L’article original a été publié sur VICE États-Unis.
Quand la police de San Antonio a arrêté Beth Thompson pour falsification en décembre dernier, elle savait que des jours entiers de douleur atroce l’attendaient.
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Elle avait commis un crime pour s’acheter de l’héroïne, à laquelle elle était accro. Elle savait qu’une arrestation l’en priverait et qu’elle allait vite souffrir des symptômes du sevrage. Seuls cinq pénitenciers aux États-Unis offrent un traitement médical de la dépendance aux opioïdes, et le centre de détention pour adultes du comté de Bexar, où elle allait passer les jours suivants, n’est pas l’un d’eux.
« J’étais en boule sur le plancher et je vomissais », se rappelle-t-elle. Elle a passé ses trois premières nuits sans héroïne dans une salle de détention où il n’y avait que quelques lits et une toilette de métal. Des parois de plexiglas permettaient aux gardiens de surveiller les détenues : de 15 à 20 femmes, dont quelques autres étaient aussi en sevrage.
Les symptômes ont commencé après 24 heures de détention. Elle ne pouvait obtenir le moindre médicament avant le traitement de son dossier et sa comparution devant un juge, ce qui a pris trois jours. Elle tremblait et se courbait de douleur en se rendant à la petite salle d’audience, raconte-t-elle, sa mâchoire si serrée qu’elle avait une sensation de brûlure. Pendant l’audience, elle est difficilement parvenue à ne pas vomir.
Après la lecture de l’acte d’accusation, on l’a conduite dans un autre édifice, puis transbahutée d’une salle à l’autre. Dans les trois dernières, c’étaient des examens médicaux. Elle ressentait alors pleinement les effets du sevrage. Son corps lui faisait mal comme s’il n’était qu’une contusion géante. Le bracelet de prise de pression artérielle a laissé des marques sur son bras couvert de sueur. Quand on lui a demandé si elle était en sevrage, elle a répondu par un oui net. Elle espérait qu’on lui donne quelque chose pour soulager la douleur.
Au lieu de quoi on l’a envoyée dans une salle de désintox située dans un autre édifice. Là, elle s’est retrouvée avec environ 25 autres détenues, certaines aussi en sevrage et d’autres présentant des symptômes aigus de maladie mentale. Elle se souvient être restée éveillée pendant les quatre journées qu’elle y a passées, écrasée par un fort éclairage et entourée des gémissements et des odeurs des autres détenues, souffrant physiquement ou mentalement. « Vous voyez quelqu’un vomir à côté de quelqu’un qui fait une psychose schizophrénique, dit-elle. Ça va pas. »
La puanteur est ce qu’elle se rappelle le plus vivement. La toilette commune était dans un coin de la salle de détention derrière de petites cloisons qui ne retenaient pas du tout les odeurs de diarrhée, de vomi et de sang. Les femmes ne disposaient que de produits hygiéniques de base, et c’étaient les moins malades d’entre elles qui nettoyaient le plancher et la toilette trois fois par jour.
Elle n’a eu l’énergie pour plier ses draps (ce qui était exigé pour qu’ils soient lavés) qu’une seule fois pendant son séjour, alors elle a en grande partie passé sa désintox à se tortiller dans des draps collants, mouillés de sueur. Sa couverture n’a jamais été changée, pas même après le sevrage.
Pendant son séjour dans cette salle de désintox, on lui a donné de la clonidine, un médicament qui réduit la pression artérielle qu’on prescrit parfois aux personnes en sevrage d’opioïdes qui se présentent aux urgences et dans quelques pénitenciers. La clonidine peut réduire des symptômes du sevrage, comme les frissons et l’agitation. Cependant, elle n’aide pas à se débarrasser de la dépendance.
VICE a communiqué avec le bureau du shérif du centre de détention du comté de Bexar pour en savoir plus sur le traitement qu’a reçu Beth Thompson. Un agent du service des communications, Johnny C. Garcia, nous a répondu que les soins de santé pour les détenus sont une priorité, et ajouté, en précisant que des restrictions de la Health Insurance Portability and Accountability Act empêchent de donner des renseignements au sujet d’une ex-détenue, ceci :
« [Beth Thomson] a été évaluée et transférée dans une unité de désintox. Alors qu’elle était en désintox, elle a été suivie par un professionnel afin de veiller à ce qu’elle soit cliniquement stable. Le programme de désintoxication ne comprend pas de méthadone, sauf si la personne recevait déjà ce traitement avant son incarcération. Si une personne recevait déjà un traitement à la méthadone, nous cessons progressivement le traitement, parce que c’est un médicament hautement addictif, principalement utilisé pour aider les patients qui ont toujours accès à la drogue — les personnes en détention n’y ont pas accès et n’y sont pas aussi affectées. »
Sarah Wakeman, professeure adjointe de médecine à l’Université Harvard et médecin au Massachusetts General Hospital, dit que « le traitement des dépendances [dans le système carcéral] n’est pas à la hauteur des normes de la société ». C’est notable parce qu’aux États-Unis, les prisonniers ont droit à des soins de santé qui répondent aux normes sociales. En d’autres mots, en prison, on devrait avoir accès aux mêmes soins de santé fondés sur la science que l’on reçoit hors de prison. Bien que la clonidine soit « mieux que rien », il est « inexcusable » que des pénitenciers n’offrent pas de la méthadone et de la buprénorphine aux personnes aux prises avec une dépendance aux opioïdes, affirme-t-elle, considérant l’immense quantité de données confirmant leur efficacité pour traiter les troubles de consommations d’opioïdes.
Sarah Wakeman ajoute que « le mythe voulant que les personnes qui prennent [des médicaments pour traiter une dépendance] ne soient pas réellement en voie de se rétablir persiste, et on croit profondément à ce mythe dans les pénitenciers ». Par exemple, contrairement à ce qu’a écrit M. Garcia au sujet de la méthadone, il s’agit d’un traitement du trouble de la consommation d’opioïdes approuvé par l’Organisation mondiale de la santé et la Food and Drugs Administration et ne causant habituellement pas de dépendance. (J’ai écrit au bureau du shérif du centre de détention du comté de Bexar pour avoir ses commentaires à ce sujet, mais je n’avais pas reçu de réponse au moment de la publication.)
Ce contraste entre les positions du bureau du shérif du centre de détention du comté de Bexar et de Sarah Wakeman reflète une tension continue aux États-Unis à propos de l’épidémie d’opioïdes. Un grand désaccord divise les forces de l’ordre et de nombreux professionnels de la santé à propos de la meilleure façon de combattre et de vaincre une dépendance, et ce, bien qu’il y ait de beaucoup de recherches sur l’efficacité et la sous-utilisation des médicaments contre la dépendance aux drogues. Si une minorité de pénitenciers offrent le traitement à la méthadone ou à la buprénorphine aux détenus si ce traitement leur avait été prescrit avant l’incarcération (d’après les estimations actuelles, moins de 40 établissements sur 5000 offrent ce traitement), la plupart n’offrent que des médicaments comme la clonidine ou rien du tout.
Beth Thompson a continué à subir des symptômes du sevrage pendant deux semaines. Elle dit que l’on ne lui a pas offert de traitement ou de services pour l’aider à se rétablir pendant son incarcération (questionné à ce sujet, le bureau du shérif du centre de détention du comté de Bexar a répondu que tous les détenus disposent d’un « libre accès aux soins de santé »).
En février 2018, environ deux mois après son arrestation, elle a été transférée au centre de détention Lucile Plane de l’État du Texas, à Dayton. Le sevrage était terminé. L’héroïne est un opioïde qui agit rapidement, et les forts symptômes de son sevrage commencent également rapidement, mais ils ne durent en général pas plus de sept jours. Cependant, le rétablissement psychologique peut prendre beaucoup plus de temps. Quand a eu lieu ce transfert, une sévère dépression commençait. Passer Noël en prison et apprendre ensuite que son père avait reçu un diagnostic de cancer ont pesé lourd sur elle. Mais elle dit que lorsqu’elle a tenté de participer à un programme de rétablissement du centre de détention Lucile Plane, on le lui a refusé parce qu’une participation de trois mois était exigée, et elle devait être libérée en avril, soit avant la fin des trois mois requis pour suivre le programme en entier.
Jeremy Desel, directeur du bureau de l’information publique au département de la Justice criminelle du Texas, nous a dit ne pas être au courant d’un programme ayant une exigence de cette nature. À propos de l’accès aux services d’aide au rétablissement, il dit que de « s’assurer que les détenus que l’on supervise sont préparés à réintégrer la société à leur libération » fait partie de leur mission. Les divers programmes d’aide aux toxicomanes constituent une partie importante de la réinsertion sociale. Le centre de détention Lucile Plane offre actuellement six grands programmes d’aide aux toxicomanes aux 9000 détenus qui purgent des peines de durées variables. »
Dépressive en raison de son incarcération et inquiète pour la santé de son père, elle a tenté d’obtenir de l’aide psychologique au centre de détention Lucile Plane. Après six semaines d’attente, elle a pu parler à un thérapeute, mais c’était juste avant d’obtenir sa libération.
Sa vie aujourd’hui est considérablement différente de ce qu’elle était avant son arrestation. Mais elle ne considère pas que c’est grâce à la désintox forcée en prison. En fait, après quelques mois sans consommer, elle a fait une rechute. Mais, plutôt que de laisser sa dépendance anéantir sa vie, elle a décidé de faire ce qu’elle n’est pas arrivée à faire derrière les barreaux : suivre un traitement à la méthadone. Elle vit maintenant avec le garçon qu’elle aimait à l’école secondaire, qu’elle a retrouvé sur Facebook l’été dernier. Ils sont fiancés et vivent dans une petite roulotte près des puits de pétrole de Midland, au Texas. Je peux entendre son sourire dans sa voix quand elle m’annonce qu’elle est enceinte. Leur bébé devrait venir au monde en avril prochain.
« Je suis devenue moi-même, dit-elle. C’est bien d’avoir le temps de me souvenir de ce que j’aime. J’aime peindre, j’aime le scrapbooking. C’est bien d’avoir des moments de solitude. Pendant tous ces mois en prison, je n’étais jamais seule. »
Mais elle sait que beaucoup de toxicomanes qui recouvrent leur liberté après un sevrage en prison n’ont pas la même chance, et qu’elle aurait également pu ne pas y arriver. « Une fois sur deux quand je sortais de prison, je faisais une surdose le jour même, dit-elle. Tout le monde fait une surdose à la sortie. »
Cette remarque paraît exagérée, mais elle est malheureusement proche de la réalité. Sans traitement ni soutien social, les ex-détenus retournent dans les milieux qu’ils fréquentaient avant la prison, où ils sont souvent exposés aux mêmes sources de stress et aux mêmes éléments déclencheurs qu’avant. Une méta-analyse de plusieurs études menées aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Australie a montré que le risque de surdose mortelle est très élevé dans les deux premières semaines après la libération, et qu’il demeure élevé jusqu’à la quatrième semaine.
Les personnes dépendantes aux opioïdes qui reçoivent un traitement pharmacothérapeutique, notamment à la méthadone, à la buprénorphine ou à la naltrexone (qui bloquent les récepteurs d’opioïdes sans avoir d’effets psychoactifs) pendant leur incarcération suivent le traitement plus longtemps, et sont moins susceptibles de rechuter et de faire une surdose après leur libération. Mais sans cette aide, beaucoup de personnes qui passent par un sevrage forcé en prison recommencent à consommer une fois leur liberté recouvrée.
Les rechutes sont souvent fatales. La cause de l’augmentation du risque, c’est entre autres qu’en cessant de consommer fréquemment des opioïdes, on perd la tolérance acquise et il devient difficile pour les personnes qui recommencent de bien évaluer la dose qu’ils peuvent prendre sans provoquer une surdose. Philip Kramer, de Las Vegas, 26 ans et père de deux enfants, était l’une de ses personnes.
En septembre dernier, quelques mois après avoir recommencé à consommer des opioïdes et de la cocaïne, il a été arrêté pour une infraction au code de la route, puis incarcéré. Sa mère, Donna DeStefano-Miller, dit qu’après l’infraction (survenue alors qu’il avait consommé), il a demandé à être envoyé en désintox supervisée. Il a plutôt pris la route du centre de détention de Las Vegas pour y purger une peine d’un peu moins d’un mois. Pendant son sevrage, il n’a eu droit à aucun traitement — si ce n’est qu’on lui a donné un faible analgésique — ni suivi médical.
Il était cependant aux prises avec une dépendance aux opioïdes et des troubles de santé mentale. Sa mère dit qu’il était intimidé et bousculé à l’école, ce qui l’a poussé vers la dépression. Il a ensuite commencé à « s’automédicamenter » avec des drogues et l’alcool. Il a consommé tout au long de son adolescence et de sa vingtaine, entrecoupées de quelques cures de désintox. Sa plus longue période sans consommation, selon sa mère, a été de trois ans.
La dernière de ces périodes, c’était lors de sa dernière incarcération, qui a duré à peine plus longtemps que le sevrage. Son seul effet aura été de réduire sa tolérance avant qu’il retourne dans le milieu qu’il avait brièvement quitté. (Un représentant du centre de détention où il a été détenu a refusé de répondre aux questions à son sujet.)
Peu après sa libération, il a fait une surdose. Il a été réanimé dans un hôpital à proximité de l’endroit où il se trouvait. Mais comme il n’y avait pas de place pour qu’il y passe la nuit, on l’a renvoyé chez lui.
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Quelques jours plus tard, le 28 octobre dernier, il a fait une autre surdose, et cette fois, il n’a pas repris connaissance. On l’a maintenu artificiellement en vie à l’hôpital, puis, le 6 novembre, après entre autres une dialyse qui n’a rien donné, sa mère a signé l’ordre de ne pas réanimer, et il a été débranché.
J’ai demandé à Sarah Wakeman si les pénitenciers peuvent prévenir les circonstances comme celles qui ont mené au décès de Philip Kramer. « Idéalement, on donnerait [aux ex-détenus] de la naloxone [l’antidote aux surdoses d’opioïdes] à la sortie de prison. » Mais elle précise que « ce ne serait pas suffisant de donner de la naloxone. Le mieux, ce serait de leur faire entreprendre un traitement. »
« J’avais l’habitude de parler à mon fils plusieurs fois par jour. On se disputait, puis il me rappelait et me disait “je t’aime, maman” », raconte Mme DeStefano-Miller, la voix empreinte de tristesse. « Il n’a pas eu l’aide dont il avait besoin. »