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Bernard Szajner est de nouveau prêt à se battre avec la musique

Juin 1944. Une bonne partie de la France est toujours sous occupation allemande. Dans la ville de Grenoble, au pieds des Alpes françaises, un couple de résistants juifs se cache des nazis dans les tréfonds d’une cave. C’est dans l’obscurité que naîtra un enfant qui changera la face de la musique expérimentale française.

Son nom ? Bernard Szajner. Inventeur d’instruments et créateur d’une synth-pop étrange et conceptuelle, inspirée par la science-fiction. Souvent décrit comme le « Brian Eno français », Szajner a conçu des light-shows pour The Who, Magma et le compositeur Olivier Messiaen, avant de collaborer avec Howard Devoto de Magazine et Karel Beer, dans The (Hypothetical) Prophets.

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À la fin des années 80, et à la surprise générale, ce génie s’est retiré et a complètement tourné le dos à l’industrie musicale. Mais, récemment, encouragé par un fan insistant et par le succès de la légende techno Carl Craig, il recommence tout juste à enregistrer, et son album de 1979 sous le nom de Zed, Visions of Dune (inspiré par le classique de Frank Herbert) vient d’être réédité, agrémenté de deux morceaux jugés « trop futuristes » par son label à l’époque. Un homme qui s’est toujours efforcé d’être en avance sur son temps est sur le point de devenir une institution culturelle française.

Pour Szajner pourtant, tout ceci n’est qu’une pierre à l’édifice, un édifice qu’il a commencé à construire il y a des années de ça, dans la pénombre de sa cave alpine. « Je suis né dans cette cave et j’y suis resté plusieurs mois. Pour ne pas se faire repérer, la lumière était toujours éteinte. J’ai donc vécu les premiers mois de ma vie dans l’obscurité la plus totale », raconte-t-il. « Puis la a situation a commencé à s’améliorer et quelqu’un a fini par oser allumer une ampoule au plafond. Quand la lumière s’est allumée, il y a eu un son, un clic provenant du câble qui pendait du plafond. La première fois que j’ai vu de la lumière, un son synchronisé est venu avec. »

Quand ses parents lui ont raconté son histoire, Bernard était déjà un jeune homme. Mais le symbole l’a frappé. « Je soupçonne ce moment d’avoir été crucial, et je pense qu’il a orienté ma vie entière vers cette quête de synchronisation. J’ai toujours essayé d’unir le son, la musique, la vision, en un tout. »

Fasciné par la « sensation primitive » de la lumière, Bernard a commencé à créer des light-shows au début des années 70. Selon lui, les images qu’il avait créé pour les Who ne correspondaient pas vraiment à leur musique, idem pour les DJ’s modernes, avec leurs projections de piètre qualité sans rapport avec ce qu’ils jouent. Ce n’était pas le cas de Magma, le groupe de musique progressive français avec lequel Bernard a travaillé plus tard. Magma avait créé leur propre univers cohérent, orchestré par leur leader Christian Vander. Il avait inventé une planète, Kobaïa – avec son propre langage – qui servait de décor à un space-opera s’étalant sur 10 (oui, 10) albums conceptuels. Le concept venait d’ailleurs avec une attitude, le Zeuhl, qui régissait tout ce qu’ils faisaient.


Une des nombreuses créations robotiques de Bernard.

Pour Bernard, ce genre d’expérimentation hautement conceptuelle des années 70, imprégnée de LSD, était exactement ce dont il voulait faire partie. « Dès que j’ai commencé à créer des light-shows, j’ai travaillé avec Magma. Ils ne faisaient aucun compromis. Christian disait : ‘Chaque note que tu joues doit peser une tonne’. C’était très impressionnant pour moi, à une époque où tous les musiciens pop jouaient du clavier comme de la guitare, avec beaucoup trop de notes – son attitude était à l’opposé : ‘choisissons avec soin chaque note que nous jouons’. C’est une leçon que j’ai retenu tout le long de ma vie, même s’il faut préciser que je suis toujours incapable de choisir mes notes comme ils le faisaient eux. J’essaye, j’y arrive presque, mais je n’y suis pas encore ! »

Contrairement aux magiciens de Magma, Bernard n’était pas un musicien expert. « Je n’ai jamais appris à jouer du clavier, donc j’ai été forcé d’inventer des instruments avec lesquels j’étais en mesure de jouer », ajoute t-il. Pionnier dans la technologie laser et la robotique, sa création la plus connue est sans doute la harpe laser, que Bernard jouait en live et qui fut popularisée par Jean-Michel Jarre. (Lorsqu’on évoque ce dernier, il répond : « Il cherche à être le plus spectaculaire possible, mais ça ne m’intéresse pas. »)

Jour après jour, l’usage des synthétiseurs est devenu de plus en plus important pour lui, surtout pendant l’enregistrement de ses premiers albums. Un jour, un ami lui a offert quelques séquenceurs et synthétiseurs ; un électro-choc. « À partir de là, j’ai plus ou moins arrêté d’écouter de la musique parce que je voulais me concentrer uniquement sur ce que je composais. » Dans les années 80, il arrêta non seulement d’écouter de la musique, mais aussi d’en faire, parce qu’il avait l’impression de ne rien avoir à dire musicalement. Il offrit ses synthétiseurs à une école afin que ces énormes machines modulaires, très compliquées à bouger et sensibles à la chaleur’ puissent être utilisées par les générations futures.

Puis, il y a à peu près huit ans, un fan a commencé à lui écrire sans relâche. Bernard et lui se sont rencontrés pour boire un café. Le fan lui apporta un magazine où était interviewé Carl Craig. Bernard n’aurait jamais pensé être intéressé par la techno, mais ce fan lui parla de Détroit, cette ville industrielle avec un riche héritage musical, et Bernard se dit que finalement, « tout ça pouvait être intéressant. »

Dans le magazine en question, Carl Craig avait également signé un top 10 des meilleurs albums de tous les temps, qui comprenait un album de Bernard, Some Deaths Take Forever, inspiré par le couloir de la mort et dédié à Amnesty International. Le disque était numéro 1 de la liste. Pour Craig, Bernard a été une influence énorme. « Ça m’a poussé à m’y remettre », explique-t-il. « Il m’a prouvé que ce que j’avais fait n’avait pas été complètement inutile, que j’avais poussé d’autres personnes à composer de la musique. » En 2014, Bernard a enfin rencontré Craig – il avait d’abord écouté et apprécié son travail du DJ – et une collaboration se profile peut-être à l’horizon.

Aujourd’hui, Bernard compose à nouveau, sur ordinateur. « Les vieux de la vieille vont m’en vouloir de dire que je bosse sur ordinateur. Ils aiment les sons vintage qui ne m’intéressent absolument pas. Le fait que j’utilise des sons vintage ou pas n’est pas pertinent. Comme disait Picasso : ‘Quand je n’ai pas de bleu, je peins avec du rouge’. C’est exactement mon attitude. » Malgré l’utilisation des ordinateurs, il travaille toujours avec les instruments qu’il a fabriqués : « Je veux quelque chose de très physique, un truc avec lequel je dois me battre pour faire du son, que je dois tordre, tirer, pousser, déplacer. Il faut que ça soit tactile. »

Quand je lui demande quelles sont ses influences, Bernard me cite Tangerine Dream, Kraftwerk et Terry Riley, mais il ne ment pas lorsqu’il déclare écouter très peu de musique. Quand je lui parle de musique plus contemporaine, Bernard admet : « Il y a bien un artiste qui me vient à l’esprit, mais c’est parce qu’il passe énormément à la radio française » – il prend une minute pour se rappeler son nom – « Stromae, un Belge. Il a un talent incroyable, il va avoir un succès fou. »

Ce que Bernard apporte à la musique est une chose sur laquelle il a toujours travaillé : une vision globale qui harmonise le son et l’image, inextricablement liés pour créer une atmosphère totale. Visions Of Dune sonne peut-être comme un disque conçu pour des fans de Star Trek, mais c’est un album merveilleux, étrange et unique, et quand Bernard le joue en live, il offre au public cette même révélation qu’il a eu, il y a 70 ans, au fond d’une cave creusée dans les Alpes : une superbe synchronisation, pour le plaisir de tous.


Visions Of Dune est disponible ici.

Pour ses dates de tournée et toutes autres infos, le site de Bernard.

Oscar est sur Twitter – @OscarRickettNow