En août 2011, alors que l’armée syrienne réprimait violemment une rébellion armée, qui était à l’origine un mouvement pacifique dirigé contre le gouvernement de Bachar Al-Assad, le Lieutenant Adnan Halit a décidé qu’il en avait assez vu.
Il a alors fait le choix de déserter et de rejoindre la Turquie, où il a transmis son expertise en défense antiaérienne aux rebelles syriens. Il est ensuite retourné en Syrie, où il a passé huit mois à combattre l’armée syrienne.
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La carrière militaire d’Halit a pris fin quand un obus a explosé à côté de lui, endommageant sérieusement sa jambe. Il est alors revenu en Turquie pour récupérer, et il a décidé qu’il était temps d’utiliser autre chose que ses talents militaires pour aider ses compatriotes syriens.
« J’ai un diplôme d’enseignant, mais j’étais boulanger, » se souvient-il. « Donc j’ai postulé à un concours d’enseignant dont on m’avait parlé. »
Il a réussi le concours. Désormais, il enseigne et dirige l’école syrienne Nour dans le quartier de Fatih à Istanbul.
Halit explique que 90 pour cent de ses élèves vivent dans le quartier, qui a rapidement adopté le surnom de « Little Syria », comme bon nombre de quartiers disséminés sur le territoire turc. En Turquie on compterait aujourd’hui plus de 2,5 millions de réfugiés syriens, d’après les Nations unies. Une bonne partie des 350 000 Syriens d’Istanbul habitent, travaillent, mangent, étudient, font leurs courses et rencontrent leurs amis à dans le quartier de Fatih.
Dans ce quartier conservateur de la classe moyenne turque — un peu miteux sous certains aspects — et situé au coeur de la vieille ville d’Istanbul, l’arabe est la langue de choix pour les conversations et sur les devantures de magasins. Des publicités en arabe pour des appartements meublés s’adressent aux réfugiés syriens qui cherchent à s’installer, alors que des gilets de sauvetage orange fluo sont accrochés devant les magasins pour ceux qui sont suffisamment courageux — ou désespérés — pour essayer de rejoindre l’Europe.
Des restaurants syriens d’Alep et d’Hama ont ouvert des franchises ici, ou alors ils ont totalement déménagé. Les pharmacies du quartier ont recruté des traducteurs arabes pour faire le lien entre le pharmacien truc et les clients syriens — un service que les pharmacies n’hésitent pas à afficher sur leurs vitrines.
Les arrivées successives et massives de Syriens dans le quartier ont même obligé à renommer le marché de Malte — situé près de la mosquée Fatih, qui a donné son nom au quartier — en « marché syrien ».
L’école Nour est l’une des 13 écoles syriennes du quartier. Elle offre une éducation en mathématiques, sciences, anglais et turc à 325 élèves âgés entre 5 et 18 ans. Les cours sont organisés en deux services : un le matin et un le soir.
« Certains enfants sont un peu en retard — ils ont manqué un an ou deux de cours à cause du conflit, » explique Halit.
S’ils sont un peu à la traîne, ces élèves font partie des chanceux. Un rapport de l’ONU indique que près de 400 000 enfants syriens n’ont pas accès à l’école en Turquie.
L’école Nour est subventionnée par une association : la Syrian Nour Association, qui fait fonctionner d’autres établissements en Turquie, et fournit des soins entre autres services aux Syriens, en dehors et à l’intérieur de la Syrie.
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C’est un mercredi de janvier frais et humide. Une dizaine de Syriens sont assis dans la salle d’attente d’une des cliniques de l’association, installée à Fatih.
La porte à côté, le docteur Mehti Davut, le patron de l’association, explique que la clinique est l’une des deux que la Syrian Nour Association fait tourner dans le pays. Il y a 20 docteurs syriens qui traitent 100 patients syriens chaque jour. Si la Turquie fournit des soins de santé gratuits aux Syriens, peu de Turcs parlent arabe, et peu de Syriens parlent turc.
« Le plus gros problème, c’est la langue, » explique-t-il. « Les soins médicaux sont importants, vous ne voulez pas mal interpréter ce que le patient vous dit. »
À l’extérieur, un membre du staff de la clinique patiente pour accompagner les patients à la pharmacie la plus proche avec des ordonnances rédigées en arabe.
La pharmacie Yani Akdiniz est située à quelques mètres de la clinique. La pharmacienne syrienne de garde ce mercredi a demandé à être uniquement identifiée par son prénom, Asala, pour des raisons de sécurité.
« Un client sur cent est turc, » dit la jeune femme de 30 ans. « Beaucoup de Syriens viennent ici. »
Elle se rappelle comment elle a rejoint la Turquie il y a désormais deux ans, après que la guerre civile a envahi sa maison, près du plateau du Golan. Selon elle, les Syriens s’installent à Fatih parce que cela leur rappelle un peu la maison.
« Les Syriens aiment beaucoup cet endroit, parce que c’est conservateur, » dit-elle. « C’est proche de notre culture. La plupart des gens sont des musulmans sunnites pratiquants. Les femmes couvrent leurs cheveux et portent l’abaya — une longue surrobe couvrante. »
« Dans d’autres quartiers de Turquie, les femmes sont presque nues », ajoute Asala.
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Si cette « Petite Syrie » permet de vivre dans un semblant de communauté qui rappelle la maison, où tout le monde ou presque parle la même langue, mange les mêmes plats et partage une même culture, la vie y est tout de même difficile.
Nombre de Syriens estiment que les Turcs tirent profit des réfugiés qui sont prêts à tout pour avoir un travail — quasiment aucun d’entre eux n’a de permis de travail et ils n’ont pas les moyens d’aller aux prud’hommes si un employeur les paye moins que le salaire minimum. De fait, la plupart des Syriens travaillent au noir et sont sous-payés.
« Quand les Turcs embauchent des Syriens, ils les payent moitié moins, puis ils les virent pour engager de nouveaux Syriens qu’ils peuvent payer encore moins, » explique Maha Milahassan, 23 ans, qui assiste à une leçon sur le droit du travail en Turquie organisé par une organisation humanitaire, Small Projects Istanbul, qui oeuvre pour la communauté syrienne de Fatih.
La belle-soeur de Milahassan, Huda Bilawy, 21 ans, nous confie que son mari a été viré après avoir travaillé pendant trois ans dans un garage turc, parce que le propriétaire voulait engager un autre Syrien, qui voulait bien travailler pour un salaire moindre.
Le salaire moyen pour un travailleur syrien est de 800 livres turques par mois, soit 245 euros — bien moins que le salaire minimum officiel turc qui est de 1 600 livres (490 euros).
« Je veux des salaires plus élevés, parce que l’argent qu’il gagne ne suffit pas à subvenir aux besoins de la famille, » explique Bilawy. « Nous avons trois enfants, et de nombreux enfants syriens souffrent de malnutrition. Il n’y a pas assez d’argent et de nourriture. »
Les familles Bilawy et Milahassan partagent un appartement puisqu’elles ne peuvent pas se payer un studio chacune, ce qui coute généralement 1 100 livres par mois.
Un autre Syrien, Azad Nabel, se retrouve dans une situation semblable. Il travaille comme manager dans le restaurant Saloura sur l’avenue Millet dans Fatih. Il vient d’Hama, mais a travaillé dans une autre branche du restaurant à Alep pendant 15 ans, avant qu’il ne ferme à cause de la guerre. Il nous confie que ce n’est pas simple d’économiser de l’argent à Istanbul.
« Je fais des horaires de fou, » remarque-t-il. « C’était pareil en Syrie, mais on construisait des choses. On avait une maison, une communauté, et maintenant, il faut tout recommencer à zéro, et tous nos efforts sont réduits à néant. Tout ce qui compte maintenant c’est de gagner de l’argent pour payer le loyer et envoyer nos enfants à l’école, parce que l’éducation est ce qui importe le plus. »
Nabel, qui a quitté Alep après avoir été blessé lors d’un tir de barrage en 2013, connaît beaucoup de Syriens qui ont réalisé le périlleux voyage vers l’Europe à la recherche d’une vie meilleure. Il ne prévoit pas de les suivre parce qu’il a pour projet de retourner un jour en Syrie. Il ne pense pas que la Turquie remplacera un jour sa terre patrie.
« Ça nous fait rire quand on appelle ce quartier Little Syria, parce que ce n’est pas notre pays, » dit-il. « On n’est pas chez nous ici. »
En plus de Saloura, d’autres restaurants syriens se sont installés le long d’une artère centrale, Aksaray. Dans le marché de Malte, les colporteurs syriens et les commerçants répandent leurs biens le long de rues pavées qui ressemblent aux marchés de Damas et d’Alep — mais en bien plus petits.
Samir Alkadri, un éditeur syrien de 42 ans, a ouvert la seule librairie arabe d’Istanbul, qu’il a appelé Pages, à Ayvansaray dans le quartier de Fatih, parce que cela lui rappelait Damas.
« Parfois, j’oublie où je suis, » glisse Alkadri.
Alkadri a pour clients toute la diaspora bohème syrienne réfugiée en Turquie. Il accueille régulièrement des événements culturels gratuits pour la communauté syrienne dans son magasin de 3 étages — notamment des séances de cinéma, des sessions micro-ouverts, des soirées musicales, ou encore des ateliers créatifs pour les enfants et les adultes. Le besoin d’un centre communautaire comme celui-ci se faisait ressentir pas seulement pour offrir une échappatoire culturelle aux Syriens, mais aussi pour créer un pont entre Turcs et Syriens.
« Nous devons expliquer au monde qui sont les Syriens, parce que dans les journaux les gens voient deux peuples syriens : ceux qui ont faim et les membres de l’EI [groupe État islamique], » fait-il remarquer. La librairie « donne une autre image du peuple syrien ».
Alkadri a deux membres de sa famille en Europe : une soeur en Allemagne et un frère en Hollande. Il pourrait facilement emmener sa famille vivre une nouvelle vie dans l’Union européenne s’il le souhaitait — mais il n’en a pas envie.
« Je ne veux pas vivre en Europe. C’est trop organisé, et je ne suis pas une personne organisée. Tout ferme à 18 ou 19 heures, et si tu veux rendre visite à un ami, il faut prendre rendez-vous une semaine à l’avance, » explique-t-il. « Il y a plus de vie à Istanbul. La ville ne dort jamais, j’aime ce genre de ville. »
Il n’a pas non plus pour objectif de rester ici bien longtemps.
« Je veux retourner en Syrie, » affirme-t-il. « Je ne veux pas rester ici. »
Suivez Benjamin R. Gilbert sur Twitter : @benrgilbert