« Ce dossier n'est pas celui de l'amour, c'est celui de la violence »
Image tirée du film "Ida" de Paweł Pawlikowski, 2013 

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Épris de Justice

« Ce dossier n'est pas celui de l'amour, c'est celui de la violence »

Le 12 février 2014, Céline a sauté du troisième étage, après que son copain Kenny l'a menacée avec une arme.

Nos partenaires d'Épris de Justice, remarquable site de chroniques judiciaires, publient deux articles par mois dans les colonnes de VICE France. Voici le seizième, publié initialement sur le site d'Épris de Justice.


Le 12 février 2014, Céline a sauté du troisième étage.

Le président, ses deux assesseurs et les six jurés forment un demi-cercle autour de son frère. Ils écoutent son témoignage : « Ma sœur pensait que si elle sautait par la fenêtre, il allait laisser partir tout le monde. Elle a fait ça pour nous sauver. »

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Il fait très froid dans la plus grande salle du palais de justice de Paris. Les radiateurs ne fonctionnent pas, la cour est blottie dans une moitié de la pièce, manteaux sur les épaules et écharpes autour du cou.

Seul dans le box des accusés, Kenny, 23 ans, un métis au corps sculpté par ses deux ans, huit mois et trois jours de détention provisoire. Quand il lève les yeux, c'est pour observer, un peu hébété, la scène qui se joue devant lui. Mais la plupart du temps, il plonge sa tête dans ses bras et disparaît sous la vitre.

« Ligote-la, sinon je t'égorge » – Kenny

Le 12 février 2014, Kenny est venu chez Céline, sa petite amie, la mère de sa fille. Il n'acceptait pas qu'elle le quitte. Il voulait « régler le problème ». Alors, il l'a séquestrée dans sa chambre. Il a mis un couteau sous la gorge d'Antony, le frère de Céline, et puis il a dit : « Ligote-la, sinon je t'égorge. »

« Peut-être que tout est de ma faute, mais je ne voulais tuer personne. » Kenny prépare longuement chacune de ses phrases. Trop longuement. Une minute, deux minutes, trois minutes. Le président s'agace de cette attitude lymphatique, il le presse de s'expliquer : « C'est important que vous fassiez l'effort de vous livrer si vous voulez qu'on vous entende. »

Le frère est à genoux dans la chambre, sa sœur est ligotée. Les rideaux ont été tirés. Ils sont terrorisés.

« Qu'est-ce que vous vouliez faire en l'attachant comme ça ?, demande l'avocat général.
– Je voulais juste lui parler, c'est tout.
– En la ligotant ?
– Oui… Céline… c'est une fille… qui s'agite beaucoup. »

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Effectivement, Céline prouvera quelques minutes plus tard qu'elle « s'agite beaucoup » en sautant du troisième étage après s'être libérée de ses liens. Une chute de 11 mètres qui s'achève dans un fracas sordide.

Quand les pompiers interviennent, elle est inconsciente, sur le sol froid de la petite cour intérieure. Elle survivra à ses multiples fractures. Pour l'avocat général : « Ce n'est pas de la chance, c'est un miracle. »

Narcissique, théâtral, irresponsable

Aujourd'hui, Céline est sur le banc des parties civiles, entourée de son frère et de sa mère. Les séquelles qu'elle garde de son accident sont invisibles : des plaques dans la mâchoire, une broche dans le poignet. Elle a 20 ans.

Elle avait 15 ans quand elle a rencontré Kenny. L'amour fou entre les deux adolescents se noue le 30 octobre 2011, à l'occasion d'une fête organisée pour Halloween. Elle a mis des lentilles vertes qui cachent ses yeux marron et du fond de teint pour que sa peau soit un peu plus bronzée. Comme beaucoup d'ados, elle rêve d'indépendance.

Kenny la remarque, c'est le coup de foudre : « Les yeux verts, avec la peau bronzée, ce sont exactement mes critères. » Quelques semaines plus tard, alors que Céline tombe malade et qu'elle ne se maquille plus, il découvre la supercherie : « Peu importe, j'étais déjà perdu. »

Au bout de quelques semaines, d'un commun accord, ils décident d'avoir un enfant. Céline tombe enceinte. Elle fait une première fausse couche, mais ils ne se découragent pas. Zohra naît au mois de novembre 2012, à peine un an après leur rencontre. Céline a tout juste 16 ans.

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Dès les premiers temps, la relation se teinte de violence. Pour avoir leur premier rapport sexuel, Kenny lui met des coups de ceinture. « Pour rire », dit-il, ce qu'elle ne conteste pas. Pour le procureur, c'est un viol : « Je ne l'ai pas vécu comme ça », indique Céline.

Elle se présente à la barre pour parler de cette relation : « Les violences ont commencé avant que je tombe enceinte. Elles ont continué pendant, et sont devenues pires après. » Est-ce qu'elle l'aimait ? C'est certain, elle était folle de lui : « J'avais l'impression que sans lui, je n'étais rien. »

L'amour était réciproque, Kenny l'affirme : « J'étais complètement aveuglé. C'était la femme de ma vie. Je ne l'aimais pas : je l'adorais. Pour moi, c'est comme si Dieu n'existait pas, qu'il n'existait que Céline. » Et la violence ? Réciproque aussi ? Oui, pour Kenny : « Je reconnais que j'ai parfois été violent, mais ce n'est pas moi qui donnais les premiers coups. »

La relation passionnelle, qualifiée par plusieurs témoins de « je t'aime, moi non plus », alterne entre violences et amour fou, menaces et réconciliations. Les amies de Céline constatent ses hématomes, la poussent à porter plainte, mais elle refuse, par peur, ou parce qu'elle est sous l'emprise du jeune homme.

À Noël, en 2013, première très grosse alerte. Après une dispute parce qu'elle veut le quitter, Kenny serre un cordon d'ordinateur autour du cou de Céline. La scène dure plusieurs minutes, elle suffoque, pense qu'elle est en train de mourir. Puis il s'arrête, brutalement. Elle le regarde : il est en train de sourire. Il se précipite dans la salle de bains et menace de se suicider.

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Ce « sourire inquiétant » de Kenny réapparaîtra à plusieurs occasions dans le dossier, dans les moments les plus sombres. Au cours de l'audience, pendant l'un de ses témoignages, il est pris d'un fou rire dont il s'excusera quelques heures plus tard.

« C'est une personnalité très égocentrique, narcissique. Il s'exprime sur un mode excessif, théâtral. Il fait preuve d'immaturité, est irresponsable, reporte constamment la faute sur les autres. » Le psychologue qui examine Kenny en prison dresse un portrait terrible du jeune homme.

« Quand on fait un enfant, ça donne plus de maturité » – une amie de Céline

Kenny est né en 1993, à Saint-Denis. C'est le premier enfant d'une famille qui en comptera quatre. Bien que son père ne le reconnaisse pas légalement, et qu'il porte le nom de sa mère, il est éduqué par ce couple un peu particulier, qui passe son temps à se séparer et à se remettre ensemble.

Quand il a six ans, il est envoyé en Martinique pour vivre chez sa grand-mère. Il revient un an plus tard, et les problèmes avec la police commencent. Il redouble fréquemment, rate son brevet, rate son CAP magasinier, rate son bac pro comptabilité. Entre 13 et 17 ans, il est signalé plusieurs fois pour des actes de délinquance sans gravité.

À 17 ans, peu avant sa rencontre avec Céline, il décide qu'il faut devenir sérieux, avec en tête une image stéréotypée du bonheur : un travail, une femme, des enfants. Il fait part de ses projets à Céline. Elle est sur la même longueur d'onde, plusieurs de ses copines ont déjà des enfants : « Quand on fait un enfant, ça donne plus de maturité », indique l'une d'elles à la barre. « Je ne vois pas par quelle opération du Saint-Esprit ? », lui rétorque le président.

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La naissance de Zohra, pour Kenny, c'est « le plus beau jour de [sa] vie », il coupe le cordon ombilical. Les témoins de la relation mettent en doute l'attachement de Kenny pour sa fille. Pour eux, Zohra sert surtout de prétexte pour avoir une emprise sur Céline.

Une psychologue décortique les mécanismes d'une relation d'emprise devant la cour. Kenny « place Céline sur un piédestal », il l'emplit d'amour-propre, comble son gouffre affectif. Il souffle le chaud et le froid, puis retire cette affection par la violence ou les humiliations, ce qui a pour effet de la vider de son estime de soi et de la rendre manipulable.

C'est une relation réciproque : « On oublie souvent que la personne qui domine est généralement la première à être dépendante de l'autre. Ce n'est pas machiavélique, c'est pathologique. Elle se sert de l'autre pour se remplir elle-même. »

Dans ce type de relation, l'issue est prévisible : « Quand la victime met un terme à la relation, c'est insupportable pour son bourreau. »

« Il n'avait pas l'air énervé, son visage était neutre : il n'exprimait rien » – Antony

Le 11 février, Céline est décidée, elle veut le quitter. Elle prévient Kenny par texto. Il lui répond : « On verra demain. »

Le 12 février, elle le laisse entrer dans le petit trois-pièces qu'elle partage avec sa mère, son frère et Zohra.

Kenny : « J'étais venu dans l'objectif de parler à Céline. Je voulais la dissuader de me quitter. »

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Le président : « Vous vouliez qu'elle revienne avec vous ? »

Kenny : « Oui. »

Le président : « Vous m'accorderez que c'est tout de même une drôle de méthode. »

Les deux adolescents discutent, se disputent, traversent l'appartement, vont dans la cuisine, en viennent aux mains. Antony, le frère de Céline, dort dans le salon depuis quelques semaines. Il a l'habitude des « chahuts » de sa sœur et de Kenny. Mais cette fois-ci, il sent que c'est sérieux. Il prend la petite Zohra, 14 mois, dans ses bras pour la protéger, et appelle sa mère.

La mère de Céline et d'Antony travaille à moins d'une vingtaine de minutes, comme assistante maternelle. Elle a interdit l'accès de l'appartement à Kenny. Elle décide de revenir le plus rapidement possible, pressentant le drame à venir.

Dans l'appartement, les choses se gâtent. Kenny surgit dans le salon, un couteau à la main. Il tient Céline par les cheveux et menace Antony. Il fait entrer toute la famille dans la chambre : le frère, la sœur et le bébé. Il force tout le monde à s'agenouiller, tire les rideaux, fouille les meubles et trouve une cordelette.

Sous la menace d'un égorgement, Antony est obligé de ligoter sa sœur. Pendant ce temps, Kenny fait tourner son couteau devant le visage de Zohra. Il regarde Céline : « Tout ça, c'est de ta faute. Dis adieu à ta fille. » Il égrène un compte à rebours. Antony se souvient de son visage : « Ce qui m'a choqué, c'est son calme. Il avait l'air malade, prêt à tuer tout le monde. Il n'avait pas l'air énervé, son visage était neutre : il n'exprimait rien. »

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Dans la chambre, les minutes passent. Kenny semble hébété, il répète sans cesse : « Tout ça, c'est de ta faute. »

Quand la mère de Céline arrive, un grand silence règne dans l'appartement. Les meubles ont été bousculés, il y a des marques de coups sur les murs. Elle se précipite vers la chambre de sa fille et tente de l'ouvrir. Elle ne parvient qu'à l'entrebâiller. À l'intérieur, ses enfants crient : « Maman, aide-nous ! »

La porte s'ouvre d'un coup, Kenny surgit. Il lui saute dessus, couteau à la main. Ils tombent au sol dans le salon, et la lame plonge une première fois, vers la tête. Par chance, le coup dévie et ne fait qu'une éraflure. Deuxième tentative : dans le cœur. Nouveau geste du destin : au moment où la lame trouve les côtes, elle se brise. Kenny se relève et part chercher un autre couteau dans la cuisine. La mère de Céline en profite pour s'enfuir.

Pendant la bagarre, Antony sort de la chambre. Il se précipite à la fenêtre, l'ouvre et appelle à l'aide. Personne ne l'entend. Quelques secondes plus tard, sa sœur surgit à son tour, escalade le garde-fou et plonge dans le vide. Antony l'attrape, mais il n'arrive pas à la retenir. Elle tombe. Kenny assiste à la scène. Il reste livide, tétanisé. Antony en profite pour s'enfuir.

Dans l'appartement, il n'y a plus que Kenny et Zohra, sa petite fille. Quelques minutes plus tard, les policiers et les pompiers forcent la porte. Quand ils entrent, Kenny se tient le ventre dans une petite flaque de sang. Il s'est infligé quatre coups de couteau, mais ses jours ne sont pas en danger, les blessures n'étaient pas profondes. Zohra est saine et sauve.

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La scène a duré une vingtaine de minutes, suffisamment pour qu'il soit aujourd'hui accusé de tentative d'homicide, de séquestration et de violence avec arme.

« Je n'ai rien vu, ils s'entendaient bien » – le père de Kenny

En prison, Kenny a cessé de demander des photos de Zohra : « Ça me fait trop mal. » Presque personne ne vient le voir, pas même ses parents, sinon très rarement. Aucun des enquêteurs qui se sont penchés sur son dossier n'a vraiment pu comprendre le fonctionnement de cette famille, la raison pour laquelle seulement un enfant sur deux a été reconnu par le père.

Le père de Kenny se présente le dernier jour du procès, alors qu'il n'était plus attendu, ayant indiqué qu'il ne souhaitait pas témoigner. C'est la seule personne qui puisse parler de Kenny avant sa détention. Rapidement, le témoignage s'avère décevant. Son fils, avec qui il habite pourtant, est presque un étranger.

La violence entre Céline et Kenny ? « Je n'ai rien vu, ils s'entendaient bien. » De toute façon, il n'était pas souvent là. L'enfance de Kenny ? « C'est sa mère qui s'occupait de lui. » La mère, dans sa déposition, dit l'inverse. L'avocat de la défense lui demande : « Votre fils a vécu un an en Martinique, vous vous en souvenez, il avait quel âge ? » Le père ne sait plus. « 15 ou 16 ans ? » Non, il en avait six.

Il n'y aura pas de grandes plaidoiries dans ce procès. Les avocats des parties civiles, comme ceux de la défense, rappellent l'attitude digne, touchante, et sans esprit de vengeance des victimes. Céline, Antony et leur mère n'ont qu'une seule demande : que Kenny les oublie.

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« Ce dossier, ce n'est pas celui de l'amour, c'est celui de la violence. » L'avocat général demande aux jurés de condamner Kenny à 12 ans de réclusion, ainsi que cinq ans de suivi sociojudiciaire.

Les avocats de la défense s'interrogent : « Est-ce faire insulte à la réalité que de penser que ces deux-là ont pu s'aimer ? » Ils rappellent que « les coups de couteau ont été portés sans violence ». En prison, Kenny a pu évoluer. Ce n'est plus le même jeune homme, il faut lui laisser une chance d'envisager son avenir.

Après les plaidoiries, les derniers mots reviennent à l'accusé. Généralement, c'est très court. Pas cette fois. Kenny se lance dans un monologue d'une quinzaine de minutes, avec sa lente élocution : « Comme je l'aimais, je me suis dit qu'il fallait que je fasse tout pour ne pas la perdre, c'était stupide. Ils m'ont demandé de les oublier, c'est un choix que je respecte. Ils peuvent savoir que si je les croise dans la rue, je me cacherai pour ne pas qu'ils aient à me voir. »

Au terme des délibérés, Kenny est condamné à dix ans d'emprisonnement et trois ans de suivi sociojudiciaire.

Depuis près de trois ans, une personne vient le voir en détention. C'est Paul, un visiteur de prison. C'est l'une des rares personnes à entretenir un vrai contact avec lui. En partie grâce à lui, Kenny a pu passer son brevet. Il lui demande d'écrire, Kenny noircit de longues lettres. Il lui a également appris à jouer aux échecs, un jeu difficile au début, mais dans lequel il se voit progresser.

« Les échecs, c'est un bon jeu pour Kenny, dit Paul. C'est un jeu où l'on réfléchit avant d'agir. »


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