Ce que ça fait de croiser la route d’un type qui se masturbe en vous regardant

« C’était quand je vivais à Lyon. Je devais avoir environ 24 ans. J’attendais le bus, vers minuit, à côté de la gare de Lyon-Part-Dieu. Ce mec était à quinze ou vingt mètres de moi. Il marchait en se masturbant. J’ai bloqué sur lui, parce que je voyais sa main bouger, mais j’étais loin, donc je ne voyais pas son sexe. Je suis restée un peu longtemps à me demander : “Mais il l’a sorti ou pas ?” Et puis, il s’est un peu tourné et j’ai vu son pénis. Nos regards se sont croisés. J’ai vite baissé la tête et j’ai regardé mon téléphone. J’ai attendu le bus et, à chaque fois que je le regardais, il s’était approché de quelques mètres – toujours en se masturbant.

Finalement, le bus est arrivé, je suis montée dedans, mais il a mis du temps à démarrer. Le type s’est mis à marcher le long des portes comme s’il allait monter et, en même temps, il me regardait comme s’il voulait me couper en rondelles. Je priais pour qu’il n’entre pas. Finalement, il n’est pas monté, mais j’étais vraiment angoissée. J’avais peur de parler à la conductrice et qu’il en profite pour monter. J’ai attendu que le bus démarre avant de la voir. Je lui ai demandé si elle pouvait attendre, quand je descendrai, pour vérifier qu’il ne rapplique pas. Elle a accepté. Finalement, il n’y a pas eu de souci : il n’a pas suivi le bus.

C’était un type normal, 30-40 ans, ni sale ni propre, un type lambda. Je l’ai croisé deux autres fois ensuite, mais le bus est arrivé rapidement, j’ai eu moins peur. J’ai raconté l’histoire à mes copains en rigolant, pour expliquer que la prochaine fois, je n’allais peut-être pas prendre le dernier bus – ou du moins, pas toute seule.

Maintenant, même quand je vais voir des copains à Lyon, j’ai peur qu’il soit toujours dans le coin. J’essaye de ne plus trop prendre ce bus. Je me dis que c’est plus raisonnable de changer d’habitude, mais en même temps, c’est énervant de se dire : “Je suis une faible créature qui fait vingt kilos de moins que l’autre moitié de l’humanité. Du coup, il faut que je fasse attention.” Ça fait chier quand même. »

Julie* raconte des faits qui se produisent, en fin de compte, continuellement. Un rapport rendu en 2015 par le Haut Conseil de l’Égalité entre les hommes et les femmes révélait que 100 % des usagères ont été victimes de harcèlement dans les transports en commun, des faits qui couvrent une large gamme de comportements, de l’insulte sexiste aux agressions sexuelles. Il suffit de demander rapidement autour de soi pour constater que la plupart des femmes ont déjà croisé la route d’un exhibitionniste, parfois dans des circonstances très inquiétantes.

Ernestine Ronai, qui a codirigé ce rapport, et qui est également responsable de l’observatoire des violences faites aux femmes pour le conseil départemental de la Seine-Saint-Denis, explique que la vue d’un exhibitionniste est une expérience loin d’être anodine, qui peut être traumatisante pour la victime : « C’est une agression qui a un impact psycho-traumatique réel. C’est-à-dire qu’on se demande toujours : pourquoi est-ce qu’il m’a choisie, moi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? La victime peut se culpabiliser. C’est très important de lui dire qu’elle n’y est pour rien. Le seul responsable de l’agression, c’est l’agresseur. »

Céline*, qui a été victime plusieurs fois d’exhibitionnistes et de gens qui se masturbent dans le métro, confirme ce sentiment de culpabilité : « Ce n’est pas que le mec me faisait flipper, parce que je sais très bien ce qu’il faut faire pour que le type se sente débile : se barrer ou se foutre de sa gueule. Ce n’est pas très compliqué. Mais en fait, quand ça m’arrive, je ne sais pas pourquoi, je suis complètement tétanisée. Je n’en ai pas voulu au mec immédiatement, je m’en suis voulu à moi-même. J’en suis venue à avoir des analyses horribles, par exemple : si je n’ai pas réagi, c’est peut-être parce qu’au fond de moi, je le voulais. Improbable, mais c’est vrai ; comme si c’était un fantasme de se faire violer dans le métro… Alors que non, pas du tout. Ça a aussi ébranlé mes principes féministes, je me suis dit : tu vois, t’as des principes, mais en réalité, tu te laisses faire. »

Marie* raconte qu’elle a croisé un exhibitionniste, dans un escalier du métro, quand elle avait 11 ans : « J’ai regardé droit devant, pour ne pas voir précisément ce qu’il allait faire. Il a sorti son sexe, que je n’ai pas vraiment vu, mais il était dans mon champ de vision. Ensuite, j’ai pris le métro et j’ai été au collège, comme d’habitude. J’ai pleuré, je n’étais vraiment pas du tout à l’aise. Je trouvais que c’était hyper choquant. Ma grand-mère, qui a 85 ans, me racontait la même histoire : quand elle était petite, un type a sorti son sexe dans le bus et à commencer à se tripoter. Elle ne savait pas quoi faire, elle était tétanisée. De génération en génération, ça n’a pas changé. »

Ernestine Ronai confirme que le phénomène est stable : au XIXe siècle, déjà, les femmes se plaignaient de ces comportements. Ce qui change, en revanche, c’est le regard que portent les victimes sur ces agressions. Alors que la vue d’un exhibitionniste était considérée, autrefois, presque comme un événement normal, de plus en plus de femmes prennent conscience qu’il s’agit bien d’agressions sexuelles : « La première chose importante consiste à pouvoir mettre des mots sur une situation vécue. Les campagnes que nous faisons dans les transports permettent à un certain nombre de femmes de prendre conscience de l’agression. Le plus important, c’est que les femmes et les hommes, quand on parle de violences sexistes et de harcèlements sexuels, puissent savoir de quoi on parle. On travaille à réexpliquer les définitions, à rappeler comment les faits sont qualifiés par la loi. Il y a quatre phrases simples, à garder en tête et à répéter pour venir en aide à une victime : vous n’y êtes pour rien. Le seul responsable, c’est l’agresseur. La loi interdit les violences. On va vous aider. »

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« Plus on va en parler, plus les victimes vont se déculpabiliser et comprendre qu’elles n’ont rien à voir dans leur agression, qu’il faut dénoncer ces faits » – Ernestine Ronai

La première fois qu’Aurélie a vu un pénis, c’est parce qu’un exhibitionniste se masturbait en la regardant, quand elle avait 14 ans, dans un parc à Nice. « Il était environ 15 heures, c’était l’heure de la sieste, il faisait très chaud. J’étais avec ma cousine, qui a mon âge, et une de ses amies. On était montées dans un endroit qui s’appelle le « jardin suspendu », un peu à l’écart. En y allant, on a croisé un type, assez beau. Il nous paraissait vieux, mais il devait avoir 25 ou 30 ans, avec sa petite mallette, il faisait très propre sur lui. Ensuite, on s’est assises, on a commencé à jouer aux cartes, on était très concentrées. Et puis d’un coup, on a eu une sorte de sentiment de malaise, on a levé la tête, toutes les trois en même temps, et il était à deux mètres de nous, tranquillou, en train de se masturber… Il nous regardait avec un putain de regard affreux, il faisait vraiment pervers. Il avait son attaché-case dans une main, et avec l’autre, il s’astiquait. »

L’avocat pénaliste Julien Brochot rappelle qu’en France, l’exhibition sexuelle est un délit qui peut valoir à son auteur jusqu’à un an de prison et 15 000 € d’amende, voire plus si la victime est mineure. Il s’agit, aux yeux de la justice, d’une agression sexuelle : « C’est quelque chose de très nouveau. Quand on a commencé à rédiger le nouveau Code pénal, au début des années 1990, on a créé une section spécifique pour les agressions sexuelles dans laquelle on a intégré la notion d’exhibition sexuelle. La différence entre hier et aujourd’hui, c’est qu’autrefois, on avait plutôt l’impression qu’on était dans le domaine de l’attentat à la pudeur, dans le fait de heurter la morale publique, alors qu’aujourd’hui, on est beaucoup plus tourné sur autrui, sur le fait de protéger les victimes de ce type d’agression. »

Pourtant, malgré les progrès de la loi et la création de brigades spécialisées, notamment dans les transports en commun, les cas d’exhibitions sexuelles sont assez peu jugés dans les tribunaux. Les faits sont fréquents, mais les plaintes sont rares, celles qui aboutissent le sont encore plus. Pour l’avocat, ce constat tient à la nature de l’infraction : « Le plus souvent, les faits ont lieu dans des endroits isolés. C’est très difficile d’identifier la personne. Et les victimes, c’est normal, ont plutôt tendance à prendre leurs jambes à leur cou : il va y avoir un problème d’identification, de témoignages, toute une série de difficultés. »

Par ailleurs, c’est assez fréquent, même pour des faits plus graves, que les victimes, dans le cadre d’agressions sexuelles, ne déposent pas plainte, parfois dans l’idée que « ça ne sert à rien ». « Une plainte, dès lors qu’elle est fondée, ne sert jamais à rien », répond l’avocat. « La poursuite judiciaire permet notamment de détecter une personnalité qui pourrait troubler de façon plus grave l’ordre public et de la diriger vers des soins. Ce sont les soins qui sont vraiment importants : si la personne est vraiment dangereuse, il faut l’isoler de la société, mais je ne suis pas persuadé que ce soit très efficace, c’est une vision à court terme. En revanche, envisager l’hypothèse de soins pourrait très bien mener à ce que la personne mette un terme à ces pratiques. C’est tout à fait envisageable dans le cadre d’un sursis avec mise à l’épreuve. »

« Plus on va en parler, plus les victimes vont se déculpabiliser et comprendre qu’elles n’ont rien à voir dans leur agression, qu’il faut dénoncer ces faits », explique Ernestine Ronai. Le rapport rendu en 2015 préconise des mesures très précises pour mettre fin au phénomène des agressions sexuelles dans les transports en commun, des solutions qui peuvent contribuer, plus largement, à rendre l’espace public plus sécurisant. Outre une action au niveau des autorités et la formation du personnel des services de transport, il s’agit surtout de permettre à chaque personne, homme ou femme, de prendre conscience qu’il s’agit d’un problème important et de mettre des mots sur les faits.

C’est un travail qui pourra prendre du temps, mais qui commence déjà, petit à petit, à porter ses fruits. Aurélie, dont la première vision d’un pénis s’est faite lors de sa confrontation avec un exhibitionniste, a évolué : « Avec le recul, je me dis que c’est une agression sexuelle que j’ai vécue, mais jusqu’ici, je ne l’avais jamais prise comme telle. Pour moi, j’avais simplement vu un pervers, comme quasiment toutes les petites filles. »

* Les prénoms ont été changés.

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