Aujourd’hui encore, Anna Cuomo se souvient de sa première visite au Burkina Faso. C’était en 2008. Elle n’avait alors que 19 ans, peu de certitudes, mais beaucoup de convictions. À commencer par celles-ci : comprendre ce qui agite la scène rap du pays, en saisir les fondamentaux, les nuances, les incohérences. Alors plongée dans des études d’anthropologie, il s’agit aussi pour la Française de tordre le cou à celles et ceux qui pensent que le rap africain, au sens large, serait automatiquement nourri de ferveur politique.
Une fois sur place, c’est toutefois une autre certitude qui saute aux yeux de la jeune Anna : l’importance de Thomas Sankara, l’impact de sa pensée, la pérennité de ses idéaux, perceptibles dans chaque morceau de rap, à chaque coin de rue. « Sankara, c’est une sorte de patrimoine, l’équivalent d’un lieu qu’il faudrait absolument visiter en arrivant au Burkina Faso, détaille-t-elle, le regard déterminé. On ne peut pas aller là-bas et ne pas entendre son nom, ni ressentir son influence majeure. C’est la fierté culturelle du Burkina Faso. » Très bien. Mais pourquoi lui plutôt que le Général Lamizana, le second président du pays qui, dans les années 1970, a instauré un pouvoir militaire en lieu et place d’une élite politique formée par l’administration française ?
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Pour le comprendre, il faut s’intéresser de près à la figure de Thomas Sankara. À l’image de ce qu’a pu faire avant lui Mobutu Sese Seko au Congo (et dans un autre genre), Sankara parvient à revaloriser le pays et le peuple après des années de colonisation. Désormais, on ne parlera plus de « Haute-Volta », mais bien du « Burkina Faso ». Mieux, il prône l’idée que l’identité burkinabè est à valoriser, qu’il faut être fier de ce pays, de son histoire. « Consommons burkinabè », répète-t-il, tel un mantra. Lorsqu’il accède au pouvoir, en 1983, cela fait 23 ans que le pays a gagné son indépendance. Suffisant pour acter la bonne marche à suivre ? Pas vraiment. Il faut alors toute sa détermination et son goût du combat pour amorcer une révolution : dans la foulée de son investiture, Thomas Sankara remplace ainsi les symboles dans le langage politique (drapeau, hymnes), fait preuve d’exemplarité en baissant son salaire, prend des mesures fortes en faveur de l’égalité homme-femme, met un terme aux privilèges politiques, offre un nouveau surnom au Burkina Faso (« Le pays des hommes intègres »), et encourage quiconque à utiliser les valeurs morales et la responsabilité citoyenne.
En quatre ans, il parvient ainsi à l’autosuffisance alimentaire et refuse les politiques d’ajustements structurels imposées par le FMI dans les autres pays africains. À la manière d’un Mohamed Ali, avec qui il partage le même sens de la punchline bien sentie, Sankara se paye également le luxe de renvoyer dans les cordes la plupart des politiciens occidentaux. « Il tranche trop ; à mon avis, il va plus loin qu’il ne le faut », disait de lui l’ex-Président français François Mitterrand. Pourtant, c’est bien ce sens de la répartie qui séduit. Cette grammaire qui rompt avec le discours élitiste, cette aisance à manier l’humour et les métaphores pour faire passer ses idées (« Dans son vocabulaire, les traîtres sont nommés “les hiboux” », précise Anna Cuomo), c’est même parfois tout ce que l’on retient de Sankara, au-delà de ses actes et de ses mesures, tellement nombreuses qu’il serait indigeste de toutes les mentionner. Citons-en simplement une : la création du Ministère de la Culture, un lieu où des prestations sont organisées, où une nouvelle génération d’artistes comprend soudainement qu’il est possible de gagner un peu d’argent grâce à son art.
Connexion hip-hop
Fatalement, cela crée des vocations. « Au Burkina Faso, le rap apparaît dans les années 1980, sous la présidence de Sankara, rembobine Anna Cuomo. C’est très tôt, mais il faut préciser que cette musique existe alors au sein d’un cercle très restreint. D’un côté, il y a ce réseau d’enfants de diplomates ; de l’autre, ces métisses qui ont de la famille en France ou aux États-Unis, qui les tiennent au courant des différentes actualités via l’envoi de cassettes. » Sur sa lancée, l’anthropologue tient à préciser : « À cette époque, il faut bien avoir conscience que le grand public n’a aucune idée de ce qu’est cette culture, qui se diffuse dans des lieux très privés. Il faut attendre le début des années 1990, avec la privatisation des médias, pour que certaines radios commencent à diffuser les productions du rap américain. » Il faudra même attendre encore quelques années supplémentaires, c’est-à-dire la fin de cette même décennie, pour que des rappeurs développent un hip-hop 100% burkinabè, moins redevable aux classiques du rap français et outre-Atlantique. À titre d’exemples, le Ouagadougou City Breakers se forme en 1987 en hommage aux Paris City Breakers et New York City Breakers, tandis que les pionniers locaux, fans d’Akhenaton, rappent parfois avec l’accent marseillais…
Au même moment, un événement sort de terre dans l’idée de soutenir la scène naissante, voire même de la structurer : Waga Hip-Hop Festival. Une véritable institution. Un lieu de passage obligatoire. Il suffit de jeter un œil à la programmation de ces deux dernières décennies pour comprendre l’évolution du rap burkinabè, la nouvelle génération présentant évidemment d’autres ambitions que la musique défendue autrefois par leurs aînés (Smockey, Faso Combat, Yeleen), davantage portés sur la cause sociale. Anna Cuomo se charge de faire les présentations : « De 2010 à 2014, les rappeurs sont avant tout dans un discours social, utile. Ils s’associent à des ONG ou à des associations, ils parlent de leur musique comme du “rap-action” et répondent aux sollicitations des syndicats. Aujourd’hui, le paysage a beaucoup changé, le rap s’inscrit nettement plus dans les tendances actuelles globalisées : les artistes font de la trap, parlent d’argent, etc. » Reste malgré tout une constante : l’union, cette volonté d’avancer ensemble, inculquée par Thomas Sankara. « On a beau être en concurrence, celle-ci n’empêche pas un même esprit de communauté, croit savoir Amzy, contacté par téléphone. Quitte à faire semblant de s’aimer pour le bien du rap et de notre mouvement. »
« Thomas Sankara était un génie, un homme d’une telle grandeur que l’on n’a toujours pas réussi à le remplacer malgré tous nos efforts. »
Depuis Ouagadougou, le Burkinabé est potentiellement la plus grande star du rap national à l’heure actuelle. Certains de ses clips ont été vus plus de 2 millions de fois – pas mal pour un pays d’à peine 21,5 millions d’habitants -, il a remporté le Kundé de la révélation en 2019 et dit travailler actuellement sur un single capable de lui ouvrir les portes du marché européen. « Tant pis si cette nouvelle orientation musicale déplaît à mon public d’origine », clame-t-il, très fier, très sûr de lui. « L’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort. » De Sankara, Amzy ne garde pas simplement une phrase qu’il est capable de citer de tête mais bien une philosophie de vie : « Le commandant Sankara, c’est un exemple pour nous tous, même si peu d’entre nous ont la capacité de marcher dans ses pas. Je ne l’ai malheureusement jamais rencontré, mais j’ai étudié son histoire et je peux affirmer que c’était un génie, un homme d’une telle grandeur que l’on n’a toujours pas réussi à le remplacer malgré tous nos efforts. »
Joey Le Soldat, fils de militant et petit-fils de tirailleurs sénégalais, tient peu ou prou le même discours. Selon une méthode que l’on imagine aléatoire, il parvient même à quantifier l’influence de Sankara, bien au-delà du microcosme hip-hop : « Je dirais que 99% des jeunes perçoivent super bien son message. Ils savent que l’on n’a pas d’autres choix que d’appliquer ses idéaux si l’on veut s’en sortir. » On lui demande alors où il veut en venir, sa réponse fuse : « Avec le climat actuel (les autorités ont récemment recruté 90 000 volontaires destinés à seconder l’armée dans la lutte anti-terroriste, NDLR), c’est de plus en plus dur d’aller au studio, c’est quasiment impossible de donner des concerts et, pire encore, on souffre d’une pénurie sur le plan alimentaire. Quant au pays, il est attaqué de tous les côtés par divers groupes terroristes. Alors, oui, il est important de concentrer nos forces sur l’effort de guerre, mais la musique doit continuer de jouer un rôle pour encourager le peuple à poursuivre le combat et lui faire comprendre que ce n’est pas le moment de baisser les bras face aux ennemis de la culture. »
L’insurrection qui vient
Joey Le Soldat sait de quoi il parle : en 2014, lors des insurrections qui, déjà, agitaient le pays, ses morceaux (notamment Burkin Bâ, où il incite le peuple burkinabè à s’unir) étaient joués dans la rue, repris en chœur par les manifestants, conscients de la force des soulèvements populaires. Au Burkina Faso, ceux-ci s’inscrivent même dans une longue histoire nationale, ayant mené plusieurs fois à la chute du régime politique : en 1966, en 1980 et en 1983, date à laquelle Thomas Sankara prend enfin le pouvoir. Anna Cuomo : « Cette volonté des artistes de guider le peuple à travers leurs textes, d’adopter une démarche militante alors que peu d’entre eux ont pris part à des manifestations avant d’être artistes, est étroitement liée selon moi au passé colonial. Pour les colons, les africains étaient vus comme des enfants à éduquer, le statut d’enseignant était donc considéré comme très noble. Sachant cela, on peut effectivement dire que le statut de l’artiste éduquant la population via ses textes est valorisé par l’État postcolonial. »
À en croire Claudy Siar, producteur de Couleurs tropicales sur RFI, c’est même cette capacité à incarner le pays qui séduirait les médias internationaux, toujours à la recherche de voix capables d’incarner un climat. De là à dire que les rappeurs actuels acceptent cette appropriation afin de répondre à une demande internationale ? Joey Le Soldat veut y croire : « On a évidemment pour but de propager notre message dans le monde entier. C’est ainsi que l’on grandit. » Convaincu, celui qui a bénéficié d’échos dans la presse française en 2014, au moment des insurrections, a même un exemple à nous donner : « Heureusement pour le reggae, Bob Marley a eu l’intelligence de faire sa promotion au-delà de la Jamaïque. C’est ainsi qu’un artiste et un mouvement prennent de l’importance. »
« Alors, puisque l’esclavage est toujours là, sous une autre forme, c’est à nous de poursuivre sa révolte, de nous assumer et d’agir. »
Depuis leurs concerts respectifs au Palais des sports de Ouaga 2000, effectués devant 5 000 personnes, Amzy ou Kayawoto semblent capables d’incarner ce changement. Avec la sortie de son premier album, Maouland, ce dernier s’est pourtant donné une mission : prouver à la jeunesse qu’il est possible de réussir au Burkina Faso, que l’exil n’est pas une fatalité. Une démarche salutaire, héritière de la pensée de Thomas Sankara, mais foncièrement risquée au sein d’une industrie musicale relativement bancale : impossible, en effet, de savoir combien gagne un rappeur burkinabè. Certains bénéficient de subventions, d’autres comme Smockey ont monté leur studio et enregistrent les différents acteurs de la scène musicale, mais la grande majorité peine à mettre en place une véritable économie. Pour Anna Cuomo, tous ces artistes subissent ainsi le manque de considération de l’Europe, et a même un exemple en tête : « En 2013, Smarty, qui venait de gagner un prix RFI, était présenté en France comme un jeune artiste alors qu’il avait déjà près de 20 ans de carrière derrière lui… C’était sans doute plus simple pour le producteur, qui souhaitait l’emmener vers une esthétique plus pop, de dire qu’il n’avait rien produit auparavant. Et puis ça renforce cette relation paternaliste, héritée du colonialisme. »
On en revient alors aux fondamentaux défendus par Sankara, érigé en héros mythique depuis son assassinat en 1987, hissé au panthéon d’une jeunesse en quête d’une identité panafricaine. « Le commandant voulait faire du pays, voire même de l’Afrique, une très grande puissance, avance Joey Le Soldat. Il voyait ce qui était possible, croyait en nous, en notre émancipation et en notre capacité à s’unir. Alors, puisque l’esclavage est toujours là, sous une autre forme, c’est à nous de poursuivre sa révolte, de nous assumer et d’agir. »
Cette détermination illustre le propos d’Anna Cuomo lorsqu’elle évoque ces rappeurs capables de réciter un discours de Sankara par cœur. « Même quand ils ne sont pas d’accord sur certains points, comme sa politique pro-femmes, tous refusent de contester ce qu’il a pu apporter au Burkina Faso, voire même à l’Afrique. » À la manière du Ché, le « Président des pauvres » est ainsi honoré chaque 15 octobre, à l’anniversaire de sa mort, au cimetière de Dagnoen par une foule relativement jeune. Mieux, son portrait s’affiche aussi bien à Conakry et à Abidjan que dans des lieux institutionnels ou des chambres d’étudiants à travers l’Afrique. Plus qu’un homme politique à la verve tranchante, Sankara est devenu une sorte de messie, dont le nom circule encore et encore, comme une fierté à revendiquer, comme une figure divine dont il faut entretenir le mythe. « Je parlerai de lui à mes enfants, conclut Amzy, toujours aussi déterminé. Son nom n’est pas près de mourir. »
Anna Cuomo est l’autrice de Faire carrière dans le rap au Burkina Faso – Une anthropologie politique de la musique, un ouvrage paru aux éditions Mélanie Seteun et distribué par Les Presses du Réel..
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