Il aurait pu se contenter de zieuter chaque jour son thermomètre au mercure, accroché au mur de sa salle à manger. Ou ne manquer aucun bulletin prévisionnel, à la Evelyne Dhéliat, Tatiana Silva ou Louis Bodin. Au lieu de ça, Rémy Gullung, 67 ans, a le même rituel depuis 2006, extrêmement précis, histoire d’avoir une bonne longueur d’avance sur les prévisions météo.
« Le 24 décembre, vers 19 heures, je pèle six oignons, je les coupe en deux et sur chaque moitié, je dépose quelques grains de gros sel, détaille l’Alsacien d’origine. Ensuite, je les dispose sur le rebord de ma fenêtre. La première moitié tout à gauche représente le mois de janvier, ensuite février, mars et ainsi de suite. Puis je ferme les volets et la fenêtre. Habituellement, on fête Noël en famille et on va à la messe. Vers 1 heure du matin, en rentrant, j’ouvre la fenêtre et je regarde ceux qui ont tiré de l’eau. »
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Plus la moitié d’oignon aura relâché d’eau en quelques heures, plus le mois concerné sera, normalement, humide. Si cette méthode très artisanale ne manque pas de faire sourire, les résultats sont toujours très attendus, notamment du côté des agriculteurs. « L’humidité favorise les maladies sur le blé ou encore les vignes », note Rémy.
« En Alsace, nous avons été trois fois Allemands. On a beaucoup de traditions alémaniques et je pense que ça en fait partie. » – Rémy Gullung
Ni cultivateur ni éleveur, ce retraité d’une usine d’aluminium dans laquelle il a officié pendant 41 ans ne connaît d’ailleurs pas particulièrement l’origine de ce rituel, qu’il perpétue avec foi. « En Alsace, nous avons été trois fois Allemands. On a beaucoup de traditions alémaniques et je pense que ça en fait partie », tente-t-il d’expliquer. Enfant, il dit avoir vu son paternel et sa grand-mère reproduire cette même « tradition paysanne ». « On n’avait rien d’autre pour connaître la météo. » Si ses oignons donnent une tendance de l’année, très axée sur l’hygrométrie, – c’est-à-dire l’humidité, le sexagénaire n’hésite pas à employer une autre technique, plus laborieuse, afin d’affiner ses prévisions. Celle dite de la « petite année ».
Ce terme, qui désigne les douze jours entre Noël et L’Épiphanie, s’apparenterait, selon les croyances, aux douze mois de l’année à venir. Dans son ouvrage Noel en Alsace, rites, coutumes, croyances sorti en 2018 aux éditions Degorce, l’historien-folkloriste Gérard Leser développe : « Ces douze jours sont chargés d’une valence particulièrement forte, les auteurs du Moyen Âge les nommaient les nuits sacrées. Elles marquent le passage de la vieille année vers la nouvelle année. Dans nos campagnes (alsaciennes, ndlr), nombre de personnes notent encore aujourd’hui scrupuleusement le temps qu’il fait chaque jour du cycle. Les remarques et observations sont inscrites sur le calendrier, sur l’almanach, ou tout simplement dans un cahier, chaque jour correspondant à un mois de la nouvelle année, l’année en gestation se déroule devant les yeux de l’observateur qui en déduit les travaux à faire, que ce soit au jardin, ou dans les champs. »
Et il ne croit pas si bien dire : « Du 26 décembre au 6 janvier, à six heures, midi, 18 heures et minuit, j’analyse la pression atmosphérique, l’humidité de l’air, la température, la direction du vent et l’état du ciel », reprend Rémy Gullung. Tout est ensuite soigneusement répertorié dans un carnet, sous forme de tableau. Jour après jour. Ces résultats plus précis, couplés avec ceux des oignons, lui donnent alors un aperçu de l’année en cours. En 2021, « le printemps sera humide, ce sera assez arrosé pour rattraper les quatre dernières années assez sèches. L’été sera mitigé, le mois de juin assez morose, avec un manque d’ensoleillement. Juillet sera un peu triste et le mois d’août incertain. La fin de l’année sera quant à elle plutôt sèche », annonce-t-il.
« Sur ma page Facebook, j’écris que mes prévisions ne doivent pas remplacer celles des institutions. On a des tas d’organismes qui se basent sur des cartes et des images satellites. »
Ses prédictions, qu’il juge fiables à environ 70 %, concerneraient une partie du nord-est de la France. L’Alsace, la Lorraine, les Vosges, la Haute-Saône, jusqu’au territoire de Belfort. « J’en ai déduit cela par les retours que j’en avais », précise le Haut-Rhinois. Car aujourd’hui, ses rites divinatoires ont fait écho bien au-delà de son fief haut-rhinois. Depuis plusieurs années, dans sa petite maison nichée au cœur du village de Hartmannswiller, à quelques kilomètres au nord-ouest de Mulhouse, l’homme a vu défiler de nombreux journalistes. Une popularité médiatique acquise au fil du temps, fièrement exposée dans son salon.
Au mur, derrière le canapé, une ancienne affichette du journal L’Alsace, récupérée au tabac-presse du coin, est encadrée. Dessus, on peut y lire, en lettres noires, « Les prévisions météo de Rémy Gullung ». Sur la table de sa salle à manger, l’Alsacien a éparpillé quelques coupures de presse dédiées à son activité. Depuis le début de l’année 2021, les journaux, les radios et même la télévision veulent connaître les prédictions de l’homme aux oignons. Si beaucoup lui donnent du crédit, il se doute que d’autres en rient. En le traitant, parfois, de « charlatan ». « C’est normal, admet-il. Mais sur ma page Facebook, Monsieur Météo Grand Est France, j’écris que mes prévisions ne doivent pas remplacer celles des institutions. On a des tas d’organismes qui prédisent la météo et qui se basent sur des cartes et des images satellites », dit-il, lucide et précautionneux.
À l’inverse, certains patientent sagement jusqu’à la publication de ses prévisions annuelles. En Alsace et alentours, quelques-uns se sont mis à réaliser par eux-mêmes ces prédictions, qu’ils apprécient comparer avec celles de Rémy Gullung. Benoît Renaudot, 52 ans, agriculteur en Haute-Saône, a été un des premiers à lui écrire en 2006. Pour le remercier. « J’ai vu un article qui parlait de lui dans un magazine agricole, se souvient-il. J’aime connaître la météo qu’il fera sur le long terme, pour m’adapter. Ça me donne un aperçu. » Depuis environ quatre ans, avec son fils, il s’est mis à pratiquer le rituel des oignons, ainsi que celui dit de la « petite année ». « Rémy Gullung m’a expliqué, mais je ne suis qu’un amateur », nuance-t-il, témoignant d’une certaine admiration pour son « maître ». « Ma femme travaille à l’hôpital et en début d’année certains lui demandent ce que l’Alsacien a prédit ! », s’amuse l’agriculteur.
« Dans ma jeunesse, je m’intéressais toujours aux Ovnis et aux phénomènes inexpliqués. »
Une anecdote révélatrice de la notoriété dont s’est accommodé, année après année, Rémy Gullung. Un patronyme entendu jusque dans les locaux de Météo France. Prévisionniste à Strasbourg, Alexandre Martel abonde : « On regarde ça avec un certain amusement, mais également avec bienveillance. Depuis toujours, l’homme a cherché à connaître le temps qu’il allait faire. Ce sont des techniques qui ont existé depuis des siècles. Et je pense que c’est grâce à des gens comme ça que la science météo est née il y a des centaines d’années. » Si Rémy Gullung a pris goût à sa petite célébrité locale, il n’en est pas moins, d’abord, un véritable passionné de météo. Il confie : « Dans ma jeunesse, je m’intéressais toujours aux Ovnis et aux phénomènes inexpliqués. La météo est une science abstraite et inexacte. Et c’est la nature qui commande. »
C’est justement pour quoi, contrairement à lui, Météo France explique qu’il est impossible de prévoir le temps qu’il fera sur une année entière. « On a trois grands types de prévisions : la classique, celle qu’on voit à la télé, le plus précis possible et assez locale, qui va jusqu’à dix jours. Cette prévision-là trouve sa limite dans le caractère chaotique de l’atmosphère. On fait aussi de la prévision saisonnière et tout ce qui est projection climatique. Cela permet de dire, par exemple, que le temps va être de plus en plus sec en Alsace au cours du XXIe siècle », explique Alexandre Martel.
Pourtant, les prévisions météo du Haut-Rhinois sont souvent très proches de la réalité. « En 2020, j’avais prévu une année de catastrophes et de dérèglements, en raison des treize pleines lunes et d’une année bissextile. Il y a eu des tempêtes en janvier et en février, un orage de grêle, le coronavirus, le confinement, des gelées blanches en mai, l’explosion à Beyrouth… », appuie Rémy Gullung. Le prévisionniste de Météo France ne peut que confirmer les prédictions de l’année passée émises par l’Alsacien qu’il a sous les yeux : « En regardant par rapport à la climatologie, on se rend compte qu’il avait prévu certains phénomènes. Comme le fait qu’il n’y ait pas eu de neige à Noël, ou encore le beau temps du mois d’août. » Avant de tempérer : « Mais il y a des choses qui étaient plus difficiles à prévoir, comme la sécheresse record du mois de juillet. »
« Lorsque je rencontre des gens, on me dit toujours quand j’ai tort, mais jamais quand j’ai raison »
Prévisions approximatives ou avérées, si le retraité poursuit chaque année ses rites divinatoires, c’est tout simplement pour le plaisir que ça lui procure.« Lorsque je rencontre des gens, on me dit toujours quand j’ai tort, mais jamais quand j’ai raison », ne manque-t-il pas de signaler, sans amertume aucune. « Les oignons ne peuvent pas rivaliser avec les super calculateurs d’aujourd’hui, qui prennent en compte des équations extrêmement complexes. Mais il y a dans les prévisions de ce Monsieur une sorte d’hommage aux croyances populaires », tient à préciser Alexandre Martel. Ironie du sort, Rémy Gullung ne porte pas plus que ça les oignons dans son cœur. « Je préfère manger des échalotes », avoue-t-il.
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