Je savais qu’un jour, je deviendrais dépendant. Et pourtant j’ai plongé quand même. Jusqu’au fond.
Aujourd’hui, désintoxiqué et sous méthadone depuis tout juste un an, je raconte mon expérience de toxico dans un livre de photos, Heroin Days. C’est l’histoire de trois années dans l’enfer de la dope, mon autobiographie en images.
Videos by VICE
Ma première ligne d’héroïne
Quand j’ai sniffé ma première ligne d’héroïne, j’étais à Amsterdam et j’avais 18 ans. J’habitais en France, et je n’avais jamais consommé d’autres drogues à part quelques joints.
Pour des raisons qui me sont un peu obscures aujourd’hui, j’étais fasciné par l’héro. Je n’allais pas très bien à ce moment-là. L’univers qui entourait la dope me séduisait. La musique, la poésie, le cinéma. Je voulais découvrir cette drogue qui ressemble à un rêve, qui permet de s’évader et de mettre tous ses problèmes sur pause. Et à Amsterdam, il y a un dealer tous les dix mètres.
Décrire l’héroïne, c’est comme expliquer ce que c’est qu’un orgasme à quelqu’un qui n’en a jamais eu. C’est impossible. Je n’avais jamais rien expérimenté de tel. La première fois que j’en ai fait, j’étais allongé, incapable de bouger, complètement euphorique. Mon corps était en éruption. L’héroïne est venue guérir l’adolescent fragile que j’étais. Guérir ma tête. Guérir mon corps.
J’étais jeune mais conscient du danger. Je savais déjà, dans un coin de ma tête, que si j’allais trop loin, j’allais devenir dépendant. Mais j’avais besoin de m’anesthésier.
Après ce voyage, je suis revenu chez moi, à Marseille.
En France, je n’avais pas accès à l’héroïne. Je me suis alors mis à la recherche de sa version légale : les opioïdes d’ordonnance. Je faisais du doctor shopping. J’allais simplement voir un médecin après l’autre, prétextant un mal de dos. Avec le temps, j’ai tout goûté : morphine, oxycodone, codéine, tramadol, dilaudid, fentanyl… Puis, un jour, je n’en ai pas pris et suis tombé malade. J’ai réalisé que ma consommation n’était plus un choix, mais une obligation. J’en avais besoin pour être normal.
En 2012, j’ai immigré au Québec . J’avais fait quelques sevrages, mais mon problème persistait. En arrivant, j’ai continué à aller voir des médecins pour avoir ma dose de médicaments. Mais avec la crise du fentanyl qui frappait le pays, les médecins étaient soudainement très réticents à prescrire les opioïdes dont j’avais besoin pour fonctionner.
Je suis donc allé voir les médecins qui m’avaient prescrit ces médicaments pour leur avouer ma dépendance et leur demander de l’aide. Les plus sympathiques m’ont simplement dit qu’ils ne prescrivent pas de narcotiques aux personnes dépendantes, les pires m’ont crissé dehors. Ceux-là mêmes qui m’ont donné une substance pendant des mois, au point de me rendre accro, n’étaient même pas capables de me diriger vers un spécialiste. J’ai tout essayé. Les centres de désintoxication ne pouvaient pas m’aider non plus, car je prenais des drogues prescrites au lieu des drogues de rue. Entre temps, je n’arrivais plus à convaincre les médecins de me prescrire quoi que ce soit, ni en leur mentant à propos de douleurs imaginées, ni en leur avouant que j’étais dépendant aux opioïdes. C’est impossible d’arrêter du jour au lendemain. Tu tombes en sevrage. Tu ne peux plus travailler, t’es malade, t’as mal partout, tu vomis.
À court de solutions, je me suis tourné vers la rue. En 2015, un dealer m’a proposé de l’héroïne. C’est à ce moment que tout a basculé.
Quand l’héroïne a cessé de me rendre heureux
Près de 10 ans s’étaient écoulés depuis ma première ligne à Amsterdam, et pourtant tout m’est revenu comme si c’était la veille. J’étais foudroyé… L’héroïne me donnait tout ce que je recherchais. La confiance en moi, l’énergie, le bonheur et l’absence de souffrance, physique ou psychologique… Ma vie était devenue un rêve éveillé. La lune de miel a duré quelques mois.
Je sniffais et je fumais. Je ne me suis jamais piqué. J’ai eu la présence d’esprit de ne pas aller jusque-là, même si je sais que j’ai raté quelque chose. Je regrette de ne pas avoir connu l’extase de l’injection.
C’est stupide, mais l’héro, c’est tellement bon. Ça a un goût de caramel. C’est une vague de chaleur, comme une couverture.
Plus j’en faisais, plus je devenais résistant. C’est le problème avec les opioïdes : il faut rapidement augmenter les doses pour avoir le même effet. Pis là, arrive le moment où ça ne fait plus rien.
Ma vie était devenue vide. Je m’ennuyais. La drogue était le centre de ma vie. Je travaillais dans une épicerie et je me gelais. Dès que j’avais ma paye, je la flambais dans la drogue. Au plus haut, ça me coûtait 200 $ par jour, alors que je gagnais 400 $ par semaine. Je me débrouillais en vendant des trucs ou en empruntant à ma famille, mon chum et mes amis.
J’étais dans une spirale de répétitions : acheter, consommer, acheter, consommer… Je n’avais plus de vie. Mes journées se résumaient à trouver assez d’argent pour avoir la dose nécessaire. J’étais malade tout le temps. J’étais comme un mort-vivant. Mort à l’intérieur. Plus de désirs, plus d’espoirs. Rien. À ce rythme-là, je ne pouvais pas continuer longtemps. Et je n’étais pas prêt à tout perdre : mon chum, mes amis, ma famille, mes passions.
Je me sentais comme une merde, un esclave. À force d’être dans l’échec, de décevoir les personnes que j’aime, de faire des choses connes pour me procurer du cash, j’ai fini par me voir comme un raté.
Comment je me suis tourné vers la photo pour combler le vide
La photo, c’est tout ce qui me restait. Normalement, je rencontre beaucoup de monde. Mais là, je ne voyais plus personne. J’ai donc décidé de shooter mon quotidien. Quitte à ne rien faire, je me suis dit que j’allais le prendre en photo.
J’ai voulu faire ressortir la solitude de la consommation. La vie devient sombre quand ton seul but c’est d’être gelé. Tu t’isoles, sans le vouloir.
C’est devenu l’unique chose que je me donnais comme objectif. J’essayais de tirer le maximum de ce que je faisais. C’est devenu un projet quand je suis sorti de la dynamique besoin et manque. À travers ce livre, je voulais montrer la réalité de la dépendance. Ma réalité de dépendant, surtout. Sortir des clichés.
J’ai entamé une première vraie cure pour me désintoxiquer. Ç’a été difficile, car le système est lent. Il y a des listes d’attente, des quotas. Quand tu es malade et que tu n’as plus d’argent, tu es dans une situation qui ne peut pas attendre.
Je prends de la méthadone depuis un an maintenant. Avec ça, je ne ressens pas les effets du manque, mais je ne suis pas gelé. Ça m’a aidé à retrouver une vie stable, à ne plus être dans l’urgence de la consommation et du manque. Mais le traitement à la méthadone, c’est un processus qui est très lent. Je vais être là-dessus des années. Je ne suis plus esclave de mon dealer, mais de mon pharmacien. Je le vois chaque jour. Le système m’a pris en charge, et tout ça, c’est très infantilisant.
Le plus difficile dans la sobriété, ce n’est pas de ne plus prendre de drogue à mes yeux. Bien sûr, c’est extrêmement difficile d’arrêter. C’est douloureux, angoissant, tu grossis, tu transpires comme jamais, et tu te sens comme une merde. Mais tout ça n’est que temporaire. Le véritable défi dans la sobriété, c’est tout ce qui vient après. Toutes ces choses que tu ne sais plus faire sobre – travailler, voir tes amis, baiser, vivre tout simplement. Toutes ces choses qui n’ont plus de sens sans drogue. Ce quotidien auquel tu dois faire face. Duquel aujourd’hui tu ne peux plus t’échapper. Et mon Dieu que la vie est plate.
Depuis, j’essaie de recoller les morceaux de mon couple. Mais c’est difficile de récupérer quelqu’un qui a perdu la confiance qu’il avait en toi. Ça use d’être en couple avec un héroïnomane. Il a fini par douter que ça puisse marcher un jour.
J’ai aussi fait tomber beaucoup d’amis avec moi dans la drogue. J’en ai perdu d’autres parce qu’ils ne voulaient pas tomber avec moi. J’ai fait beaucoup de mal autour de moi. Mais je ne regrette pas vraiment ce qu’on a vécu au début. C’était vraiment le fun. Mais c’est rapidement devenu de la merde.
Si mon témoignage devait servir à quelque chose, j’aimerais que ce soit que le système de santé puisse aider les personnes dépendantes dans de meilleures conditions. Ce n’est pas suffisant de prescrire moins de narcotiques. Nous récoltons aujourd’hui les effets d’une crise passée sous silence depuis les années 90. Les médecins devraient avoir la responsabilité de se former pour répondre à ces problèmes, pour accueillir des personnes qui souffrent lorsqu’elles viennent chercher de l’aide. Parce que refuser de l’aide à une personne toxicomane au moment où elle vient en chercher, c’est la renvoyer dans la rue. Et potentiellement vers la mort.
Yannick Fornacciari est un photographe montréalais. Consultez son site web ici. Son livre, Heroin Days, sera disponible en janvier 2019.