À quelques pas seulement de la rue Arménia et de ses klaxons incessants, une ruelle étroite préservée du trafic abrite la façade discrète de Noy, Noé en français. C’est le nom que Georges Sarkis a donné à son restaurant de Bourj Hammoud, quartier populaire en périphérie de Beyrouth.
La petite enseigne offre depuis 2013 un menu généreux, partagé entre plats traditionnels arméniens et libanais. Des influences qui renvoient au récit migratoire du gérant et co-propriétaire dont l’épopée commence donc en Arménie, comme celle du personnage biblique d’après lequel est nommé son restaurant.
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En ouvrant une bouteille de vin aux saveurs de sa patrie caucasienne, Georges raconte son histoire. Descendant d’une famille ayant fui les massacres et les persécutions dans l’Empire ottoman, Georges a d’abord grandi dans le quartier arménien de Nor Kouygh, à Alep.
Un an après le début de la révolution, le choix de quitter la Syrie pour Bourj Hammoud et la capitale libanaise s’impose comme une évidence. Sept ans plus tard, ce bastion de la communauté arménienne le lui rend bien : il faut maintenant réserver jusqu’à deux semaines à l’avance pour venir manger à sa table un soir de week-end.
Un succès qu’il doit aussi en partie à la rapidité d’intégration de la communauté arménienne au Liban. Arrivés au pays il y a plus d’un siècle avec diplômes et expertises, les Arméniens se sont vite fait connaître pour leur travail du cuir, de la joaillerie ou encore pour leur cuisine, comme l’explique la sociologue et chercheuse à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO), Suzanne Menhem.
Georges, emprunt de fierté, raconte d’ailleurs ne pas se sentir étranger au Liban. À le croire, « Si nous parlons du peuple arménien, nous ne faisons aucunes différences entre ceux établis au Liban, en Syrie ou ailleurs ». Les saveurs retrouvées au pays du cèdre aussi sont familières.
Le fatouche, salade de crudités, de grenade et de pita frit célébrée dans tous les foyers libanais, accompagne bien la tapenade de piments épicés et de noix à l’arménienne, connu dans tout le Moyen-Orient sous le nom de mouhammara. Même le basterma, charcuterie salée dont le rouge vif a tôt fait la renommée de la cuisine arménienne, est ici servi sur pain libanais et consommé avec une bière locale, la Almaza.
En cuisine aussi, les employés syriens alternent entre l’arabe, l’arménien, et les quelques mots d’anglais ou de français qui ponctuent le dialecte libanais. La carte est également adaptée à sa clientèle, aussi variée que le pays qui l’accueille : aucun plat ne contient de porc, par souci pour les musulmans, majoritaires au Liban. « Comme ça, tout le monde peut manger ».
Et c’est tout ce qui importe à Georges et ses complices, dont la carrière en restauration est un prétexte pour se retrouver autour d’une table remplie de sambousek et de vodka arménienne à partager en famille ou entre amis. Un moyen de ne pas perdre un héritage culinaire ayant déjà survécu à la dispersion et à la guerre, mais surtout une façon de s’intégrer au pays dans lequel ils continuent aujourd’hui d’écrire leur histoire.
Pour les frères Jema aussi, la cuisine est une histoire de famille. De la farine jusqu’aux coudes et les mains qui travaillent la pâte dans une mécanique réglée au quart de tour, Ibrahim confie avoir découvert l’art culinaire il y a 25 ans, peu de temps après avoir mis un pied hors de l’avion qui l’enleva à son Égypte natale. Quoi de mieux pour découvrir le Liban que de goûter son mets le plus populaire, qui accompagne chaque matin nombre de palets gourmands et d’estomacs vides : le manouche.
Sorte de pizza libanaise, la pâte plus ou moins épaisse du manouche est cuite au four ou au saj, une plaque bombée dédiée à la cuisson du pain. Entre le traditionnel lahme (viande) ou le manouche au fromage, l’incontestable favori demeure celui au zaatar, un mélange de thym, de sumac et de graines de sésame qui se trouve dans toutes les cuisines et tous les restos.
Lorsqu’on lui demande pourquoi il a adopté le met sacro-saint de la cuisine libanaise plutôt qu’une spécialité égyptienne, Ibrahim est catégorique : « Ici, les gens ne veulent manger que leur cuisine. » Avec ses deux frères, il assume la gestion de deux boulangeries en bordure de Bourj Hammoud, faisant en rotation des séjours de cinq mois dans leur ville natale, où ils ont chacun bâti une famille.
Pour fuir les difficultés économiques de son pays, où le revenu minimum est de 60 euros par mois, Hameda a remisé son diplôme d’électricien pour se tourner vers la restauration. Loin du faste, son salaire mensuel de 800 dollars américain lui permet tout de même de faire vivre sa famille au moins quatre mois en Égypte. Mais au Liban non plus, il n’a plus espoir d’améliorer sa condition.
Comme l’explique Suzanne Menhem, la législation libanaise contraint les travailleurs étrangers aux postes d’employés ou de gestionnaires, rendant difficile pour eux de lancer une entreprise ou d’ouvrir un restaurant : « C’est le Libanais qui gère et qui tient la boutique, mais en fait c’est l’étranger qui s’occupe de tout. »
Donnant l’exemple de Syriens payés la somme dérisoire de 10 $ par jour pour dix ou douze heures de travail derrière les fours, la sociologue insiste sur le fait que « celui qui gagne, c’est plutôt l’employeur libanais ».
En attendant, Hameda, Ibrahim et leur frère Mustafa continuent à faire de longues heures pour nourrir les habitants du quartier, ajoutant au classique libanais leur petite touche égyptienne : un accent chantant et le sourire fendu jusqu’aux oreilles.
Une joie de vivre qui se fond aux couleurs de Bourj Hammoud, où les artères pleines de boutiques et de chauffeurs impatients se greffent à des kilomètres de rues étroites et tortueuses. Ici, les trottoirs qui font office de terrasses de cafés sont surplombés d’une mer de fils électriques entrelacés de manière chaotique, miroir du mélange culturel qui fait désormais l’identité de l’ancien bidonville arménien.
Selon Georges Zaarour, boulanger depuis son retour d’exil en 1994, quatre ans après la fin de la guerre du Liban, le quartier a beaucoup changé. De parents syriens, le cinquantenaire aux mains aussi larges qu’abîmées a vu l’arrivée progressive des nouveaux visages de l’immigration au Liban.
Encouragée par le besoin de main-d’œuvre pour reconstruire Beyrouth ou par la demande croissante de domestiques, l’arrivée des travailleurs afro-asiatiques incarne un « phénomène migratoire qui a changé, qui a été transféré d’une migration régionale à une migration internationale », souligne Menhem.
Entre deux allers-retours au four, Georges Zaarour s’étend sur un racisme toujours bien présent, pain quotidien de plus de 2 millions d’étrangers au Liban sur une population de 6,6 millions, selon les estimations de l’ONU. « Les gens ici disent que les Syriens prennent la place des Libanais », soupire-t-il sourcils froncés.
Même si le dernier recensement officiel date de 1932, la présence étrangère est palpable. Au rond-point de Daoura, lieu de passage des bus en partance vers le nord, un café éthiopien fait face à une épicerie indienne.
Le dimanche, jour de congé des travailleuses domestiques, des Philippines ratissent les rues à la recherche de baklavas et autres sucreries noyées dans le sirop. Les terrasses des restos de kebabs, et de falafels sont pleines des bruits, des rires et des assiettes en voie de se vider. Au parfum de vacances se mêle celui, enivrant, des saveurs nouvelles du Liban.
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