« La vie, c’est une compétition. Si tu pars pas avec l’idée de gagner, ça sert à rien. C’est comme ici. Si on est là, c’est parce qu’on n’a pas bien fait quelque chose. Mais voilà, ici, en purgeant notre peine, c’est une sorte d’entraînement pour être meilleur en sortant. »
Ça devait bien faire une heure qu’on discutait tous les sept, quand sont sortis de la bouche de Jérémy* ces mots qui résumaient à la fois sa vision du sport, de la vie, et de la prison. Au printemps 2016, pendant deux heures le mercredi après-midi, toutes les deux semaines, un petit groupe (dont l’auteur de ces lignes) participait à un projet autour du journalisme sportif avec le canal interne, la chaîne de télé faite par et pour les détenus de la maison d’arrêt de Villepinte (Seine-Saint-Denis). L’objectif : élaborer une sorte de mini-documentaire autour de la notion de performance.
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Au départ, beaucoup de conversations pour se mettre d’accord sur le terme avec les quatre ou cinq détenus les plus assidus participant à l’activité et les deux animateurs de l’atelier. Qu’est-ce que la performance ? Tout sport est-il synonyme de compétition ? A quoi sert de repousser ses limites ? C’est là que Jérémy, avec son air buté et ses certitudes de compétiteur, a défini sa conception de l’incarcération.
Pour examiner plus concrètement la question de la performance, on a décidé de mettre en opposition deux des activités sportives présentes à Villepinte : le crossfit et le yoga. L’asymétrie est évidente : d’un côté, une méthode de conditionnement qui demande une implication physique totale. De l’autre, une discipline qu’on peut à peine qualifier de sport et qui tient plus du domaine psychique que du domaine physique. Les détenus sont donc allés interviewer pratiquants et enseignants de ces deux activités avec cette idée en tête. Le résultat : la conclusion que l’on ne fait pas du sport avec comme seuls objectifs des chronos à 9 secondes et des barres à 2,40m. Il s’agit aussi de bien-être, d’apaisement, d’une forme d’exutoire pacifique.
C’est une question particulièrement importante dans l’univers carcéral : le sport y tient un rôle crucial. L’investissement des détenus lors de cet atelier du canal interne est d’ailleurs révélateur : tous ont gardé un intérêt profond pour le sport malgré la détention. Yacine, par exemple, regarde tous les docus Arte ayant trait au dopage ou aux dérives du sport. Mais pas forcément les matches. Pendant l’Euro, il ne voyait que quelques bribes de rencontres : quand il entendait des cris venant des autres cellules, il zappait pour regarder les ralentis des buts. Mehdi, lui, prenait toujours le FC Porto à FIFA, « à cause de Vincent Aboubakar ». Ce fut le cas lors du tournoi organisé entre détenus par le coordinateur sportif. Selon ses dires, il a connu une petite carrière de footballeur amateur du côté de Limoges. Jérémy, de son côté, aurait dû représenter la maison d’arrêt de Villepinte (MAV) aux jeux pénitentiaires, mais ceux-ci ont été annulés après les attentats de Nice. Villepinte n’aurait pas pu y aller dans tous les cas : il y avait trop peu de personnel disponible pour escorter les sportifs. Kévin enfin, entretient dans la salle de muscu de la MAV une musculature intimidante qui tranche avec son sourire enfantin propre à ses 22 ans.
Tous ont demandé à participer au canal interne, une activité qui les empêche de pratiquer un des sports comme le crossfit, le yoga ou la boxe, qui profitent de cours spécifiques dispensés par des intervenants et les détenus ne peuvent pas cumuler ces activités. Au vu de la surpopulation de l’établissement qui accueille des détenus en attente de jugement et des petites peines de moins de deux ans, difficile de contenter tout le monde : la plupart des écroués ne peuvent pas cumuler plusieurs activités.
La maison d’arrêt se trouve presque au milieu de nulle part, calée à côté d’un échangeur autoroutier, repoussée en bordure de la ville de Seine-Saint-Denis. Un bus vient s’y aventurer toutes les heures, déversant le mercredi, jour de parloir, les familles des détenus. La moitié des écroués de la MAV a moins de 25 ans, avec des profils qui vont du petit trafiquant de stup’ à la personne radicalisée et s’entassent parfois à trois ou quatre dans des cellules de 9 m2 : la surpopulation règne, comme dans toutes les prisons d’Île-de-France. Ici, elle est de plus de 180%, avec quelques 1 092 détenus pour 587 places. Cause directe ou pas : elle est loin d’être la plus tranquille des prisons. Une agression s’y déroulerait tous les 4 jours selon Le Parisien.
Dans ce tableau peu reluisant, le sport à Villepinte se décline sous trois formes. Autonome d’abord, comme les activités lors de la promenade ou en cellule, où chaque détenu peut s’entretenir en faisant pompes et abdos, voire en se creusant la tête pour s’installer une barre de tractions. La salle de musculation est aussi très prisée, perpétuant le stéréotype des taulards fans de gonflette, jusqu’à voir fleurir quelques cas de surmusculation. L’autre moyen répandu de pratiquer une activité sportive sont les sessions multisports, une par semaine, des activités surveillées par les moniteurs du lieu. Face au manque d’effectif (un seul moniteur titulaire, aidé par deux contractuels et un “faisant fonction”, soit un surveillant désigné), ces sessions se limitent souvent, en extérieur, à des matches de foot sur le grand terrain de la cour principale, avec quelques basketteurs marginaux.
La troisième forme de pratique sportive, ce sont les activités encadrées. Aurélien Dellinger était encore récemment le coordinateur sportif chargé de mettre en place tout cela. Un poste peu répandu dans les prisons françaises : « On est six en tout, et seulement en Île-de-France », expliquait-il en octobre dernier dans son bureau du Comité départemental olympique et sportif de Seine-Saint-Denis. Crossfit, yoga, échecs, boxe : autant d’activités qu’il a organisées à Villepinte avec, comme intention, l’aide à la réinsertion des détenus.
Historiquement, le sport en milieu carcéral a eu plusieurs objectifs. A la base, le sport est utilisé de manière disciplinaire : il s’agit de courir en rond dans la cour de promenade. Au début du XXe Siècle, le sport est ainsi un “des instruments légitimes qui participe à la sanction et au redressement, à la punition et au traitement”, comme l’explique le sociologue Laurent Gras dans son ouvrage Le sport en prison (L’Harmattan). Puis, progressivement, l’exercice en milieu carcéral abandonne cet aspect répressif pour devenir une activité qui participe à la bonne hygiène physique et mentale des détenus. Cela suit plus ou moins l’essor de la pratique sportive dans la société, ainsi que le mouvement d’ouverture sur l’extérieur du monde pénitentiaire.
Comme le rappelle Laurent Gras en préambule de son étude, parler du sport en prison se heurte souvent à ce qu’a appelé Robert Badinter en 2000 la “loi d’airain” qui veut que le “corps social ne supporte pas que les détenus vivent mieux que la catégorie sociale la plus défavorisée de la société.” Traduction : l’opinion générale verrait d’un mauvais œil le fait que des personnes incarcérées pour avoir enfreint la loi se “distraient” en pratiquant du crossfit, par exemple, une activité qui coûte plus de 100 euros par mois à Paris.
Le sport en prison va plus loin que son simple aspect distractif cependant. Certes, il s’agit aussi d’occuper les détenus – « dans l’esprit pénito-pénitentiaire, ça reste comme ça : il faut qu’ils se détendent, il faut qu’ils s’occupent », raconte Aurélien Dellinger – mais c’est aussi un moyen pour eux d’oublier un peu les murs et de “diminuer l’anxiété, l’instabilité émotionnelle et le stress” comme le mentionne Laurent Gras. Salman, un détenu d’origine tchétchène, expliquait ainsi durant les interviews du canal interne qu’il avait choisi le yoga avec cet objectif : « Je sais, en arrivant à la séance, que je serai apaisé en en ressortant. »
Cette “évasion sous contrôle” permet ainsi que les peines se déroulent plus calmement, dans l’intérêt de toutes les parties. Pourtant, il est arrivé que les activités sportives soient mal vues à Villepinte. A son arrivée, Aurélien Dellinger a décidé de mettre en place un comité de pilotage avec des détenus pour définir les sports qui intéresseraient le public de la MAV. « C’était la première fois que ça se faisait à Villepinte, explique l’ancien coordinateur sportif. Ça a choqué tout le monde. Ils pensaient qu’il s’agissait de leur donner du pouvoir. Mais non, c’était un moyen d’expression pour eux. Ce genre d’initiative n’est pas la priorité des établissements actuellement. En même temps, il faut les comprendre, ils sont plutôt dans la gestion à cause des problèmes de surpopulation et de sous-effectif au niveau du personnel. »
Une enquête a donc été menée auprès de la population de la maison d’arrêt, pour connaître leurs envies en termes d’activités sportives. Au final, quatre sports se détachent : la boxe d’abord, puis le football, le taï-chi et l’équitation. L’idée était de ne pas se mettre de limites, d’où quelques choix originaux comme cette volonté pour plusieurs détenus de monter à cheval. Le coordinateur sportif choisira donc de lancer tout d’abord une activité “boxe”, une première à Villepinte. Il faut partir de zéro : pas de matériel, pas de contacts au niveau des clubs locaux. Seulement, cette initiative se heurte dès le départ à une réticence : les syndicats de surveillants, éprouvés par l’ambiance générale du lieu, voient d’un mauvais œil l’arrivée d’une activité sportive de combat. « Ils disaient “On veut lutter contre la radicalisation, et finalement on leur apprend à se battre ?”, raconte Aurélien Dellinger. Je comprends un peu. Après, la boxe, ça ne t’apprend pas à te battre. Je pense que les initier au judo par exemple, aurait pu être plus dangereux que la boxe. Parce que tu apprends à maîtriser ton adversaire. Tout le monde peut mettre un coup de poing, par contre, tout le monde ne peut pas maîtriser quelqu’un. »
Face à la grogne, la direction de la maison d’arrêt décide de faire passer l’activité en commission pluridisciplinaire unique. Elle sera validée, mais sous conditions : sur les 20 participants, une bonne partie devra venir du nouveau bâtiment Respecto mis en place à la rentrée 2016. Le module Respecto est un projet expérimental venu d’Espagne qui vise à responsabiliser les détenus en leur offrant de circuler plus librement sur des tranches horaires élargies, avec 25 heures d’activité par semaine. Une douzaine de détenus bien sous tous rapports (ou relativement) donc, ce qui pose problème à Aurélien Dellinger, même s’il comprend le choix de la MAV d’essayer de ne froisser personne : « Avec déjà 25 heures d’activité, les “Respecto” ne sont pas obligés d’avoir la boxe en plus, surtout que c’est une activité inédite à Villepinte avec beaucoup de demandes, quasiment une centaine. »
Si l’activité, mise en place avec l’aide de l’académie Christophe Tiozzo, n’aide donc pas forcément les détenus qui en auraient le plus besoin, elle a au moins le mérite d’exister. C’est une ancienne athlète de haut-niveau, Rachel Tillier, qui est chargée d’animer les séances, une session hebdomadaire de deux heures. Au programme : prépa physique, entraînements sur sac de frappe… « L’atmosphère est très respectueuse, ils sont motivés, il n’y a pas de sales coups », confie-t-elle. Certains, qui ont été boxeurs à un petit niveau à l’extérieur, sont responsabilisés et jouent un rôle de relais auprès du groupe. « Ça leur donne confiance, ça les valorise. »
Dans la dynamique de réinsertion et d’ouverture, le choix d’une femme comme intervenant plutôt qu’un homme n’est pas anodin : « J’ai su me faire respecter, et puis leur donner confiance en leur montrant que je savais boxer : j’ai mis une ou deux fois les gants les premières fois pour leur montrer que je savais de quoi je parlais », raconte-t-elle.
Preuve du caractère essentiel du sport en prison, les priver de ces activités est souvent un moyen de sanctionner les écroués s’étant mal comportés pendant leur détention. « C’est une sanction éducative : en cas d’incident important, on les suspend d’une activité, pendant trente jours par exemple, explique Aurélien Dellinger. Et quand tu punis une personne et que tu la réintègres par la suite, elle se rend compte qu’elle a manqué des trucs. Elle se dit “Ah ouais, j’ai fait le con”. »
Mais l’activité physique n’est pas non plus la solution à tous les maux de la prison. “La compétition est censée apporter le courage, la loyauté, le dépassement de soi, la valeur du travail, la morale de l’effort et l’esprit d’équipe”, détaille Laurent Gras dans Le sport en prison. “Le problème est qu’à ce jour, aucune étude à caractère scientifique n’a encore démontré l’effet des conduites acquises dans le sport sur les conduites personnelles quotidiennes.”
La lutte contre la radicalisation dans les prisons par exemple, ne se résoudra pas par le sport. Aurélien Dellinger, qui a étudié la question à Villepinte pour un projet de thèse, se demande ainsi : « Est-ce que le sport est un moyen de se radicaliser en prison ? Parce qu’après tout, c’est un regroupement social à l’intérieur de l’établissement, des relations sociales se créent, mais est-ce que ce sont des relations sociales négatives ? Sur des activités spécifiques avec intervenants, automatiquement il y a des relations sociales positives qui se créent. Alors qu’en autonomie, je pense qu’il y a plus de dérives. Et sur plusieurs détenus radicalisés, je me suis rendu compte qu’ils pratiquaient une activité sportive avant d’être condamnés. » Et de citer Amédy Coulibaly. Le terroriste de l’Hyper Cacher a été coach sportif avant son incarcération à Villepinte, d’où il est sorti en 2014. C’est plutôt durant sa détention à Fleury-Mérogis qu’il s’est radicalisé, au contact de Djamel Beghal, mais durant son passage à Villepinte, il ne montre aucun signe de son enrôlement dans l’islam radical, pratiquant les activités sportives disponibles en détention et affichant “un comportement exemplaire”.
De la même manière, un autre cas ayant trait à la radicalisation en prison a fait parler ces derniers temps à Villepinte. Celui d’un participant aux cours de crossfit, incarcéré pour avoir voulu rejoindre les rangs de Daesh en Syrie, et qui semblait mettre beaucoup de cœur à l’ouvrage dans son activité sportive. Celui qui faisait 120 kilos à son arrivée à Villepinte en a perdu 30 après quelques semaines de pratique sportive intensive. « C’était le plus acharné, raconte Aurélien Dellinger. Il faisait même flipper l’intervenant parce qu’il avait un double discours : il était lui-même pendant l’activité, il se faisait appeler par son prénom français, alors qu’en dehors, il montrait des signes de radicalisation et se faisait appeler Mohamed. Mais je ne pense pas qu’il s’agissait d’un entraînement pour partir au combat. Lui, c’était plus simplement dans l’optique de maigrir. » Il a été condamné à six ans de prison ferme l’an dernier.
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Le sport n’est pas la solution à tous les problèmes de la prison, mais c’est l’une des rares bulles d’air d’un système pénitentiaire tellement mal en point que la réinsertion n’est plus forcément sa priorité. L’expérimentation du module Respecto ou la démocratisation des actions du SPIP depuis une quinzaine d’années montrent bien qu’il existe des tentatives pour sortir les prisons françaises de l’impasse dans laquelle elles sont. Mais la place des activités sportives dans les établissements pénitentiaires est révélatrice : « Au niveau du sport, on rattrape les pots cassés », se désole Aurélien Dellinger.
Lui a quitté son boulot de coordinateur sportif pour un poste dans l’associatif. Il y sera moins esseulé qu’à Villepinte, où tout projet prenait un temps infini à cause des démarches administratives. « Ça ne sert pas à rien ce qu’on fait, explique-t-il. Mais le SPIP et la coordination culturelle et sportive sont les seuls à se battre dans la réinsertion. Parce que le système carcéral, tout ce qui est pénitentiaire, l’établissement, s’occupe plus du management que de cet aspect-là. » Le sport est peut-être l’exemple à creuser dans la logique de réinsertion. Très prisé par les détenus, véhiculant des valeurs positives quand l’activité est encadrée, il pourrait être autre chose qu’un pansement sur un corps pénitentiaire sclérosé.
* Les prénoms ont été modifiés