Société

À la recherche du #MeToo gay

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J’ai 24 ans quand, rentrant d’une free party à Amsterdam, allongé sur le lit de ma meilleure amie, tous les deux savamment défoncés, la voix tremblante et la gorge nouée, je crache enfin le morceau : à l’âge de 10 ou 11 ans, j’ai été victime d’attouchements sexuels, imposés par un homme d’une quarantaine d’années. Il aura donc fallu dix ans et deux cachets d’ecstasy pour que je parvienne enfin à reparler de cet épisode à quelqu’un qui n’est ni ma famille, ni une avocate, ni une juge. De cet événement je ne dirai pas plus ici, si ce n’est qu’être cru et entendu dans le milieu bourgeois et très catholique au sein duquel j’ai grandi, a été alors impossible pour le jeune garçon que j’étais. L’adulte en question, qui a abusé autant de filles que de garçons, sera condamné quelques années après pour agressions sexuelles sur mineurs de moins de 15 ans par personne ayant autorité. Que ce traumatisme rendra plus tard particulièrement douloureuse la construction de mon identité gay.

Au fur et à mesure que ma vie gay avance, les confessions à demi-mots mais répétées d’amants et d’amis me mettent la puce à l’oreille. Je réalise que bon nombre d’entre nous ont vécu des violences similaires. Si les études scientifiques sur ce sujet sont rares, peu médiatisées et pas toujours accessibles, la plupart confirment une forte prévalence : d’après la recherche anglo-saxonne, la part des hommes gays et bisexuels déclarant avoir été abusés sexuellement pendant leur enfance varie entre 15,5% selon une étude de 1997, 39,7% selon une autre de 2009 et jusqu’à 46% d’après une de 2015.

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Concernant la France, le médecin, psychothérapeute et sexologue Alexandre Aslan, ayant mené une étude qualitative auprès d’hommes homosexuels consultant pour la PrEP, retrouve lui 1 personne interrogée sur 3 ayant subi un abus sexuel ou un viol avant l’âge adulte, « un niveau très élevé voire plus élevé que dans la population générale, même si on n’a pas de données extrêmement fiables » – l’ensemble des chiffres donnés ici étant à prendre avec des pincettes à cause des différences méthodologiques et éventuels biais de déclaration.

Un volet de l’étude Virage sur les violences de genre et intrafamiliales (et l’une des seules à tenir compte de l’orientation sexuelle) publié en avril 2020 par le Défenseur des Droits révélait des tendances nettes : 6% et 5,4% des hommes homosexuels et bisexuels répondaient avoir été agressés ou violés au moins une fois au cours de leur vie par un membre ou proche de leur famille (hors couple), contre 0,5% des hommes hétérosexuels et 2,5% des femmes hétérosexuelles. Ces chiffres atteignant par contre 9,8% et 12,3% chez les lesbiennes et bisexuelles, les personnes LGBT étant « surexposées aux violences sexuelles et physiques » intrafamiliales, selon Christelle Hamel de l’Institut national d’études démographiques, responsable de cette étude. Entre autres effets secondaires, la plupart des enquêtes révèlent chez les hommes gays et bis victimes d’abus un risque accru de contamination au VIH et d’addictions mais aussi « de conduites à risque en général, de blocages sexuels ou de conditionnement à certains rôles et fantasmatiques, de troubles de l’érection, du désir et de l’attachement », note Alexandre Aslan.

« À l’adolescence, quand j’ai pris conscience de mon attirance pour les mecs, j’ai pris ça pour un effet secondaire de mon agression, du style “ça m’a détraqué sexuellement, je dois l’empêcher sinon je vais être comme lui” »

Au-delà des données statistiques, les violences sexuelles subies dans l’enfance, pour les gays, posent de très nombreuses questions spécifiques, comme autant d’embûches au moment de leur construction identitaire : comment, dans une société qui a longtemps associé homosexualité masculine et pédophilie (et continue trop souvent de le faire), fabriquer son identité en tant que gay et victime d’abus ? Comment échapper au double stigmate d’être homo et victime, quand les discours pathologisants et homophobes voudraient faire de l’homosexualité la conséquence de ces abus ? Comment accepter son attirance pour les hommes quand on a soi-même été agressé par un homme ?

« Pour moi ça a prolongé le placard de manière claire et définitive » témoigne Jean-Baptiste, 26 ans, élevé dans un climat violent et incestueux par son père et ses amis : «  Les seules images que j’avais de l’homosexualité c’est soit t’es victime, soit t’es prédateur, rien de serein ou émancipateur. Tu es dans l’expectative de la violence ou dans la détestation de toi par peur de reproduire les mécanismes que tu as vus. On se construit avec rien d’autre que nos angoisses. J’ai mis beaucoup de temps à avoir des rapports sexuels où je me sente bien ». Un ressenti proche de celui de Sidney*, 29 ans, violé par son baby-sitter de 20 ans alors qu’il en avait sept, qui a longtemps gardé le silence pour protéger sa famille vivant alors dans des squats : « A l’adolescence, quand j’ai pris conscience de mon attirance pour les mecs, j’ai pris ça pour un effet secondaire de mon agression, du style “ça m’a détraqué sexuellement, je dois l’empêcher sinon je vais être comme lui”. J’associais le fait d’être attiré par les mecs à quelque chose de violent ».

Ce « cumul de difficultés dans la construction identitaire », la psychologue et sexologue Nadège Pierre le retrouve chez une partie de ses patients adultes du 190, centre de santé sexuelle à destination des hommes gays et bis : « J’entends beaucoup de garçons qui ont subi des violences sexuelles durant l’enfance se demander “est-ce que ce serait l’origine de l’homosexualité, est-ce que c’est ça qui les aurait abimés moralement”. Plein diront “évidemment je sais que ça n’est pas lié” mais pour d’autres, ça reste une question. Sinon, c’est : “comment cet homme a deviné ça, est-ce que c’est moi qui ait renvoyé quelque chose ?” avec une culpabilité énorme dont on a du mal à se départir adulte », constate la psychologue, insistant cependant sur le fait que les traumatismes peuvent être dépassés.

Ce constat est partagé par Alexandre Aslan, dont nombre de patients abusés à l’adolescence ont du mal à verbaliser cette expérience comme un viol du fait de leur orientation sexuelle : « Il y a quelque chose qui résonne avec la sexualité réprimée. Ils s’interrogent sur le fait de l’avoir suscité. “Quelque chose a peut-être été permissif chez moi”, se disent-ils, et en consultation les mots qui viennent dans les premiers entretiens sont “on ne va quand même pas appeler ça un viol”. Ah bon ? Et pourquoi ? ». Et si, contrairement aux idées reçues, le lien de causalité entre abus sexuels et homosexualité était en fait inversé, les jeunes garçons gays (et, pour beaucoup, efféminés) étant la cible de ces violences patriarcales systémiques en raison de cette identité naissante et de leur féminité ? « Il y a déjà chez les enfants ou ado LGBT des comportements de l’ordre d’une transgression des normes ou d’une non-conformité de genre qui génère une espèce d’érotisation » auprès des agresseurs, suggère Christelle Hamel.

« Dans l’égalité présupposée dans le rapport entre deux hommes, on pense que tout le monde est d’accord mais c’est beaucoup plus subtil que ça »

Aujourd’hui engagé dans l’accompagnement des victimes de violences sexuelles, Jean-Baptiste émet une hypothèse proche : « L’instabilité de notre identité en pleine construction permet aux prédateurs de nous saisir comme des proies ». Une fragilité qui réduirait ensuite ces victimes au silence : « La plupart des adolescents n’en parlent pas parce qu’ils ne veulent pas que l’entourage s’interroge sur leur sexualité à eux, les excluant d’autant plus du soutien potentiel de leur famille », constate Alexandre Aslan.

En plus de cela et en continuum, tout au long de leur vie d’adulte, les hommes relationnant avec des hommes vont être de nouveau très exposés aux violences sexuelles – et potentiellement en commettre eux-mêmes. Héritière d’une culture sexuelle complexe construite depuis les marges d’une société homophobe et traversée par de multiples formes de violence, la communauté gay dispose aujourd’hui de peu de modèles et d’outils propres pour penser ces questions, jusqu’ici uniquement abordées sous le prisme de la lutte contre le sida et plus récemment du chemsex.

Dans les lieux de socialisation comme sur les applis, le verbe est cru, la drague frontale, le geste rapide, la question du consentement trop peu conscientisée et les agressions nombreuses. Et si les rapports de domination liés au genre ne sont pas les mêmes entre relations hétérosexuelles et homosexuelles, ces dernières sont loin d’être pour autant exemptes d’abus, ce risque pouvant être renforcé par des facteurs d’expression de genre au sein de l’identité gay, d’âge, de race, de colonialité, de statut social ou de validité. « Dans l’égalité présupposée dans le rapport entre deux hommes, on pense que tout le monde est d’accord mais c’est beaucoup plus subtil que ça, tout le monde n’a pas les moyens de ne pas être d’accord, de poser ses limites », observe Alexandre Aslan.

« Mais, si les victimes sont si nombreuses, pourquoi un tel silence ? »

Déplorant lui aussi « la violence banalisée » présente dans les bars et soirées gays mais aussi à l’intérieur du couple, Emmanuel*, 28 ans, témoigne : « Il m’est arrivé une fois de rester dormir chez un mec avec qui j’avais baisé la veille, et qui au milieu de la nuit m’a pénétré sans protection pendant que je dormais, sans que l’on en ait parlé auparavant » – une expérience tristement banale que j’ai aussi vécue. En multipliant les amitiés gays, Sidney a lui pu constater combien de nombreux homos racontaient des violences sexuelles sans parvenir à les considérer comme telles : « C’est comme s’ils se disaient “tu es un mec, tu as dépassé 20 ans, tu peux pas être victime d’une agression, c’est juste un mauvais plan cul” », analyse-t-il. Des violences également favorisées par la consommation de stupéfiants dans le contexte du chemsex, selon Nadège Pierre du 190 : « Ces dernières années et mois, beaucoup de patients racontent avoir été violés alors qu’ils étaient inconscients chez eux ou lors de plans, où il doit y avoir un mec mais en fait il y en a quatre, où il y a abus de produits, etc. Certains, quand la soirée leur revient en tête en rentrant chez eux, réalisent qu’on ne leur a pas demandé leur avis, que ce n’est pas ce qui était prévu ».

Mais, si les victimes sont si nombreuses, pourquoi un tel silence ? Pourquoi si peu d’espaces pour le dire, si peu de prises de parole collective, y compris dans la presse communautaire ou les groupes militants gays ? Si le film Mysterious Skin a été pour moi salutaire, pourquoi existe-t-il si peu de représentations ?

En repensant à tous ces mots qui ne se chuchotent que sur l’oreiller ou s’échappent tard en fin de soirée, je réalise qu’on a ici affaire à l’un des plus grands tabous et impensés de la communauté, en particulier concernant les abus dans l’enfance. « C’est lié au fait de réveiller la honte, on n’a pas envie de donner des clefs aux homophobes qui veulent voir chez nous une sexualité de personnes victimes, de personnes blessées qui vont mal et reproduisent des schémas destructeurs », déplore Jean-Baptiste. Ainsi, la crainte de la pathologisation, le renvoi récurrent au rôle de prédateur ainsi que l’amalgame persistant entre homosexualité masculine et pédophilie, en plus d’être cruellement violents pour les nombreux gays victimes d’abus, les empêche en partie de prendre la parole. Tout comme le fait « de ne pas vouloir stigmatiser encore sa communauté comme étant toujours la communauté à problèmes, de vouloir sortir de la victimisation », selon Nadège Pierre : « Quand on a traversé ce parcours identitaire qui n’est pas si simple qu’on le raconte, même à Paris en 2020, est-ce qu’on n’a pas envie d’arrêter d’exposer sa difficulté ? Il faut de la force pour se positionner comme victime, être réévalué, jugé par les autres. Ça répète beaucoup de choses avec le coming out ».

« J’ai envie que le #MeToo gay existe, qu’on se pose et qu’on parle de nos violences sexuelles, en dialogue avec les féministes tout en réfléchissant depuis nos propres vécus »

Lors de la vague #MeToo en 2017, alors que les langues se déliaient, la plupart des gays sont restés silencieux, en partie, selon Sidney, du fait d’une forme d’autocensure, les militants les plus à même d’initier une discussion craignant de ne pas avoir leur place dans un mouvement lancé par des femmes : « On a eu peur de mal faire, c’est ce qui fait qu’on a laissé passer le truc ». Depuis, les quelques occasions d’aborder le sujet ainsi que ces récits semblent avoir eu du mal à émerger dans l’espace médiatique. Trois ans après, alors que le tabou demeure, ne serait-il pas temps pour ceux qui le souhaitent de prendre la parole, que ces victimes puissent être entendues et reconnues ? Fatigué d’avoir honte d’un crime que je n’ai pas commis, bouleversé mais renforcé par le discours puissant d’Adèle Haenel en novembre dernier, je rêve depuis de longs mois non pas d’une guerre fratricide mais d’une libération de la parole, d’une prise de conscience et d’une réflexion collective au sein de ma communauté. Et, alors que le mouvement contre les violences sexuelles continue de prendre de l’ampleur grâce aux féministes, quelle place pourraient y trouver les gays, comment articuler ces questions et quelles complicités éventuelles tisser ?

« J’ai envie que le #MeToo gay existe, qu’on se pose et qu’on parle de nos violences sexuelles, en dialogue avec les féministes tout en réfléchissant depuis nos propres vécus », conclut Jean-Baptiste. Un désir partagé par Sidney : « Quand tu réalises qu’on a énormément de points communs et peu de différences, ça te donne envie de continuer à bosser en alliance ». Pour Maïc, militante féministe autrice d’un long texte de réflexion sur #MeToo, remettre au centre les similarités de ces vécus permettrait de complexifier les grilles de lecture actuelles et de construire de nouveaux horizons politiques communs. Selon elle, l’absence de parole collective gay sur ces violences, résultant en leur seule prise en charge par des psy ou des professionnels, nuirait en partie à leur politisation ainsi qu’au développement de discours émancipateurs : « Pouvoir lutter contre ça, c’est passer du privé au politique, on pourrait ne pas en faire une suite de faits divers mais que ces paroles émergent afin qu’on comprenne que tous ces vécus, même s’ils ont des manifestations différentes, viennent du même système. Il y a des continuités, des complicités à élaborer ».

*Le prénom a été modifié.

Matthieu Foucher est sur Twitter.