Avant de sombrer dans l’hagiographie la plus crasse en affirmant que Charles Burns est le meilleur d’entre nous, laissez-moi vous parler de Lev Koulechov. Pour ceux qui ne le savent pas, Lev Koulechov est l’un des pères fondateurs du cinéma soviétique – un type qui devrait vous intéresser si, un jour, vous vous mettez à rédiger un mémoire sur la politicité de la technique chez Sergueï Eisenstein (ce que j’ai fait, dans une autre vie). Lev Koulechov, en plus de son « simple » travail de réalisateur, a passé sa vie à tenter de dégager des lois cinématographiques. Il était ce qu’on appelle pompeusement un « théoricien du cinéma », en gros.
L’une de ses lois a traversé les âges et nous est parvenue : l’effet Koulechov. Lev Koulechov a cherché à démontrer qu’au fond, les images en elles-mêmes ne veulent rien dire – que tout est affaire de montage, de positionnement d’une image par rapport à une autre. Pour ce faire, il aurait pris un plan d’un acteur célèbre des années 1920, Ivan Mosjoukine, auquel il aurait accolé l’image d’une assiette de soupe – j’utilise le subjonctif car personne n’est en mesure de confirmer que ce test a bien eu lieu. Réunis dans une salle, les étudiants de Koulechov, professeur à l’Institut supérieur cinématographique d’État, auraient alors affirmé que Mosjoukine interprétait un homme ayant faim. Après cela, Koulechov aurait réitéré l’expérience avec le même plan de Mosjoukine, accompagné cette fois-ci d’une image représentant une jeune fille dans un cercueil. Là, les étudiants auraient surpris chez l’acteur un sentiment de tristesse. Enfin, troisième expérience, toujours avec le même plan d’un Mosjoukine inexpressif, cette fois-ci accompagné d’une image d’une femme allongée sur un divan. Réaction des étudiants : Mosjoukine désire cette femme.
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Un exemple de l’effet Koulechov. Image via Le coin des arts plastiques
Ce que j’ai tenté de vous démontrer au cours de ces lignes quelque peu didactiques, c’est qu’une image n’est rien en elle-même. Les tableaux que vous zyeutez d’un œil distrait, aussi célèbres soient-ils, ne sont qu’une accumulation d’images plus anciennes, de textes déjà lus, d’interprétations déjà assimilées. La Joconde n’est jamais simplement la Joconde. Elle est tout ce que vous avez entendu sur elle, la représentation que vous en aviez avant de la contempler pour la première fois, etc.
Mais venons-en enfin à Charles Burns et à son dernier maître ouvrage, intitulé Love Nest, publié chez Cornélius. Dans celui-ci, le célèbre dessinateur américain reprend à son compte les comics des années 1950 – emplis de bons sentiments, de détectives privés ressemblant à Bogart dans le Faucon maltais et de cheveux parfaitement agencés. Sauf que dans Love Nest, Burns a décidé de ne faire figurer qu’une simple ligne de dialogue, en incipit. Après ça, le désordre. Des images qui s’entrechoquent sans qu’on ne comprenne trop pourquoi celle-ci se situe après celle-là. Des visages qui se putréfient, des vamps qui larmoient, des gorilles qui croisent des humains, Lou Reed qui apparaît. Quel rapport entre ces magnifiques illustrations en noir et blanc, toutes contenues dans un livre au format carré ? Faut-il y voir l’ébauche d’un scénario ou les simples rêveries d’une jeune femme en chemise de nuit ? À vous de voir.
Encore, une fois, les images en elles-mêmes ne sont rien – comme le rappelait Charles Burns lui-même dans une interview pour Télérama.
Pour vous donner une idée plus précise de ce que peut être l’effet Koulechov transposé à la bande dessinée, voici l’ouverture de ce remarquable bouquin, que vous ne manquerez pas d’offrir à Noël à votre oncle un peu raciste, mais qui a le mérite d’aimer les comics.
© Charles Burns / Cornélius 2016
© Charles Burns / Cornélius 2016
© Charles Burns / Cornélius 2016
© Charles Burns / Cornélius 2016
© Charles Burns / Cornélius 2016
© Charles Burns / Cornélius 2016
© Charles Burns / Cornélius 2016
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