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Avec l’une des rares speedrunneuses de France

Avec l'une des seules speedrunneuse de France

Le speedrun c’est comme casser des trucs. On prend un jeu vidéo et on le décortique. On le détourne. On l’observe sous toutes les coutures et on le casse en mille morceaux pour en faire un objet nouveau. Un jeu qui nous est propre et qui n’appartient plus à ses développeurs mais aux dizaines, aux centaines de joueurs, membres de la communauté du speedrun, qui ont passé des heures à apprivoiser un jeu qu’ils adorent. Qu’on le comprenne ou non, il semble y avoir quelque chose de fascinant dans la pratique du speedrun. A force de glitchs, des techniques d’optimisation des failles dans le code d’un jeu, les joueurs ont développé une nouvelle façon de s’amuser devant leurs écrans. 

Une pratique relativement niche et peu connue du grand public qui fait de temps en temps parler d’elle lors de différents marathons et événements caritatifs organisés en France et à l’international. Même si elle semble accessible à tout le monde, il faut tout de même admettre que le profil type des speedrunners manque un peu d’originalité. Des gars, blancs, informaticiens à lunettes, porteurs de magnifiques t-shirts aux diverses inspirations vidéoludiques. A l’approche de la nouvelle saison de Speedons, l’événement organisé par le streameur MisterMV au profit de Médecins du Monde, on s’est dit qu’il était peut-être temps de donner la parole à l’une des rares femmes de cette communauté. 

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A 24 ans, Elise Estienne participe pour la deuxième fois à ce marathon. Depuis quelques années, celle qui se fait appeler Blake ou « Blake_Faye » dans la communauté, s’est faite un nom sur un jeu français sorti en 1994, Little Big Adventure. Bien qu’elle ne soit ni joueuse professionnelle ni détentrice du record du monde sur ce speedrun, elle nourrit sa passion nostalgique pour la pratique avec beaucoup de sérénité et de discernement. Assise près du poêle dans son salon, un thé chaud à la main, elle nous a raconté d’où lui venait cette affection si particulière aux jeux de son enfance, de son rapport à la compétition et de la place des femmes dans ce milieu si masculin.

VICE : Elle te vient d’où cette passion pour les jeux vidéo ?
Elise Estienne : Depuis toute petite, je suis biberonnée aux jeux vidéo. Mon père était un très gros joueur de Wolfenstein ou Doom sur son vieux PC. Il me semble qu’on a même une photo de moi dans ses bras alors qu’il jouait justement à Little Big Adventure, le jeu que je speedrun aujourd’hui. Très tôt, il m’a mise à des jeux pour enfants comme Adibou ou les Lapins malins. Mais il était très attentif à notre pratique, on n’avait absolument pas le droit de jouer à des jeux trop violents ou matures pour notre âge. C’était une pratique très encadrée. 

Un peu plus grands, on se faisait des LANs de Warcraft tous les trois. J’ai toujours eu du mal avec la compétition, parce que je n’aimais pas du tout perdre. Mais heureusement, j’ai rapidement compris comment fonctionnaient les raccourcis claviers que mon père et mon frère n’utilisaient pas et à la fin, je les explosais tous les deux. Je faisais chauffer les apm. (Rires) Mon père a toujours aimé bidouiller les consoles. On avait une Wii hackée. Je me souviens qu’il fallait passer par le jeu The Legend of Zelda : Twilight Princess, renommer ta save, renommer le prénom de ton cheval, retourner à un certain point dans le jeu, etc. C’était tout une manipulation pour exploiter l’adresse mémoire de la carte SD. Après coup, je me dis que mon père aurait sûrement aimé faire du speedrun s’il avait découvert ça à l’époque. Bref, c’est dans ce monde-là que j’ai baigné depuis toute petite.

Un peu par un concours de circonstances, ma pratique du jeu vidéo s’est forcément orientée vers des jeux assez niches. A tel point que j’ai eu l’impression en grandissant d’avoir raté plein de jeux connus. N’ayant jamais eu d’amies joueuses quand j’étais à l’école, je n’avais aucune idée des jeux qui étaient censés être à la mode ou plus rétro. Tout ce que je connaissais c’était les jeux de mon père et de Nintendo. Quand je suis arrivée en prépa, je me souviens que le premier jeu auquel j’ai joué était Oblivion, dix ans après sa sortie. Moi qui n’avais jamais joué à un jeu récent, j’avais trouvé incroyable, vraiment trop beau. Ce qui faisait bien rire autour de moi, sachant que tu avais quand même des jeux comme Skyrim qui étaient sortis depuis. 

En fait, à cause de ce retard, j’ai longtemps eu l’impression d’être un peu un imposteur dans le monde des jeux vidéo. Aujourd’hui, quand on me fait des remarques sur le fait que je n’ai jamais joué à Sonic ou Rayman par exemple, je me dis que je ne suis peut-être pas une vraie joueuse. Un peu comme le fait que je fais toujours tous mes jeux en mode de difficulté facile parce que je n’ai pas envie de me prendre la tête avec des combats compliqués et que je préfère me promener dans le monde. Mais il y a une sorte de sous-entendu que ce n’est pas la bonne façon de jouer ou qu’on est sous-qualifié. Alors qu’on n’a pas à rougir de ça et au contraire, je trouve ça chouette qu’on puisse choisir d’apprécier le jeu d’une façon qui nous convient. Il n’y a pas qu’une seule façon de jouer aux jeux vidéo. 

Le speedrun est une pratique très niche du jeu vidéo, comment es-tu tombée dedans ?
Un peu comme tout le monde j’imagine, par hasard. En fait, j’étais totalement passionnée par un jeu Zelda sur DS et j’avais très envie de partager ça avec des gens. Il y avait un forum où les gens montraient notamment leurs « tricks » avec une page dédiée à tous les glitchs qui existaient sur le jeu. Même si personne n’appelait ça du speedrun à l’époque. Il y avait des gens qui essayaient de terminer le jeu le plus vite possible avec des techniques hyper rudimentaires. C’était le tout début, mais je trouvais ça trop malin. Alors je m’entraînais chez moi et je refaisais tous les glitchs sur ma console. 

Ce n’est que bien plus tard, en traînant sur YouTube, que je suis tombée sur une émission bien connue dans le milieu, qui s’appelle 88 miles à l’heure avec RealMyop et Coeur de Vandale et je trouvais qu’ils faisaient des trucs de ouf. Ils avaient poussé le truc à un autre niveau et en plus c’était très bien expliqué. Hyper facile d’accès pour les néophytes. A partir de là, j’ai découvert qu’il existait même des marathons organisés sur des week-ends entiers, je trouvais ça génial. Mais j’étais juste spectatrice. C’était mon petit truc à moi et je n’en parlais avec personne. 

Au fur et à mesure, ça m’a donné envie de commencer à m’y mettre mais je ne savais pas sur quoi me lancer. Je ne me sentais pas capable de le faire non plus, parce que ça me semblait tellement incroyable. Après tout, c’est assez spectaculaire le speedrun. Je pensais qu’il fallait un niveau de fou. C’est à peu près à ce moment-là que j’ai rencontré mon copain Antoine ou GrosHiken. Je l’ai vu avec son petit t-shirt Games Done Quick (le plus important marathon de speedrun américain) et je trouvais ça incroyable qu’il connaisse aussi. C’est lui qui m’a encouragé à tester sur un jeu que je connaissais bien alors j’ai jeté mon dévolu sur Little Big Adventure

Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur Little Big Adventure ? Pourquoi avoir choisi ce jeu-là en particulier ? 
J’avais des souvenirs assez vagues de ce jeu. Une histoire de balle rebondissante, des îles… Même s’il est quand même difficile, surtout pour des enfants, je me souviens m’être totalement éclatée dessus quand j’étais petite. C’est un jeu français qui est sorti en 1994 et qui s’est exporté dans pas mal de pays d’Europe et même en Amérique du Sud. J’ai rencontré un joueur russe par exemple qui me racontait que des versions piratées du jeu se passaient beaucoup dans son pays, et que du coup il y avait trois versions différentes de doublage. Au Brésil, le jeu a été très populaire parce qu’il avait été fourni en démo d’un magazine de jeux vidéo. Même si ce n’est pas un gros blockbuster, beaucoup de gens partout dans le monde ont gardé un très bon souvenir de Little Big Adventure

Alors oui, c’est vrai que je pourrais tout simplement juste jouer au jeu encore et encore plutôt que d’essayer de le terminer le plus vite possible, mais quand tu aimes un jeu, une des façons de le faire durer c’est d’y jouer en essayant d’aller le plus vite possible. C’est une autre expérience de jeu. Disons que ça lui apporte un petit vent de nouveau. Parce que le speedrun,  même si c’est un acte individuel, il faut que ce soit porté par une communauté. Il faut que ce soit porté par un ensemble de personnes qui t’aident à penser en dehors de la boite, à trouver des glitchs, trouver les meilleures routes et prendre du recul sur ce que tu peux faire pour t’améliorer. Ce noyau speedrun c’est ce qui a fait perdurer la communauté dans le temps. 

D’ailleurs, les développeurs sont souvent assez proches de la communauté du speedrun. On leur a montré ce qu’on faisait, on a fait des interviews avec eux. Depuis un an, il y a un petit studio français 2.21 qui a tous les développeurs originaux dans le board créatif et qui veut faire un remake des deux premiers avant, peut-être, de sortir le troisième volet. 

Ça n’a quand même pas l’air simple de faire une run d’un jeu, comment est-ce qu’on apprend ?
Au départ, je pensais qu’il suffisait juste de reproduire ce que je voyais sur les runs des autres alors que ce n’est pas si simple que ça. J’arrivais devant un mur et bizarrement je n’arrivais pas magiquement à passer au travers comme prévu. A partir de là, j’ai envoyé un message sur un forum – c’était il y a quatre ans donc les forums étaient déjà un peu morts – et quelqu’un m’a envoyé un long message pour m’expliquer toutes les techniques pour réussir un premier run. Il m’a conseillé de le faire en stream pour qu’il puisse m’expliquer toutes les astuces sur les différents points de passage. C’était terrible. J’étais en stress total. Je n’avais pas mis de micro ni de caméra. Je tremblais. Je me disais qu’on allait me trouver nulle. Finalement, je me suis rendue compte que la communauté était grave sympa et qu’il y avait beaucoup d’entraide. En dehors  de quelques communautés spécifiques comme, paraît-il, celle d’Untertale, la plupart des passionnés de speedrun sont très sympas et accueillants.

Après, une fois qu’on a compris comment faire une run, il n’y a pas forcément de meilleure pratique ou non. Chacun a sa propre façon de faire du speedrun. Moi j’ai mon petit jeu et je fais une sorte de speedrun nostalgie. Ce qui me fait le plus plaisir ce n’est pas la performance, le meilleur temps ou le classement. C’est le plaisir de voir des gens regarder mon stream et partager leurs souvenirs d’enfance avec moi. On passe un moment hyper chouette à parler du jeu et parfois de nouvelles personnes arrivent et je peux leur dire : « regarde il y a un glitch qui permet d’avoir autant de clés qu’on veut ».

Aujourd’hui, tu participes au marathon caritatif Speedons pour la seconde fois, comment est-ce qu’on franchit le cap de présenter sa run à tout le monde ? 
En fait, ça s’est fait presque naturellement. Mon objectif n’a jamais été de try hard toute seule dans ma chambre pendant des heures donc j’ai passé presque tout mon temps à streamer mes runs plutôt qu’à jouer dans mon coin. En même temps, j’ai facilement tendance à me burn out des jeux quand j’en abuse. Le fait de streamer me permet de faire des sessions de deux heures maximum. J’ai l’impression que si je joue trop,  je vais burn out et je n’ai pas envie de me lasser d’un jeu que j’adore en fait. Et puis j’ai aussi envie de faire d’autres choses. Finalement, même sans être compétitive, c’est assez facile d’avoir un bon temps sur Little Big Adventure. La plupart des runs sont assez vieilles donc tu arrives facilement en tête si tu es appliquée. Mais j’ai mis du temps avant de me dire que je pouvais potentiellement présenter ma run lors d’un événement ou un marathon. Inconsciemment je ne me sentais pas légitime, prête ou assez intéressante.

Finalement, c’est grâce aux encouragements de mon copain que j’ai proposé ma candidature pour la première fois à Speedons. C’était il y a deux ans. J’avais des réserves et je me suis un peu sabotée. Je n’avais pas passé beaucoup de temps à la préparer et je n’avais même pas fait de commentaire dessus. Viennent les résultats et… je suis prise. Je crois que mon premier réflexe a été de vouloir me désinscrire. Je me sentais complètement comme un imposteur. D’un côté j’étais contente mais de l’autre je me disais… mais qu’est-ce que je fous là avec tous ces gens super connus ? J’avais envie de déclarer forfait. Mais Hiken (son partenaire qui est spécialisé dans le speedrun du jeu Celeste) m’a encouragé pour qu’on le fasse ensemble. En même temps, je devais passer à 4h du matin, sans public puisque c’était pendant la pandémie donc ça m’a détendue.

Qu’en est-il de la place des femmes dans ce milieu ? 
Oui, je pense que c’est important d’en parler. Je ne me sens pas forcément très engagée ou pleine de revendications mais j’entends ces discours-là et je pense que la représentativité peut effectivement être importante. Parce qu’aujourd’hui, il faut bien dire les choses, on voit malheureusement assez peu de femmes dans le speedrun. Après, est-ce que c’est une question de pratique ou de visibilité, c’est difficile à dire. Pour en avoir discuté avec quelques speedrunneuses, je pense que c’est important pour certaines femmes d’avoir des modèles à suivre. Se dire que c’est possible. Personnellement, je sens que ça me touche moins parce que je ne me suis jamais vraiment posé la question de si j’avais le droit ou pas. Juste j’avais envie de le faire alors je l’ai fait. Je ne me suis jamais posé la question de si j’étais une femme ou si j’avais ma place en tant que femme.

Après j’étais toujours dans des milieux assez masculins, que ce soit à la maison, dans mon travail ou mes stages. J’ai toujours été habituée à être une femme dans des milieux de gars. Et puis surtout j’ai grandi dans un environnement où les jeux vidéo étaient présents. Moi, je n’ai jamais eu une seule pote du primaire au lycée qui jouait ou avec qui je pouvais partager cette passion. Comme si dans la façon dont on a fait les choses jusqu’à présent, c’était plus accepté, plus normal pour un homme de prendre du temps pour jouer alors que ça va plus intriguer ou questionner quand c’est une femme qui le fait. 

Sans compter qu’il y a un peu cette idée que si tu joues aux jeux vidéo, tu perds ton temps. On a toujours le sentiment que c’est toujours le loisir inférieur. Moi au collège, dire qu’on jouait aux jeux vidéo c’était un peu un truc de loosers. Tu voulais pas t’en venter. C’est rentré dans l’acceptation collective très récemment. Mais même si l’image du joueur commence à évoluer, j’ai mis beaucoup de temps à déculpabiliser et me dire que c’était un loisir comme un autre. C’est déjà suffisamment difficile de passer le regard des autres à ce niveau-là, alors passer encore un cap en faisant du speedrun, une pratique où les gens ont cette image de répétition, où il faut rejouer au même jeu pendant des heures, c’est encore plus difficile. Beaucoup de gens n’en comprennent pas l’intérêt d’ailleurs. C’est ok c’est leur vision des choses, il n’y a pas de soucis. Mais beaucoup de gens ne comprennent pas que c’est une pratique comme une autre. On ne va pas dire à un mec qui joue au tennis tous les jours, pourquoi il fait ça. C’est pareil.

Merci Élise.

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