vécu là une expérience traumatique qui la marquera à jamais. Enfin, elle a connu ici un sentiment de solidarité indéfinissable et un but réaffirmé chaque jour. D’une certaine manière, cet endroit a défini sa vie, qu’elle a pourtant manqué de perdre au bord de la route.
En 2014, le Corridor Project a été fondé dans le but de réussir l’impossible. Nuit après nuit, hotspot après hotspot, station-service après station-service, il a fait son chemin. S’il ne s’agit encore que d’un projet jeune et balbutiant, il a tissé un vrai réseau de survie auprès de milliers de prostituées et de camionneurs. Les premiers chiffres suggèrent qu’il a fortement stimulé la prévention et le traitement du VIH au Mozambique, et tous ceux qui y travaillent refusent de se soumettre à la conjoncture économique et politique.
Pour nous, la nuit est finie. Le soleil se lèvera dans quelques heures, et aux étals couverts d’alcool succéderont les commerçants du Mercado do Goto accompagnés de leurs fruits et légumes frais. Les pêcheurs répareront tranquillement leurs filets près du phare de la place de Macúti, tandis que leurs embarcations en bois clapotent sur le rivage. Luisa emmènera ses enfants à l’école, Daniella ouvrira la porte de son bureau, abritée par un parapluie arc-en-ciel.
Le Corridor Project n’est pas près de mourir.
Cet article a initialement été publié sur Mosaic Science sous licence Creative Commons.