L’homme est situé au premier plan. Il est assis dans une sorte de caisse et tient un petit objet rectangulaire à courte distance de son nez. Il le contemple avec fascination, comme si le gadget lui fournissait des informations absolument essentielles sur la vie et le monde. Vous le voyez ?
À première vue, il est difficile d’identifier cet homme avec précision. Il adopte l’attitude du galant qui prend un selfie pour habiller son profil Meetic, ou du jeune cadre dynamique scrollant un flux d’actualités business sur son trajet de métro. Comment se fait-il que la pose de l’individu nous semble infiniment familière ? Pourquoi percevons-nous nécessairement l’objet rectangulaire comme un périphérique ? Cette scène serait parfaitement banale si elle avait représenté des personnages et un décor ayant un lien quelconque avec les années 2010.
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Il s’agit pourtant là de l’une des quatre volets de Mr. Pynchon and the Settling of Springfield, une peinture murale du peintre italien Umberto Romano qui précède l’iPhone de plusieurs décennies, puisqu’elle a été terminée en 1937. La scène représentée est inspirée par la rencontre entre les colons britanniques et les membres de deux grandes tribus de la Nouvelle-Angleterre, les Pocumtuc et les Nipmuc, au village d’Agawam (au cœur de l’actuel Massachusetts) dans les années 1630.
L’invention du téléphone cellulaire portable, elle, date du 3 avril 1973 – c’est-à-dire près de quatre décennies avant que Steve Jobs ne présente le fameux téléphone intelligent qui deviendra le produit le plus vendu de l’histoire. Bien évidemment, l’homme ne tient pas un smartphone. C’est tout bonnement impossible. Mais alors, qu’est-ce donc que cet objet gris d’aspect métallique? Et comme demandait Xavier de la Porte dans une brillante chronique diffusée en mai dernier, comment se fait-il que nous ayons une perception anachronique d’œuvres peintes à une époque dépourvue des “nouvelles technologies” qui nous sont si familières ?
Tandis que j’observe la peinture de Romano, cette question ne cesse de me revenir. Il s’agit là de la première des quatre scènes qui retracent l’histoire de la Nouvelle-Angleterre au Musée de la Poste américain, à Springfield.
Plus intriguant : l’oeuvre de Romano est centrée sur William Pynchon – représenté au centre de la scène, en rose – l’auteur de The Meritorious Price of Our Redemption, le premier ouvrage à avoir été censuré (et brûlé) sur le sol américain. Ce fier colon à la tenue extravagante, c’est l’ancêtre direct du célèbre écrivain Thomas Pynchon.
Sans doute ai-je lu trop de Pynchon – qui est né en 1937, c’est-à-dire l’année où Romano a terminé la peinture murale – et plus précisément ses fictions sur le thème de la paranoïa. Cela expliquerait pourquoi je vois des smartphones là où il n’y en a pas. Peut-être aussi que je réfléchis trop souvent au voyage dans le temps et à ses conséquences. Peut-être que, même si je bosse pour un média orienté tech, je suis si souvent immergé dans l’analyse de technologies de consommation – dont mon smartphone – que je suis incapable de percevoir un environnement dépourvu de ces technologies. Peut-être enfin que je projette mes angoisses actuelles sur un passé révolu, par l’intermédiaire d’un bon vieux récit de génocide colonial.
Quoi qu’il en soit, je n’arrive pas à détacher mon regard du type au téléphone. Plus je l’observe, plus je perçois en lui la pose emblématique du corps humain à l’ère numérique : recueilli au-dessus d’un appareil électronique.
J’ai découvert cette oeuvre par l’intermédiaire de l’auteur et historien Daniel Crown, qui a publié un essai extraordinaire sur William Pynchon dans The Public Domain Review en 2015. Romano, qui est décédé en 1982 à l’âge de 77 ans, n’aura laissé derrière lui aucun indice permettant d’identifier l’homme au smartphone. Crown était le seul à pouvoir m’aider dans mon enquête, puisqu’il mentionne rapidement l’objet dans ses travaux.
“Pour le dire simplement, l’esthétique soit-disant ‘abstraite’ de Romano découle d’un parti-pris artistique : représenter les choses de manière ambiguë,” m’explique Crown au téléphone. “Cela explique pourquoi elle est si dense en détails absurdes.”
“Quand Romano a réalisé cette peinture murale, les Américains étaient obsédés par le motif du ‘bon sauvage’,” ajoute Crown. “Sachant que la scène montre les origines fantasmées de la ville de Springfield, Romano a tenté de représenter l’entrée dans la modernité par l’intermédiaire d’une communauté indigène fascinée par les objets apportés par les colons, et plus précisément par les bibelots rutilants de Pynchon.”
Selon l’historien, l’objet mystère en question est probablement un simple miroir. Si l’on est attentif, “l’homme au smartphone” se trouve à proximité d’une caisse remplie de poteries en céramique, et le décor est parsemé de produits issus du commerce maritime. Il y a tout lieu de croire qu’il n’est pas en train d’examiner un objet indigène, mais un objet européen. Or les miroirs étaient couramment offerts, échangés ou vendus aux indigènes par les colons.
Lorsque les Européens ont présenté pour la première fois des objets réfléchissants aux peuples autochtones, dans les années 1600, “ceux-ci ont rapidement inclus les miroirs aux normes esthétiques et culturelles tribales”, explique Jessica R. Metcalfe, experte en art indigène, mode et design, dans un article de blog de 2011. Dans ce post, Metcalfe, elle-même originaire de la tribu Turtle Mountain Chippewa de Dakota du Nord, cite The Arts of the Native American, un ouvrage de 1986 d’Edwin L. Wade, un expert des arts natifs ayant travaillé sur l’utilisation des miroirs chez les Indiens et les colons européens au début du 17e siècle :
Pour les Américains natifs, les miroirs étaient des symboles de richesse et de prestige. Ils étaient communément montés sur des bâtons de danse ou d’autres objets de cérémonie. C’est leur propriété à réfléchir la lumière, et non à refléter le réel, qui était recherchée par les indigènes.
De ce point de vue, on pourrait dire que les peuples autochtones, qui ont utilisé les propriétés réfléchissantes des bassins d’eau bien avant que les Européens ne débarquent sur le continent, ont détourné la fonction coloniale du miroir : nullement impressionnés par cet objet représentatif des mœurs européennes, ils l’ont intégré à leurs propres objets rituels, renforçant leurs coutumes au lieu d’intégrer celles des colons.
Cette peinture illustrerait-elle le moment précis où les natifs se sont réappropriés les technologies des colons ? Difficile de trancher.
“Il y a tellement de choses étranges dans cette image que je ne sais pas par où commencer.”
Il existe une seconde hypothèse sur la nature de l’objet rectangulaire : Crown m’explique qu’on pourrait également voir là un texte religieux en petit format, comme un livre de prières. “C’est peut-être l’un des Évangiles, ou bien des Psaumes,” ajoute-t-il. “Ils existaient déjà sous ce format à l’époque et avaient à peu près cette taille-là. Dans ce cas là, la peinture illustrerait la tentative de corruption spirituelle des peuples indigènes par les colons.”
Margaret Bruchac, professeur d’anthropologie et coordinatrice du département d’étude des Américains natifs à l’Université de Pennsylvanie, a sa propre théorie. Selon elle, l’objet est probablement une lame de fer, dont l’extrémité pointue repose contre la paume de l’homme.
Bruchac met elle aussi l’accent sur les incohérences de l’oeuvre. “Il y a tellement de choses étranges dans cette image que je ne sais pas par où commencer,” me confie-t-elle. “L’artiste n’a de toute évidence jamais vu la plupart des objets qu’il tente de représenter.”
Si les couteaux et les lames de fer étaient des articles commerciaux courants au cours des années 1600, Bruchac explique qu’une représentation précise d’une lame comprend toujours un trou, qui permet de l’attacher à une poignée de hache ou à un tomahawk. De même, la boîte dans laquelle l’homme est assis, et qui est sensée évoquer une pirogue ou une caisse d’expédition, “ne ressemble à aucun conteneur en bois connu, ni à un modèle d’embarcation répertorié par les historiens”. La femme au berceau (quart inférieur gauche) devrait être vêtue ; même l’uniforme anglais est représenté de manière délriante. Enfin, on remarque une sorcière sur un balai en arrière-plan. Pourquoi ? Mystère.
“Cette image est emblématique d’un vision romantique de la colonisation, et des fantasmes américains modernes sur la domination des Blancs et leur supériorité sur les Indiens”, explique Bruchac. “Elle ne donne aucune informations sur les Américains natifs eux-mêmes.”
“Il est vrai que la façon dont l’homme tient l’objet fait furieusement penser à un type consultant son smartphone, à la fois dans son attitude et dans sa manière de concentrer son attention,” avoue-t-elle.
Alors, lame de fer, livre de prière, miroir ou iPhone ? Ce qui est sûr, c’est que ce que nous voyons dans cette peinture en dit plus sur nous-mêmes que sur la possibilité de voyager dans le temps.