Notre réalité physique, les moins borgnes d’entre vous l’auront sans doute remarqué, comporte trois dimensions. « C’est même à ça qu’on la reconnaît », ajoutèrent les équipes de marketing des années 90. Car à l’époque, les plus trentenaires d’entre vous s’en souviennent, la présence d’une troisième dimension dans un jeu vidéo était présentée non seulement comme un signe de modernité, mais aussi un gage de réalisme. Il y a plusieurs raisons à cela, la première étant d’ordre lexical. Même si ces premiers jeux en 3D texturée ne payaient pas de mine, ils n’en constituaient pas moins un exploit technique pour l’époque. Ainsi, lors de sa sortie en 1992, Ultima Underworld fut qualifié de « premier jeu de rôles en réalité virtuelle » malgré ses contrôles poussifs et le fait qu’on y jouait sans casque sur la tête mais sur un moniteur CRT 14 pouces de douze kilos. Même chose pour le jeu de tir Wolfenstein 3D, sorti la même année.
Certains journalistes allèrent jusqu’à présenter ces jeux comme « basés sur une technologie issue des simulateurs de vol », ce qui était certes un peu tiré par les cheveux, mais pas complètement idiot d’un point de vue historique. Les premiers jeux à afficher des graphismes en vraie 3D (archi-primitive, certes, mais 3D tout de même) étaient en effet des simulateurs de vol atmosphérique ou spatial. On pense par exemple au premier Flight Simulator de Microsoft, en 1982 ou à Elite, en 1984. Toujours est-il que, par la grâce de l’enthousiasme de la presse et des joueurs, des jeux de rôles ou d’action finalement assez semblables à leurs homologues 2D, qui se contentaient d’ajouter une dimension de plus à des mécanismes et des genres déjà bien connus, se virent qualifiés d’expériences en « réalité virtuelle issues d’une technologie utilisée pour des simulateurs. » Il faut reconnaître que ça en jette.
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On retrouva bien sûr les mêmes arguments en 1993, lors de la sortie de Doom, le père spirituel de tous les jeux de tirs à la première personne modernes. Mais pas seulement. La supériorité technique de Doom par rapport aux autres jeux 3D de la même époque était telle qu’elle acheva de convaincre les développeurs que, d’outsider, la 3D allait devenir la norme – c’est d’ailleurs à ce moment là qu’on cessa de parler de « jeux d’action en réalité virtuelle » (mise en avant d’un aspect technique original) mais tout simplement de « Doom-like », « jeu à la Doom » – un genre à part entière, qu’on appellera plus tard FPS, pour first-person shooter. Genre qui allait dominer le marché du jeu sur PC, puis sur consoles, et allait contribuer à définir ce qui pouvait, ou ne pouvait pas, être un jeu 3D en vue subjective.
Et il en sortit beaucoup, de ces jeux à la Doom, au milieu des années 90. Certains se déroulaient dans des bases spatiales ou dans des châteaux médiévaux, d’autres dans des villes modernes, mais tous ou presque avaient en commun de proposer des environnements réalistes. Là où les jeux de plateformes 2D se sentaient relativement libres de proposer des univers abstraits (le monde de Super Mario ou celui de Sonic n’ont pas beaucoup de sens ni de cohérence et sont surtout là pour proposer au joueur un décor dans lequel évoluer), les jeux d’action en 3D semblaient déterminés, en raison de leur héritage, à proposer des environnements crédibles. Les années passant, au fil des évolutions technologiques, la tendance ne fit que se renforcer. Les villes médiévales d’Hexen 2 (1997) sont bien moins abstraites que celles d’Heretic (1994), qui n’étaient suggérées au joueur que par quelques colombages et autres escaliers. Du pitoyable Operation Body Count (1994), dans lequel le joueur combat des terroristes dans un bâtiment de l’ONU, à l’excellent Dark Forces (1995) qui reproduit fidèlement les bâtiments de Star Wars, une mystérieuse loi semblait avoir décrété qu’un jeu d’action en 3D, aussi stupide soit-il, devait se dérouler dans un univers de fiction crédible et des niveaux figuratifs. Et, surtout, devait renoncer à ce goût pour le portnawak et les univers absurdes qui caractérisait le jeu vidéo de cette époque, où l’on pouvait croiser des vers de terres anthropomorphes ou des ninjas mutants dans des pays faits de bonbons.
Pourtant, Doom, le jeu qui a marqué le début de l’ère 3D, n’était pas lui-même très soucieux de réalisme. Ceux d’entre vous qui ont joué au jeu d’Id Software s’en souviennent, d’un niveau à l’autre, on passait d’une tentative plus ou moins réussie de figurer un lieu crédible (le plus souvent des bases spatiales) à un environnement complètement bordélique qui semblait ne rien représenter du tout et être là uniquement pour fournir au joueur un labyrinthe intéressant où tourner en rond pendant des heures. Certains, que nous appellerons les Réalistes, ont mis cette disparité sur le compte du développement chaotique du jeu et de la grande liberté laissée aux level designers, qui n’avaient pas tous la même idée de ce que devait être un niveau de FPS.D’autres, qu’on nommera les Idéalistes, restent persuadés encore aujourd’hui que tout était prévu et que ces brusques changements de structure ont un sens : l’opposition entre ordre et chaos serait le reflet, en termes de level design, du scénario de Doom, qui oppose les humains aux puissances infernales. Quake, sorti en 1996 et développé par la même équipe, était lui aussi un jeu particulièrement abstrait, rempli de dédales sans aucun sens où chevaliers gothiques, ogres équipés de lance-grenades (si si) et monstres lovecraftiens semblaient balancés au hasard entre deux téléporteurs et un bassin rempli de lave. Là aussi, cet apparent chaos pouvait s’expliquer par le gigantesque bordel qu’a été le développement : certains membres d’Id Software voulaient un jeu de rôles médiéval dans lequel le joueur se serait battu avec un gros marteau, d’autres un titre inspiré de l’œuvre de Lovecraft… Tous ces éléments ont fini mêlés les uns aux autres avec, histoire d’ajouter au foutoir général, une bande-son bruitiste bricolée par Trent Reznor en guise de fond sonore.
Mais une autre explication, plus simple, explique pourquoi les FPS d’Id Software, contrairement à la plupart de leurs contemporains, ne se préoccupaient que peu de réalisme : tout simplement parce que créer des univers ne les intéressait pas. Mais alors, pas du tout. Eux, ce qu’ils voulaient, c’était repousser les limites de la technologie. Parmi les cofondateurs d’Id Software, on trouve John Carmack, génie de la programmation depuis parti chez Oculus Rift (il n’y a pas de hasard). A la fin des années 90, il a conçu une série de moteurs 3D révolutionnaires dont se sont inspirés tous ceux qu’utilisent les jeux actuels, quand ils n’en descendent pas directement (même les derniers Call of Duty contiennent encore des bouts de code du moteur de Quake). En gros, chez Id, Carmack pondait un nouveau moteur et le reste de l’équipe essayait de construire un jeu autour pour faire rentrer quelques thunes en attendant de vendre le moteur sous licence à d’autres développeurs.
Ces autres développeurs, eux, n’avaient que leurs jeux pour faire de l’argent. Avec en tête les deux impératifs de l’immersion et du réalisme, et entre les mains une technologie de plus en plus puissante (pas uniquement venue d’Id, d’ailleurs : de très nombreux moteurs 3d ont été développés et vendus sous licence durant cette période), ils se sont attelés à créer les jeux les plus réalistes possibles. Et pas seulement au niveau de leurs environnements. Peu à peu, le FPS s’est éloigné de ses racines, le jeu d’arcade, pour intégrer des éléments aujourd’hui banals mais qu’à l’époque on aurait plus associés à des simulations : les armes devaient être rechargées régulièrement, le joueur ne pouvait plus courir que pour une période limitée avant de devoir reprendre son souffle, il devenait nécessaire de se mettre à couvert au lieu de foncer dans le tas en tirant partout…
Les succès considérables de Half-Life (1998) et surtout de Call of Duty (2003), deux jeux ultra-scénarisés, pensés comme des films hollywoodiens, ont fini de codifier le genre : désormais, un jeu d’action 3D devait mettre en scène des personnages, souvent des soldats, qui se mettent sur la gueule dans un environnement hyperréaliste situé quelque part entre la deuxième guerre mondiale et le futur proche. Seuls les jeux de tir en multijoueur, comme Quake 3 (1999) ou les Unreal Tournament ont pendant quelque temps échappé à cette normalisation et continué à proposer des niveaux abstraits et des éléments de gameplay très arcade, comme des trampolines ou des rocket jump, mais eux aussi ont pour la plupart fini par rentrer dans le rang – ce ne sont pas les joueurs de Medal of Honor ou de Battlefield qui vous diront le contraire.
Que ce soit en solo ou en multijoueur, tout écart par rapport à cette norme, comme dans le très idiot Serious Sam (2001) ou le pourtant sage Bulletstorm (2011), devint systématiquement un argument promotionnel qui aurait laissé sur le cul les communicants de 1995 : « notre jeu est meilleur, il n’est pas réaliste ! Ce n’est pas du tout une simulation de quoi que ce soit, c’est juste un jeu ! ». Un argument auquel le public, lassé de plus d’une décennie de simulations militaires, est de plus en plus réceptif. Le génial reboot de Doom sorti cette année, fidèle à son grand-père bipolaire, alterne des passages d’exploration dignes d’un film de SF avec des arènes absurdes, au gameplay arcade assumé. Overwatch (2016), de Blizzard, reprend le flambeau de Team Fortress 2 (2007) et vend des millions d’unités en proposant au grand public un FPS multijoueurs cartoon, arcade, accessible et débarrassé de toute lourdeur ou concession à la simulation. Comme si, pour la première fois depuis longtemps, le jeu d’action 3D s’était débarrassé de l’esprit de sérieux qu’il traînait en héritage.