Liberté, Égalité, Fraternité – et Citroën DS

Elle aurait sauvé le général de Gaulle, a passionné les Français, avant d’inspirer à Roland Barthes certains de ses traits littéraires mythologiques les plus fameux. Elle, c’est la DS, égérie nationale, figure tutélaire d’une France des Trente Glorieuses bien décidée à oublier les drames et compromissions du passé. Cet « équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques » aura marqué nos grands-parents par ses lignes fluides, ses surfaces lisses, son confort intérieur. Aujourd’hui, la toute dernière version de la DS a été adoptée par Emmanuel Macron pour ses déplacements, et perpétue le mythe de la rencontre entre une voiture, et un peuple.

C’est de cette adulation – parfois exagérée par les médias, il est vrai – que le fondateur de la maison d’édition Poetry Wanted Rémi Noël est parti pour construire sa dernière publication, « un hommage photographique à une voiture mythique » comme il le précise sur cette œuvre, ayant la forme d’une carte routière. Cette dernière rassemble de nombreux clichés datant des années 1950, 1960 et 1970, et juxtapose des Français, anonymes ou non, en train de prendre la pose au volant d’une DS, sur le capot, ou autour du véhicule.

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Rémi, un amoureux des vieilles voitures, a voulu rendre hommage à un objet synonyme, à l’époque, de liberté et d’aventure, mais également de confort et de prospérité. Un objet qui a suivi de nombreux Français tout au long de leur vie, des premières vacances entre amis aux pique-niques en famille. Mais au-delà de l’hommage, cette carte routière est une fenêtre sur une époque révolue, que d’aucuns regrettent. J’ai posé quelques questions à Rémi pour savoir ce qui l’avait poussé à créer cette carte.

VICE : Bonjour Rémi. Comment vous est venue l’idée de réaliser une carte consacrée à la DS ?
Rémi Noël : En fait, la voiture étant un lieu de vie, j’avais envie de créer une collection à ce sujet. Je fais partie d’une génération qui a grandi avec la voiture : on la vénérait parce qu’elle symbolisait la liberté. J’ai donc grandi avec l’amour des voitures, et il perdure encore aujourd’hui.

Je suis également un boulimique d’images. Je les collectionne, j’achète des lots de photos et, parfois, il y a des photos avec des voitures, et des gens devant. Je commençais à posséder une belle collection et je me suis dit que ça serait sympa de créer des cartes consacrées aux voitures, basées sur des photos de famille – et surtout pas des images publicitaires. Je bosse dans ce milieu, et je sais bien que l’imagerie est souvent très aseptisée, à la demande du client. De telles images ne me plaisent pas, parce qu’elles sont sans vie.

Déjà, à l’époque des clichés présents sur la carte, la DS était souvent mise en scène sans beaucoup de vie – contrairement aux images de famille, emplies de cette maladresse caractéristique des amateurs.

Et pourquoi cette voiture et pas une autre ?
Pour moi, il y a en tout et pour tout 50 voitures qui sont des chefs-d’œuvre de style – et la DS en fait partie. J’ai une fascination en ce qui concerne l’esthétique et le style des années 1950 à 1970. Avant, ça me parle pas trop, c’est trop ancien – des tacots, comme la Traction de Citroën.

Je ne suis pas le seul à être fasciné par les Trente Glorieuses. Il s’est quand même passé des choses incroyables dans pas mal de domaines, notamment dans la culture. Au-delà de la voiture, il y a eu des changements profonds dans le style, le mode de vie : les gens découvraient les congés payés, les vacances, etc. C’est aussi une époque où la voiture était hyper importante : les gens restaient fidèles à une marque et chaque famille était fidèle à celle-ci. Mon père, c’était la R16. Aujourd’hui, tu t’en fous un peu.

Et comment avez-vous réussi à récupérer toutes ces photographies d’époque ?
J’en ai acheté sur Internet, sur des sites d’enchères, et j’en ai trouvé pas mal aux puces. Maintenant que mon projet commence à être connu, des potes me disent : « Ah, tiens, mon père avait ça comme voiture », et je finis par fouiller dans leurs albums de famille.

Je vois. Et comment avez-vous sélectionné les photos qui apparaissent sur la carte ?
Ça s’est fait au feeling, avec le graphiste avec qui je travaille. On fait des assemblages, on prend les photos qui me semblent être les meilleures. Il n’y a aucune règle. On essaie de sélectionner celles qui nous parlent le plus mais aussi de préserver une certaine variété en ce qui concerne les paysages, de mettre en avant des gros plans, des plans moyens. Parfois, on ne voit presque pas la voiture. Au bout d’un moment, on se dit que ça se tient.

Selon vous, ces clichés disent-ils quelque chose de la France « d’avant » ?
C’était l’après-guerre, les gens en avaient chié, et tout le monde se remettait à vivre. La population essayait d’oublier la guerre. Les gens avaient des projets, fondaient des familles, s’équipaient, consommaient. Tout allait bien, il n’y avait pas de chômage. Le monde se reconstruisait petit à petit. Du coup, l’optimisme et la gaîté étaient omniprésents. Ça se voit d’ailleurs sur les photos.

On voit bien qu’aujourd’hui, on n’est pas dans ce cas de figure. La société est moins joyeuse, moins insouciante – c’est d’ailleurs l’insouciance véhiculée par les images de cette époque révolue qui me plaît. Ça ne veut pas dire que la vie à l’époque était une éclate quotidienne, mais les gens croyaient en l’avenir, au progrès, et ça se voit sur les images.

Cette insouciance disparue explique-t-elle pourquoi la nostalgie semble de plus en plus présente dans la société française contemporaine ?
Le courant nostalgique existe, oui. J’ai effectivement la nostalgie de l’époque où on pouvait être injoignable. Il y avait un rapport au monde très différent. Je suis content d’avoir connu les deux.

Cette époque n’est-elle tout de même pas un peu « mythifiée » ?
Il y a effectivement une vraie mythification de cette époque. Comme je l’ai dit, les gens avaient leurs soucis et leurs doutes. C’est un peu comme l’enfance : quand tu penses à ton enfance, tu es nostalgique. Tu te dis que c’était cool, et tu oublies à quel point tu pouvais être traversé de pensées pas forcément positives. Vous savez, aujourd’hui, on passe notre temps à diffuser des photos marrantes. Les générations futures penseront peut-être que notre époque était cool et marrante…

Pour en revenir à la DS, pouvez-vous nous expliquer à quel point cette voiture était le symbole de son époque ?
La DS était, pour l’époque, une voiture novatrice. C’était déjà un mythe roulant. Quand elle est sortie, les gens hallucinaient dans les salons automobiles. Elle aurait pu être complètement rejetée tellement elle était en rupture, technologiquement et esthétiquement parlant. Ç’aurait pu être le plus gros bide de l’histoire de l’automobile parce que les gens sont toujours frileux face à la nouveauté, ils aiment bien être en terrain connu, mais elle était juste très réussie à tous les niveaux.

Elle est devenue le symbole d’une France conquérante, comme le TGV. C’était une voiture un peu chère, souvent achetée par les classes supérieures, un symbole de réussite professionnelle et sociale. Après cela, elle est devenue la voiture des présidents de la République, et ça l’a mise sur un piédestal – d’autant plus après l’attentat du Petit-Clamart, où il a été dit qu’avec une autre voiture Charles de Gaulle y serait peut-être passé.

La DS a également profité de l’état d’esprit d’une génération qui voyait dans la voiture un moyen de s’émanciper – et pas encore un élément œuvrant à la destruction de l’environnement.
À l’époque, on vénérait la voiture, au contraire d’aujourd’hui. Les gens se photographiaient devant leur voiture parce qu’ils en étaient fiers. Aujourd’hui, plus personne ne se prend en photo devant sa voiture, ça paraît ridicule.

La voiture disait beaucoup de chacun – en tout cas plus qu’aujourd’hui, où les gens s’en foutent, voire se méfient. On se dit qu’une voiture peut être dangereuse, qu’elle pollue. Tout cela est également lié à l’apparition de nouveaux moyens de transport. Par le passé, peu de gens prenaient l’avion. La voiture était le moyen de sortir de son trou, de voyager librement.

Merci beaucoup, Rémi.

“Citroën DS” est disponible aux éditions Poetry Wanted.

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