Culture

Ce que les mangas m’ont appris de la catastrophe nucléaire

Akira, by Katsuhiro Otomo.

Cette image me hante comme un souvenir. Une ombre se dessine sur la ville, une sphère d’un noir abyssal aspirant toute lumière et toute vie. Avant même qu’un son n’émane du chaos, l’immense bulle de gaz incandescent s’élance. Une lumineuse onde de choc qui ne laissera derrière elle qu’un trou béant.

Cette image envoûtante et destructrice nous vient de Akira (1982), le chef d’œuvre du dessinateur et réalisateur japonais Katsuhiro Otomo. Pour moi, comme pour beaucoup de lecteurs français, il s’agit probablement de l’une des représentations les plus marquantes de la puissance de l’arme atomique. Même si l’œuvre ne parle pas directement des deux bombes qui se sont abattus sur le Japon à l’été 1945, elle représente malgré tout l’impact immense de cette attaque sur tout le pays. 

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À ce jour, le Japon est le seul pays au monde à avoir vu descendre du ciel une des inventions scientifiques les plus terrifiantes du siècle dernier. Pour un public étranger, la lecture de bandes dessinées, de cinéma et d’œuvres graphiques est parfois la première et principale porte d’entrée pour comprendre un peu mieux les conséquences sociales, politiques ou même culturelles d’une telle destruction.

Au fil des lectures, on prend alors conscience qu’aux destructions dantesques qui ont marqué l’imaginaire collectif, se sont ajoutés la honte de la défaite, la mise à l’écart des survivants, la remise en cause de l’impérialisme, un bouleversement culturel et esthétique ; autant de signes d’un traumatisme absolu et d’un besoin nécessaire de se souvenir. 

Survivre n’est que le début du calvaire

Il serait trompeur d’imaginer que les Japonais se sont souvent exprimés sur le sujet de la bombe atomique. En réalité, il existe relativement peu d’œuvres qui traitent directement de la catastrophe et de ses conséquences. En tout, on n’en compte à peine plus de soixante-dix ; dont une vingtaine d’un seul et même auteur. Sous occupation américaine, il n’était d’ailleurs pas vraiment conseillé de critiquer les bombardements nucléaires de façon publique. Alors, pendant plus d’une décennie le sujet a été rarement évoqué dans les mangas. Lorsqu’il apparaît enfin dans les années 1960, ce n’est pas pour raconter la catastrophe mais… pour raconter de tragiques histoires d’amour. 

Des récits d’amourettes idiotes et insignifiantes où la question du nucléaire sert plus d’excuse pour apporter une fin dramatique à l’un des deux personnages. D’un point de vue purement scénaristique, l’arrivée de ces nouvelles maladies mortelles liées aux radiations nucléaires – que l’on découvre alors – apportent un peu de nouveauté aux récits. Plus sexy et plus rafraîchissant qu’une bonne vieille tuberculose. 

Considérés comme désinvoltes et peu sérieux, ces récits mettent malgré tout en lumière une des conséquences les plus terribles de l’attaque nucléaire : l’empoisonnement radioactif des milliers de survivants. Même si la plupart des centaines de milliers de victimes de Hiroshima et Nagasaki ont été tuées du fait de l’onde de choc, de la boule de feu, puis des brûlures, un certain nombre d’entre elles ont succombé quelques semaines, mois ou années plus tard du fait des radiations. Ces survivants, rongés par la culpabilité, traumatisés par l’horreur et marqués à vie par les séquelles de ces bombardements sont plus connus sont le nom de Hibakusha, ce qui signifie littéralement « personne affectée par l’exposition ».

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La première véritable lecture – et immense claque historique – sur le sujet apparaît en 1973 sous la plume de Keiji Nakazawa avec le désormais célèbre manga Gen d’Hiroshima. Ce récit autobiographique, aujourd’hui présent dans toutes les bibliothèques japonaises, met en lumière la réalité de la vie des survivants d’Hiroshima. Que ce soit l’immense pauvreté dans laquelle ils se sont retrouvés, ces nouvelles maladies liées aux radiations, le racisme dirigé vers les survivants étrangers mais aussi le rejet auquel ils ont dû faire face d’une partie de la population japonaise.

« Il a été un des premiers auteurs, lui-même rescapé du bombardement, à parler de ce phénomène au Japon, détaille Julien Bouvard, maître de conférence en études japonaises. D’ailleurs, ce qu’il raconte bien c’est que les Hibakushas n’étaient pas rejetés par peur des radiations réellement mais de l’effroi total provoqué par la catastrophe. »

L’image d’une victime innocente face à la violence de la guerre

Dans les années 2000, la mangaka Fumiyo Kono, racontera également avec beaucoup de douceur et de justesse la vie détruite de ces habitants de Hiroshima. Elle-même étant originaire de la ville. Dans Le Pays des Cerisiers (2004), on découvre alors le quotidien d’une survivante de l’explosion atomique. Jeune femme innocente et au grand coeur, victime injuste d’une guerre cruelle. Face à l’immense pauvreté, la perte de tous ses biens, de sa famille, la culpabilité d’avoir survécu et face à la maladie qui vient l’arracher à ses amours naissants, elle questionne l’injustice de la guerre sans jamais vraiment se rebeller. 

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Cette image de la jeune femme belle et innocente, victime d’une guerre qu’elle n’a pas choisi et qui doit faire preuve de courage et de résilience, donne une vision bien commode du Japon d’après-guerre. Au moment de sa publication, les récits de Fumiyo Kono ont d’ailleurs provoqué une certaine indignation auprès des lecteurs japonais. Montrer cette image d’un pays humilié et victime du bombardement américain ne doit pas occulter le reste. Et surtout pas son passé impérialiste. « Dans ce qu’on retient de l’Histoire, les images ont une grande importance, analyse Julien Bouvard. Cette image de la bombe est frappante. Tellement frappante qu’il devient facile d’oublier les crimes de guerre du Japon et ses velléités impérialistes, dont on a peu de clichés. »

Que ce soit dans ses conquêtes chinoises, coréennes ou en Mandchourie, on oublie parfois que la conquête japonaise garde encore aujourd’hui une sinistre réputation. Malgré tout, il y a relativement peu d’auteurs de manga qui se sont approprié le sujet. 

Keiji Nakazawa, Gen d’Hiroshima, tome 1, 1973-1985.
Keiji Nakazawa, Gen d’Hiroshima, tome 1, 1973-1985.

L’un des rares auteurs à en avoir parlé n’est autre que Keiji Nakazawa. Finalement, on en revient encore à lui. En plus des descriptions horrifiques des conséquences du bombardement, il porte également un message éminemment politique. Dès les premières pages de Gen d’Hiroshima, avant que la bombe ne tombe sur la ville, la famille du héros est persécutée par les autorités et par le voisinage parce que son père refuse de soutenir l’idéologie impérialiste du Japon. Quelle insulte alors d’être appelé « pacifiste » dans un pays qui se bat depuis des années pour imposer son autorité dans la région. Le père du héros finira même par être emprisonné. 

« C’est intéressant de voir que beaucoup d’œuvres de manga inscrivent leurs histoires dans un décor post-apocalyptique, ce contexte traumatique de l’après-guerre, sans jamais vraiment questionner les raisons de cette situation, met en lumière Julien Bouvard. Il y a toujours cette idée extrêmement importante dans la culture japonaise de vivre avec la destruction. Cette résilience qui pousse à avancer sans s’arrêter pour regarder en arrière. »

Une ville rayée de la carte   

À la lecture de plusieurs mangas, une idée m’a toutefois traversé l’esprit. Comment se fait-il que l’immense majorité des œuvres évoquent le bombardement de Hiroshima mais pas celui de Nagasaki ? En faisant quelques recherches, je me suis rendue compte qu’il y avait plusieurs raisons à cela. La première est purement mathématique, puisque l’explosion de la bombe à 500 mètres du sol, au-dessus de la cathédrale Sainte Marie d’Urakami, a fait moins de victimes qu’à Hiroshima. On compte entre 68 000 et 140 000 morts à Hiroshima contre 35 000 à 80 000 morts à Nagasaki. 

Bien sûr, une telle raison n’est pas suffisante pour expliquer le silence qui entoure la ville de Nagasaki. La principale raison vient en réalité des habitants même de la ville de Nagasaki. Suite à l’explosion, la communauté chrétienne qui a été fortement touchée par la catastrophe a fait un appel à l’oubli. Comme s’il s’agissait d’une épreuve divine qu’il fallait surmonter et simplement aller de l’avant. 

La dernière raison, parfois oubliée, c’est que Nagasaki était une ville avec une forte communauté de travailleurs coréens, faits prisonniers pendant la guerre. Dans le bombardement, près d’un dixième des victimes faisaient partie de cette communauté. Sans parler du racisme très présent à cette époque envers la population chinoise et coréenne, le silence autour de ces victimes était aussi une façon pour le gouvernement japonais de ne pas avoir à reconnaître ses torts vis-à-vis de la Corée. Encore aujourd’hui, très peu de rescapés d’origine coréenne sont reconnus comme des Hibakusha, et ne bénéficient donc pas d’aide financière. 

Une fascination pour le post-apocalyptique et les explosions

Evangelion, Ken Le Survivant, Akira ou encore Nausicaa… Le traumatisme de la guerre, des radiations et cette peur du cataclysme nucléaire se retrouvent un peu partout dans le manga. Bien qu’une majorité des récits explorent à foison cette veine apocalyptique, il est intéressant de noter que le nucléaire n’a pas toujours été traité de cette façon. Avant l’écriture de Gen d’Hiroshima, l’une des figures majeures du manga et pilier de la pop culture japonaise portait déjà le nom de l’atome. 

Tetsuwan Atom (1952), plus connu en France sous le nom d’Astro Boy, est une histoire culte de celui que l’on considère comme le père du manga moderne, Osamu Tezuka. Il raconte l’histoire d’un petit robot surpuissant possédant le pouvoir du nucléaire et le cœur d’un enfant. Astro, c’est la bienveillance et la gentillesse de l’atome. Une bombe atomique au visage souriant qui va à l’école tous les matins et sauve le monde sur sa pause goûter. Une façon d’exorciser l’énergie dévastatrice de l’atome à travers ce personnage adorable et bienfaisant. 

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